Tradition orale et chamanisme
Quand il est question de littérature, le poids des mots importe d’autant plus. Il sera bon alors de préciser que « lapon » vient de la racine suédoise « lapp » qui évoque les haillons, une connotation péjorative qui expliquera que « sâme » lui sera préféré. La première mention de ce peuple date certainement de l’ouvrage La Germanie que Tacite achève en l’an 98 de notre ère. L’historien romain se montrant plus imprécis dans sa géographie que dans ses descriptions, il parle alors des « Fenni » comme étant d’une « effrayante sauvagerie, une hideuse misère » sans pour autant que l’on sache précisément où ils habitent, mais les mœurs qu’il décrit – « flèches qu’ils appointent, par manque de fer, avec des os » laissent à penser aux chercheurs d’aujourd’hui qu’il est bien question de la Scandinavie et de ce peuple autochtone. Viennent ensuite les évocations tout aussi floues du géographe grec Ptolémée et de l’historien Jordanes, puis un récit qui se prête à toutes les certitudes, celui de Paul Diacre vers 750, qui leur donne le nom de « Scritobini » et surtout évoque « l’animal assez ressemblant au cerf » qui les accompagne. Le fameux renne sera également présent dans les descriptions du notable viking Ottar du Hálogaland, vers 890, qui stipule en outre les lourds impôts auxquels sont soumis les Sâmes. Les Sagas du XIIIe seront ensuite une précieuse mine d’informations sur le sort réservé à ces natifs, mais il faudra patienter jusqu’au XVIIe siècle pour qu’enfin les voyageurs s’intéressent à leur culture par l’entremise d’un célèbre humaniste suédois, Johannes Schefferus, né à Strasbourg en 1621 et décédé à Uppsala en 1679. Il est ainsi le premier à retranscrire deux chansons d’amour, l’une pour l’hiver et l’autre pour l’été, qui lui sont confiées par un étudiant, Olaf Sirma, et qu’il intègre dans une somme écrite en latin en 1673, puis successivement traduite en anglais, français, allemand, néerlandais (et enfin en suédois… en 1956 !). Son Lapponia offre un aperçu très détaillé de l’histoire des Sâmes, mais a surtout vocation à démontrer que les Suédois n’utilisent pas leur magie pour combattre car, déjà, ce peuple est intimement associé au chamanisme. Leur culte païen se dédie à l’ours et leurs légendes mettent principalement en scène Stallö, un monstre cannibale dont le chien a le pouvoir de ressusciter les morts. La tradition orale permet de véhiculer cette spiritualité à travers tout un corpus de chants et de poèmes qui se font tour à tour lyriques ou satiriques, et qui s’interprètent de façon scandée ou gutturale. Le Jojking (ou Yoiking) présente de nombreuses formes, l’une des plus populaires consiste en un portrait en musique d’une personne qui en hérite. Élément fondamental du folklore sâme, cet art souffrira au XVIIe siècle d’une sévère répression et d’une longue prohibition qui durera 300 ans, les tambours chamaniques étant brûlés sur la place publique. Heureusement, l’Église comptera aussi dans ses rangs des hommes soucieux de préserver ce patrimoine immatériel, à l’instar d’Anders Fjellner (1795-1876) qui collectera toute sa vie durant des poèmes épiques et des chants sâmes qu’il réécrira en respectant une rigoureuse métrique. Dans un autre domaine, universitaire celui-ci, Just Knud Qvigstad (1853-1957) poursuivra cet important travail de référencement. Quelques-unes des fables qu’il aura réunies dans quatre imposants volumes se découvrent en français aux éditions Esprit Ouvert sous le titre Contes de Laponie.
Évangélisation et premiers écrits
Les missionnaires chrétiens favorisent par ailleurs la construction d’écoles, et le passage à l’écrit des langues sâmes. Ainsi, Morten Lund donne la traduction d’un catéchisme en 1728, tandis que Per Fjellström s’attelle à une version du Nouveau Testament, tout en travaillant à une grammaire et à un dictionnaire qu’il publie en 1755. Il faut pourtant attendre le début du XXe siècle pour que puisse s’affirmer une véritable littérature grâce à Johan Turi né en 1854 et à Anders Larsen qui vit le jour en 1870. Le premier rencontre un certain succès international avec Muitalus sámiid birra (1910) qui initie une œuvre consacrée à ses voyages et aux traditions de son peuple. Les éditions L’Harmattan proposent en français Récit de la vie des Lapons qui a une remarquable valeur ethnographique. Le second est considéré comme le premier romancier sâme. Instituteur et rédacteur du journal Sagai Muittalægje qui paraît de 1904 à 1911, il auto-publie l’année suivante Bæivve-Alggo (L’Aube) dans lequel Ábo Eira est pris en étau entre son héritage sâme et l’admiration teintée d’un sentiment d’infériorité qu’il ressent envers les Norvégiens. Incapable de s’intégrer dans cette société moderne, il retournera auprès des siens pour découvrir qu’il n’y retrouve plus sa place. C’est cette voie semi autobiographique que creusent à leur tour Anita Pirak (1873-1951) qui dicte sa vie d’éleveur de rennes au prêtre Haral Grundströme, puis Andreas Labba (1907-1970) qui apprendra à écrire en suivant l’école nomade, lui qui avait vu son père mourir de froid alors qu’il n’avait que 7 ans et qui devint, par la suite, l’ami de Dag Hammarskjoeld, secrétaire général de l’ONU. Sa grand-œuvre, Anta, a été l’un des titres phares de l’indispensable collection Terre Humaine (Plon) mais est désormais malheureusement épuisée.
Sans être encore vraiment conséquente, la littérature sâme s’étoffe tout de même au XXe siècle. Le très prolixe Erik Nillsson-Mankok (1908-1993) n’hésitera pas à se mêler de politique, ses romans interpellent sur le sort réservé aux Sâmes mais aussi sur les limites de leur organisation interne, des préoccupations que ne reniera pas Par Idivuoma (1914-1985) qui, dans Rövarvind puis dans Sunnanvind, décrira les dessous de l’élevage de rennes. Paulus Utsi (1918-1975) usera quant à lui de sa poésie pour louer la nature et décrire le sentiment d’impuissance qui submergera son peuple soumis à de nombreuses relocalisations imposées par les autorités. Son premier recueil Giela giela paraîtra en 1974, le second à titre posthume. Poète également, mais aussi musicien, Nils-Alak Valkeapää naît en 1943 et s’impose rapidement comme personnalité sâme à la renommée internationale, tout autant pour avoir remis le Jojking au goût du jour que pour avoir remporté en 1991 le Grand Prix de littérature du conseil nordique. De la même manière, Annok Sarri Nordrå, Rauni Magga Lukkari, mais aussi Ailo Gaup ou Kirsti Paltto continueront d’évoquer leurs racines tout en s’efforçant de les préserver.