Aux origines
C'est avec un certain plaisir que nous pourrions faire remonter l'histoire de la littérature tyrolienne au Moyen Âge et plus précisément à la naissance d'Oswald von Wolkenstein, vers 1376, certainement au château de Schöneck, non loin de Bolzano. Sa vie – mouvementée ! – de diplomate pour le compte du roi Sigismond lui offrit l'occasion de nombreux voyages et laissa l'empreinte d'une personnalité singulière, sinon débonnaire, qui marqua durablement la culture germanophone, d'autant plus qu'il est l'un des premiers auteurs dont on connaît le visage grâce aux portraits qui ornent les manuscrits qu'il fit réaliser de son œuvre. Cette dernière, en grande partie autobiographique, raconte ses péripéties, réelles ou imaginaires, et dresse le savoureux portrait d'un homme foncièrement libre, que ce soit dans ses actes ou dans ses propos, mais elle explore aussi avec finesse toute une palette de sentiments, de l'amour courtois à l'érotisme grivois, de la piété fervente au fougueux engagement politique. Polyglotte, et par ailleurs compositeur, Oswald von Wolkenstein s'inscrit dans le courant du Minnesang, ce chant lyrique écrit en allemand très apprécié du XIIe au XIVe siècle. Une partie de sa poésie se découvre en français grâce au travail de traduction réalisé par les éditions Honoré Champion. Nous pourrions ensuite citer Virgil Raber (env. 1490-1552) qui, outre son talent de peintre, se fit metteur en scène, acteur, voire dramaturge, puis ses compères Johannes Ulrich von Ferderspill et Franz von Lehrer qui se dédièrent également aux planches au cours des siècles suivants.
Pourtant, la figure la plus emblématique du XVIIIe siècle se découvre plutôt du côté de la politique : l'insurgé Andreas Hofer (1767-1810) a en effet impressionné l'histoire avec sa lutte contre les Français. En cela, il est devenu le symbole du patriotisme tyrolien et a sans aucun doute influencé les intellectuels et artistes à venir qui vont alors s'attacher à définir l'identité de leur contrée. L'un d'entre eux, et l'un des plus prolixes dans ce travail de collecte, pourrait être Beda Weber (Lienz, 1798-1858), étudiant en philosophie amené à devenir prêtre. Il vivra longuement à Merano où il enseignera, avant de rejoindre Francfort où il sera enterré. Son travail le plus notable et le plus original consista à rédiger des guides touristiques sur sa région, les premiers du genre, il recensa ainsi des données topographiques, historiques et statistiques dont certaines sont toujours utilisées de nos jours, même s'il est dit qu'il avait la fâcheuse habitude de ne pas mentionner ses sources. Mais Beda Weber se piqua aussi de poésie et rejoignit lorsqu'il était encore étudiant un groupe qui publia des anthologies régionales (Alpenblumenaus Tirol). Son travail incarne ainsi la double vocation de la littérature tyrolienne de l'époque, pédagogique et folklorique, et se rapproche notamment de celui d'Adolf Pichler (Erl, 1819 - Innsbruck, 1900) qui pour sa part se passionna pour la géologie et se fit connaître pour ses écrits : des épigrammes, des épopées (Fra Serafico, 1879) et surtout des récits dans lesquels il raconta le paysage et la vie de ceux qui y évoluaient, bergers, ermites, chasseurs et autres contrebandiers, sans misérabilisme, ni sentimentalisme. Mais Adolf Pichler était bien plus qu'un simple randonneur qui découvrit la grotte de Tischofer au hasard de ses excursions, enseignant et engagé, ses opinions comptaient, d'autant plus à l'époque de la Révolution autrichienne de 1848… Très admiré de son vivant, il fut convoité par plusieurs camps – libéraux, nationalistes allemands, voire conservateurs. À sa mort, il fit l'objet d'un véritable culte. De folklorique, la littérature devient patriotique, et alors s'opposèrent deux camps : les « Vieux-Tyroliens » à l'instar de Karl Domanig (1851-1913) qui s'inquiéta de la disparition d'un certain monde et en appela aux valeurs catholiques dans sa trilogie Der Tiroler Freiheitskampf, Die liebe Not et Der Gutsverkauf dont la devise pourrait être « Pour Dieu, Empereur et Patrie », et les « Jeunes-Tyroliens » dont la figure de proue était Arthur de Wallpach (1866-1946). Ce courant faisait sien le slogan « los-von-Rom » clairement anticlérical, il réunit plusieurs écrivains et artistes, dont Rudolf Greinz (1866-1946), Anton Renk (1871-1906) qui contribua à la revue Der Scherer, et surtout Heinrich de Schuller (1865-1955) qui coédita en 1899 l'anthologie Jung-Tirol puis publia beaucoup, notamment une trilogie romanesque, Das Land im Gebirge.
Patriotisme extrême
Au vu des tensions européennes dont le Tyrol se fait l'écho, la Grande Guerre n'est peut-être pas une surprise, son issue sans doute un peu plus : l'accord secret conclu à Londres en 1915 – entre l'Angleterre, la France, la Russie et l'Italie dont ils s'étaient assuré le soutien en lui promettant des territoires – devient officiel lors de la signature du traité de Saint-Germain-en-Laye en 1919. L'arrivée du fascisme en 1922 va durcir le ton et rimer avec une italianisation forcenée, ainsi naissent les « katakombenschulen » (écoles des catacombes) où les enfants reçoivent, là aussi en secret, un enseignement de la langue allemande. En 1939, Hitler et Mussolini s'accordent pour imposer aux habitants du Sud-Tyrol un choix draconien : rester et renoncer à leur identité culturelle, ou s'exiler en Allemagne. La Seconde Guerre mondiale interrompt l'exode mais 75 000 personnes quitteront tout de même leur sol natal. Autant dire que durant l'entre-deux-guerres, les écrivains du Tyrol s'interrogent surtout sur cette situation inédite, tel Albert de Trentin (1878-1933) qui conclut dans son roman German Bride (1921) qui se déroule à Bolzano et campe un couple mixte – épouse allemande et époux italien – qu'une entente est impossible. Si sa prose quelque peu ampoulée a plutôt mal vieilli, il est néanmoins le premier à explorer un thème qui agitera également l'œuvre de Joseph Georg Oberkofler (1889-1962), écrivain et éditeur, qui se fera le porte-voix de l'Heimatkunst puis du mouvement dit « du sang et du sol » (Triumph der Heimat en 1927, Nie stirbt das Land en 1937), deux courants définitivement associés au national-socialisme. La fin de la Seconde Guerre mondiale n'entrave pas ce discours aussi brutalement qu'ailleurs, mais commence tout de même à se dessiner dans les années 1950 une « utopie » à la Suisse, c'est-à-dire une cohabitation pacifiste des langues soutenue par l'amour commun pour une géographie, pour les montagnes. Ce « rêve rhétien » se retrouve dans le recueil Wein aus Rätien du pourtant très controversé Hubert Mumelter (1896-1981).
Vers la réconciliation
Certainement quelque peu apaisée par l'accord sur les langues signé en 1946 et surtout par l'autonomie accordée au Tyrol du Sud en 1972, la dernière partie du XXe siècle confirme la volonté de clore l'éternel débat – partir ou rester – et s'attache à commencer à valoriser la richesse des origines multiples. La jeunesse de Joseph Zoderer est peut-être l'incarnation de ce renouveau : né en 1935 à Merano, ses parents prirent la décision en 1940 de quitter le Tyrol pour Graz, en Autriche, avant de suivre le chemin inverse en 1949, il ne les rejoignit qu'en 1952 après avoir suivi des études en Suisse. Le fait d'avoir vécu dans d'autres pays, d'être revenu par choix puis d'avoir embrassé la carrière d'écrivain italien de langue allemande, lui laissa une certaine latitude pour aborder de façon décomplexée les notions d'identité linguistique multiple et celle d'appartenance, bien qu'il lui ait été reproché de décrire comme xénophobe la société dans laquelle il évoluait. Depuis la publication de son roman Die Walsche en 1982 – qui met également en scène un couple mixte – il est néanmoins devenu l'un des écrivains les plus renommés du Tyrol et a été récompensé par de nombreux prix, dont le Prix Hermann Lenz en 2003. Cette critique sociétale – qui se double souvent chez les auteurs contemporains de la critique des générations précédentes d'écrivains – se retrouve chez plusieurs de ses pairs, dont certains qui utilisent le dialecte comme le fait Felix Mitterer, né en 1948 à Achenkirch. Réputé pour ses feuilletons radiophoniques et pour ses pièces – Kein Platz für Idioten avait été un succès en 1977 – il interpelle sur la place des étrangers et sur le sort réservé aux marginaux, voulant ainsi ouvrir le débat public. Autre auteur polémique, Norbert Conrad Kaser ne connaîtra qu'une postérité tardive… et posthume car il sera fauché par une longue maladie en 1978 alors qu'il n'avait que 31 ans. Il aura malgré tout pu livrer le fruit de ses réflexions contre les groupes traditionalistes dans les journaux, souvent de façon sarcastique, et sa poésie – intime et sensitive – a depuis été réunie, éditée, et même traduite en italien, langue qu'il aimait tant. Nous pourrions également citer Gerard Kofler, qui écrit des essais et de la poésie, indifféremment en allemand et en italien, ainsi qu'Alois Hotschning dont le roman Les Mains de Léonard avait été traduit en français par Lattès en 1996 et le recueil de nouvelles Midi, soir et matin par Libella en 2009.
Si elle peine encore à se faire connaître dans notre langue, la littérature tyrolienne contemporaine est pourtant vaste et féconde. Sabine Gruber, qui vit le jour en 1963 à Merano et réside désormais à Vienne, publie depuis les années 1980 et a obtenu l'attention des critiques germanophones depuis Die Zumutung en 2003 et Über Nacht en 2007. Peut-être plus confidentiels mais hautement essentiels, les écrits de Iaco Rigo – romans, pièces, contes, poésies – représentent la qualité de la production ladine actuelle. Quant à Kurt Lanthaler et Luca d'Andrea, ils démontrent que les auteurs tyroliens veulent désormais explorer d'autres univers : tous deux publient en effet des polars, une série débutée en 1993 avec Der Tote im Fels pour le premier, un roman prenant pour cadre le Tyrol du Sud avec La Sostanza del male (L'Essence du mal aux éditions Denoël, 2017) pour le second. Enfin, Bettina Galvani, qui n'est pas tyrolienne de naissance mais a suivi son lycée à Bolzano, a été très remarquée pour son premier roman Melancholia, écrit à 17 ans, et prouve par son parcours que les frontières sont désormais bien ouvertes.