Naissance du coupé-décalé
Si le groupe Magic System a le premier contribué à internationaliser la musique ivoirienne – en l'occurrence le zouglou –, aujourd'hui, même ceux qui n'ont jamais été en Côte d'Ivoire connaissent ou ont entendu parler du coupé-décalé et l'assimilent à ce pays. Grande particularité de ce mouvement : contrairement aux autres genres musicaux locaux, il n'est pas né en Côte d'Ivoire, mais à Paris ! Au début des années 2000, une bande de noceurs familiers des boîtes de nuits afro de la capitale française initiait sans le savoir ce qui allait se révéler comme un véritable phénomène musical et social. Cette clique, emmenée par Douk Saga, se faisait appeler la Jet Set afin de bien marquer sa différence avec les autres fêtards de la diaspora, qui se traduit par une surenchère de frime et de bling. Vêtements de marque portés près du corps, bijoux clinquants et grosses bagnoles, champagne à gogo, distribution de billets aux artistes en prestation (le « travaillement ») pour étaler son opulence, et surtout une façon bien particulière de danser. Mais pourquoi « coupé-décalé » ? Rien à voir avec la technique de déhanché sur la piste. L’expression vient de l’argot de rue ivoirien, le nouchi, « couper » pour la diaspora ivoirienne en France, c’est travailler pour gagner de l’argent, « décaler » c’est envoyer un mandat cash à la famille au pays.
Douk Saga le père fondateur
Si Douk Saga est souvent considéré comme le « père-fondateur » du coupé-décalé, pour certains, il se serait inspiré d'une danse d'Akoupé en pays attié. Héritier direct du zouglou, il va recevoir au pays un accueil d'autant plus enthousiaste qu'il permet aux Ivoiriens d'oublier en s'amusant. Suite à la tentative de coup d'État du 19 septembre 2002, le pays se retrouve coupé en deux et, en État d'urgence, subit un couvre-feu qui freine toute velléité de fiesta. Avec ses textes légers et ses pas de danse qui défoulent, le coupé-décalé représente l'antidote idéal à la sinistrose ambiante et transcende les questions d'appartenance en rassemblant les Ivoiriens autour de la danse et du divertissement. Si le zouglou aborde la question de l'avenir sous forme de dénonciations et de revendications, le coupé-décalé met au contraire en scène la vision idéale d'un avenir doré dans lequel chacun peut se projeter en rêve. Cette nouvelle tendance finit par attirer l'attention du producteur David Monsoh qui convainc le « Président » de la Jet Set, Douka Saga, d’enregistrer le titre Sagacité en 2003, qui deviendra l'hymne et le manifeste du coupé-décalé. Le clip montre la musique, la danse, mais aussi les concepts qui l’accompagnent : l'atalaku (éloge chanté, art d'animer et de faire des dédicaces), le farot-farot (la frime), le boucantier (qui fait parler de lui, un « boucan »), et « Travailler » (jeter des billets de banque).
La première génération de « coupeurs-décaleurs »
Le Molare, Boro Sanguy, Lino Versace, Jean-Jacques Kouamé (JJK), eux aussi membre de la fameuse « jetset », deviendront d’autres noms connus de ce nouveau courant qui conquiert progressivement une audience plus large. Dès 2005, le coupé-décalé connaît son âge d'or et se répand dans toute l'Afrique de l’Ouest. Bientôt, les « coupeurs-décaleurs » font le tour de l'Afrique francophone, enflammant toutes les scènes et négociant leurs cachets à prix d'or. Au pays, les artistes, chanteurs et DJs affiliés au genre se multiplient, leurs créations plus que jamais marquées par l'esprit de fête, la drague et l'ostentation. Leurs thèmes de prédilection (le quotidien, la religion, le football, les rêves d'opulence matérielle, l'actualité...) donnent naissance à une myriade de concepts chorégraphiques dont DJ Lewis est l'un des plus prolifiques artisans. Son tube Grippe aviaire (2006), lancé en pleine pandémie de grippe H5n1 et mimant les convulsions d’un poulet en pleine agonie, a rencontré un succès international. Le décès de Douk Saga en 2006 marque un tournant avec l'émergence d'artistes affranchis de l'influence des « Vieux pères », qui produisent un coupé-décalé moins axé sur la frime. Les luttes intestines auront raison des vieux pères du coupé-décalé, surpassés par la jeunesse. Dès 2006, DJ Arafat et Debordo Leekunfa, Bébi Pilipp, Vetcho Lolas Mareshal DJ occupent le terrain et garderont la main très longtemps sur les dancefloors. Le genre connaîtra de multiples déclinaisons et dérivés, une nouvelle mode musicale et/ou chorégraphique directement inspirée du coupé-décalé faisant son apparition pratiquement chaque année.
Les femmes s’emparent du mic
Mais les femmes s’illustrent aussi dans le coupé-décalé, et pas seulement en pot de fleur exotique. Elles ont la langue bien déliée, elles aussi, à commencer par la plus charismatique. La plus ancienne, Maty Dollar, la cousine du Molaré, est issue de la diaspora américaine. Elle crée la danse du Pistolero qui connaît un succès au début de la 3e vague du coupé-décalé en 2006. D’autres chanteuses occupent la scène ivoirienne : Claire Bailly, qui a débuté en 2008 avec le single A connait pas à demander, et a déchaîné les foules pendant le festival Femua à Abidjan en 2019. On peut citer Bamba Ami Sarah, qui a remporté le trophée Primud en 2019. Elle a balancé à la jeunesse ivoirienne : « Tout est faisable, mais tout n'est pas utile. Ayez Dieu dans votre vie. Une vraie go ne recule jamais ». Sandia Chouchou, longtemps dans l’ombre comme danseuse a pris le mic, pour sortir son single Koumoucoura. Vitale, danseuse chorégraphe, a brûlé les planches en 2012 avec son premier album Premier Pas et ses singles Goumin Goumin et Dôyô Dôyô, qui célèbre la femme africaine. Baptisée « Beyonce d’Afrique » puis « La Patronne » c’est une outsider de la scène ivoirienne. Une nouvelle génération de femmes dans ce genre musical tient toujours le haut de l'affiche et fait plus que jamais partie intégrante de la culture populaire ivoirienne et même ouest-africaine.
La relève masculine en ébullition
Le genre connaît un succès fulgurant dont les premiers ambassadeurs des années 2005-2015 ont été rejoints par la relève. Serge Beynaud se fait remarquer dès 2012 et surtout en 2014 avec son album Talehi, grâce à son mentor Bébi Philip. Parmi les outsiders, on peut citer Safarel Obiang avec son manger chier, les deux poulains de Serges Beynaud (et de son label Star Factory Musik) qui ont sorti ensemble pohi ka maka puis en solo zikabahoum pour Ramses Tikaya et Aloukou pour Salvador. Mais surtout Ariel Sheney, le poulain de DJ Arafat, qui explose les charts aujourd’hui. C’est lui le nouveau roi des dancefloors. Son titre le plus connu, Amina, qui raconte une histoire d’amour, dans un autre registre que ceux habituellement déclinés dans le coupé-décalé, a eu un gros succès. Amina est incarnée par l'actrice et mannequin togolaise Maria Mobi dans le clip. Ariel Sheney semble se diriger vers une version plus raisonnée du coupé-décalé. Dans une interview au magazine Trax en 2020, celui-ci avait déclaré : « Depuis quelques années, le coupé-décalé est le théâtre de clashs qui n’ont pas lieu d’être. Il y avait déjà ce côté battle, cette concurrence qui poussait les artistes à travailler, mais c’est allé trop loin. C’est devenu lassant pour les fans. Notre rôle, à nous la nouvelle génération, c’est de montrer aux anciens que la guerre peut être musicale, mais qu’il ne faut pas qu’elle devienne physique. Il y a des enfants qui nous regardent, il faut donner l’exemple. Le coupé-décalé est fait pour donner de la joie, rien de plus. ». Une façon pour la relève de prendre de la distance avec les anciens et de prendre expérience des conflits passés qui ont terni l’image du coupé-décalé pendant quelques années.
L’ascension et la mort de DJ Arafat
DJ Arafat, Ange Didier Houon de son vrai nom, est entré dans la légende avant même sa mort brutale en août 2019. Roi du coupé-décalé, le « président de la Chine en colère », surnom donné à ses fans « aussi nombreux que des Chinois » galvanisait effectivement des foules incommensurables. Né en 1986 à Yopougon, il fait ses débuts dans l’un des plus grands maquis d’Abidjan, le Shanghaï, où il est repéré par le producteur Roland le Binguiste. Révélé au public par Hommage à Jonathan en 2003, il prend le nom de Dj Arafat, car ses amis libanais le surnomment Yasser Arafat, du nom du chef palestinien, pour son tempérament de leader et son charisme indéniable. En 2005, il s’installe à Paris comme DJ dans les clubs afro de la capitale. Il sort l’opus Femmes et le single Paris-Abidjan en 2007 avant d’être renvoyé (car sans papiers) en Côte d’Ivoire. De retour dans les maquis de la fameuse rue Princesse à Yopougon, il s’associe avec une autre star du coupé-décalé qui deviendra son meilleur ennemi, Debordeaux Leekunfa. En 2008, les beats d’Arafat battent à tout rompre dans les clubs qui se respectent et sa nouvelle danse de son hit Kpangor s’exécutent sur tous les dancefloors d’Abidjan, et même d’Afrique francophone de l’Ouest et centrale. Les singles « Lebede 2 », « 25 25 Arachide », « Bouddha » culminent dans les tops des charts africains. Il panache sa discographie de freestyles et d’attalakus qui deviennent des classiques, comme le spécial Stéphane Sessègnon, Interdit aux moins de 30 ans, Retour en clash, Cadeau de fin d’année. Arafat, aussi surnommé Yorobo, s’écoute matin, midi et soir sur les marchés, dans les maquis, dans les taxis, partout, volume à fond, de Dakar à Kinshasa. Le footballeur Samuel Eto’o, fans du chanteur, lui offre même une montre à 80 000 € et une BMW dernier cri en 2009.
DJ Arafat enchaîne les featuring avec les Nigérians Davido et J-Martin, le Togolais Toofan et le Congolais Fally Ipupa. Arafat est en bisbille avec Debordo, son ancien partenaire de scène, et le clash entre les deux chanteurs ne finit pas, chacun se renvoyant des piques d’un concert à l’autre, d’un son à l’autre. Mais Arafat sera aussi en clash avec Serge Beynaud dès 2014, lorsque son hit Okeninkpin va faire de l’ombre au Roi. Celui-ci le traitera de « pédé » avant de s’excuser publiquement et de réitérer l’insulte. Jusqu’à sa mort, les deux stars du coupé-décalé seront en concurrence sur scène comme dans la production de leurs poulains respectifs.
Alors qu’il est l’un des chanteurs de coupé-décalé les plus influents de la scène ivoirienne malgré les clashs, il décède dans un accident de moto le 11 août 2019, plongeant ses fans dans un désespoir et une hystérie collective. La polyclinique des 2 Plateaux est prise d’assaut le jour de l’annonce, beaucoup n’osant y croire, sa tombe sera même profanée après son enterrement, suite à des rumeurs le prétendant toujours vivant. Dirigeants politiques, stars de football et artistes lui rendront un hommage appuyé, une cérémonie au stade Félix-Houphouët-Boigny rassemblera plus de 35 000 fans « de la Chine populaire », démontrant l’immense popularité du chanteur.