Une symbiose religieuse
Véhiculé par des figures résistantes au pouvoir colonial à la fin du XIXe siècle, l’islam a conquis tardivement la population sénégalaise, qui vit alors dans cette religion le moyen de s’opposer à la colonisation française et ses dérives. Aujourd’hui, le Sénégal est une République laïque à majorité musulmane, tournée vers le soufisme. Nombreux sont les jeunes séduits par la parole du Prophète – ou presque. Car l’islam tel qu’il est pratiqué dans le pays est assez éloigné de celui prêché par Mahomet. Les confréries sont une dérive plus avenante, un intermédiaire plus rassurant que la confrontation directe et solitaire avec Allah, implicite dans le Coran. Les compromis avec la religion des origines foisonnent et les pratiques mystiques en vont de pair. L’appel à la prière par lequel, depuis le minaret, le marabout incite les fidèles à venir prier en arabe, une langue qu’ils ne comprennent pas, n’est qu’un des nombreux paradoxes de cette religion qui a parcouru tant de chemin, subi tant de réajustements avant de trouver sa place dans ce pays multiethnique. La Charia mise de côté, l’islam au Sénégal, qui se différencie parfois selon les confréries, se veut tolérant, basé sur la sagesse et l’intériorisation. Ainsi, qu’il soit Diola, Peul, Wolof ou Sérère, musulman ou catholique, chacun respecte les croyances, les traditions et la religion de l’autre, où tout s’entremêle finalement dans le quotidien des Sénégalais. C’est dans ce souci de vivre ensemble que les musulmans cohabitent harmonieusement avec une minorité de chrétiens qui peuplent principalement la Casamance. Ainsi, n’est-il pas rare de voir les musulmans invitant leurs pairs chrétiens à partager le mouton lors de la Tabaski ou les chrétiens ouvrant leurs portes amicalement lors des fêtes de Noël. Parfois même, les membres d’une famille sont issus bien étonnamment d’une religion différente. Voilà qui fait toute la complexité de la société sénégalaise, mais qui en fait aussi son unité et sa force, maintenant un certain équilibre de la laïcité.
Les confréries soufies, des socles religieux influents
Pays d’Afrique où l’islam confrérique soufi s’est le plus développé, le Sénégal compte de nombreuses confréries musulmanes. Mourides, Tidjanes, Khardes, Layènes, Baye Fall… chacune d’elles vénère son chef spirituel, ayant répandu sa propre vision du Coran dans le pays. On les appelle les cheikhs ou les grands serignes, eux qui ont guidé les fidèles sur la route de leurs convictions, parfois détournées des préceptes de l’islam. Organisées en hiérarchie élaborée, ces confréries sont aujourd’hui gérées par des marabouts, dont la fonction se transmet de père en fils. Ils assurent entre autres l’enseignement du Coran, président des cérémonies, mais guérissent aussi les fidèles et fabriquent des amulettes, pour attirer la chance. De ce contact avec les populations, certains d’entre eux tirent une grande notoriété et un pouvoir important auprès des politiques. La confrérie la plus nombreuse au Sénégal ? Sans aucun doute le tidjanisme, introduit dans le pays par El Hajd Omar Tall, au XIXe siècle et qui regroupe aujourd’hui près de la moitié de la population. Pourtant, paradoxalement, ce sont les Mourides, qui représentent seulement un tiers de la population, dont on entend le plus parler au Sénégal. Peut-être car cette communauté aime se faire remarquer et se porter influente auprès de la société, elle qu’on retrouve entre autres dans les secteurs du commerce et du transport ? Dans tous les cas, elle est l’héritage spirituel d’un homme sénégalais, Cheikh Ahmadou Bamba, qui fonda sa propre voie spirituelle après avoir eu l’apparition du Prophète, à la fin du XIXe siècle. Emprisonné puis déporté au Gabon et en Mauritanie par le pouvoir colonial, ce résistant pacifiste est adulé des foules et rallié par des milliers de fidèles auxquels il enseigne une philosophie liée au travail et au service de la communauté. Chaque année, Touba, ville sainte des mourides, attire des milliers de pèlerins du monde entier qui viennent commémorer le départ en exil de Cheikh Ahmadou Bamba, et se recueillir près de son mausolée. Un rassemblement incontournable pour n’importe quel mouride. Ici, la ville sainte a ses propres règles, qui sont régies par celui qui dirige la confrérie, le grand khalife. Il est entre autres interdit de fumer, de consommer de l’alcool, de pratiquer la sorcellerie et certaines activités sportives. Les Baye Fall, quant à eux, sont les disciples exclusifs d’un marabout mouride. Reconnaissables par leur vêtement en pachtwork et leurs calebasses à la main, ils appartiennent à la communauté mouride puisque leur fondateur, Ibrahima Fall n’est autre qu’un disciple de Cheikh Ahmadou Bamba. Ils doivent consacrer leur vie et le produit de leurs activités à leur marabout qui en contrepartie prie pour eux, les soustrayant ainsi de leurs obligations religieuses. Les confréries Khadrya et Layène, elles, sont minoritaires. La première, fondée en Mauritanie, autorise la pratique du mysticisme tandis que l’autre la bannit.
Les talibés, les disciples de la rue
Au moment où l'islam s'installe au Sénégal, de nombreuses écoles coraniques, appelées daara, ouvrent leurs portes à travers le pays. Elles ont vocation dès le départ à former de grands intellectuels et islamologues par des enseignements pointus du Coran et des savoirs ésotériques, tout en donnant une éducation exemplaire dans tous les domaines. Les familles y envoient leurs garçons, âgés de moins de 12 ans, qui sont confiés à un maître coranique pendant plusieurs années. Ces élèves, qu'on nomme talibés, y apprennent l'arabe, récitent des textes religieux, font des travaux manuels et sont éduqués à certaines valeurs de la vie. Tout au long de cette formation, les talibés sont également amenés à demander l'aumône, le yarwan en wolof, afin d'assimiler certaines qualités que sont l'humilité, l'auto-gérance de la faim, la persévérance et la gratitude envers l'autre. En sortant de la daara, les talibés étaient alors des personnes bien éduquées qui avaient assimilé les valeurs fondamentales de la vie. Mais toutes religions ont leurs dérives, et ces écoles devinrent très vite un lieu où les familles les plus pauvres confièrent leurs jeunes garçons à un maître coranique, souvent abusif du système. Aujourd'hui lorsqu'on parle de talibés, ce sont les images d'enfants en haillons, sales et affamés, arpentant les rues avec leurs boîtes de conserve à la main, qui nous viennent à l'esprit. Demandant l'aumône à tous les passants, toquant aux portes des familles pour récupérer les restes de nourriture, ils sont sous l'emprise d'un marabout, qui en échange de quelques pièces, les loge et parfois les nourrit. Plusieurs articles et enquêtes ont révélé les conditions de vie déplorables de ces enfants défavorisés, dans ces écoles qui n'en sont plus vraiment. L'enseignement du Coran est bien souvent occulté par l'obligation de ramener de l'argent, sous peine de châtiments corporels ou autres. Cette exploitation des enfants au nom de l'islam, bien que réprouvée par cette religion, a pris une grande ampleur dans le pays, où l'on estime que plus de 100 000 talibés vivent en pensionnat dans les daara du Sénégal. Bien que de nombreux cas de maltraitances aient été dénoncés par des organisations nationales ou internationales, le gouvernement sénégalais tarde à prendre des mesures fortes pour endiguer ce phénomène. Élaboré en 2014, un projet de loi a bien été déposé pour encadrer le statut des écoles coraniques et adopté en conseil des ministres en juin 2018, mais à ce jour, il attend toujours d'être soumis au parlement. L'influence des marabouts sur le pouvoir en est-elle pour quelque chose ? Faudra-t-il attendre d'autres révélations chocs de maltraitance pour que l'État se réveille et garantisse à ces enfants le droit à l'éducation ?
L’animisme, une croyance encore bien vivante
Croyance ancrée bien avant l’islam, l’animisme est encore profondément présent dans la société sénégalaise. Qu’ils soient musulmans ou chrétiens, de nombreux Sénégalais adoptent certains éléments traditionnels dans leurs pratiques religieuses. Ainsi, chez certains chrétiens, la messe dominicale cohabite avec les fétiches, et chez les musulmans, les rituels religieux se mêlent au mystique. Dans ce pays multiculturel, les rites animistes diffèrent selon les ethnies, dont la pratique la plus courante est le port de gris-gris, ces amulettes magiques qui protègent du mauvais œil. Pour ce faire, les Sénégalais n’hésitent pas à consulter régulièrement des marabouts religieux, guérisseurs ou animistes pour se prémunir des maladies et malédictions. D’ailleurs, certains charlatans profitent de la situation, se déclarant marabout pour gagner de l’argent sur le dos des populations. Chez les Bédiks, les Bassaris ou les Diolas, entre autres ethnies, de nombreux rites initiatiques sont encore pratiqués dans les forêts sacrées, où seuls les initiés savent ce qu’il s’y passe. À la fin de ces initiations, des danses sacrées sont exécutées au cœur du village par les porteurs de masques, faisant appel aux esprits de la forêt pour protéger ou assaillir la population. Chez les Diolas et les Mandingues, les figures traditionnelles mythologiques les plus connues sont le Kumpo et le Kankouran, dont ce dernier est le garant de l’ordre et de la justice et donc le plus redouté par les populations. Du côté des Wolofs et des Lébous, eux aussi ont conservé certaines coutumes traditionnelles. Pour attirer par exemple la pluie, ils pratiquent le rituel du Bawnane, une invocation des généreuses divinités, avant de jeter des offrandes à base de mil, de maïs et de lait caillé dans la mer ou dans le fleuve. Bien que l’islam ne reconnaisse pas ces pratiques mystiques, il existe au Sénégal une tolérance de la part des confréries sur ces rites ésotériques pratiqués et transmis de génération en génération. Un syncrétisme religieux où toutes croyances confondues offrent sérénité et protection aux Sénégalais, sous toutes ces formes.