De l’oralité à l’écriture

Ce n’est bien sûr pas un hasard si le nom de Pierre Tchicaya de Boaempire (1894-1964) est associé au recueil des Contes des peuples du Kouilou que Delphine Baya a fait paraître chez L’Harmattan en 2021. Ce pasteur, originaire du Royaume de Loango, est en effet considéré comme l’un des pères de la littérature brazza-congolaise tout autant pour sa poésie que pour son travail en faveur du vili, langue bantoue qu’il s’ingénia à retranscrire afin d’en sauvegarder les secrets, de ses coutumes à ses proverbes et légendes. Il est souvent lié au nom d’Emmanuel Damongo-Dadet, homme politique qui partageait son amour pour leur pays et sa tradition orale. Pourtant, c’est le nom de Jean Malonga qui résonne encore aujourd’hui dans les mémoires. Né en 1907 dans ce qui était alors le Congo français, lui aussi œuvra à la collecte de légendes qu’il réunit en trois volumes. Malgré son fort investissement dans la sphère publique – il fut sénateur de la IVe République de 1948 à 1955 –, il trouva le temps de franchir un pas décisif en écrivant ses propres fictions. Son premier roman a été réédité par les très dynamiques éditions brazzavilloises Hémar (à retrouver ou à commander à la librairie Présence africaine de Paris) en 2014. Soixante-et-un ans après sa publication, Cœur d’Aryenne conserve sa modernité et son universalité, en décrivant le drame d’un couple puni pour s’être aimé alors que leur entourage s’y opposait. Le second roman de Jean Malonga, La Légende de M’Pfoumou Ma Mazono, a été adapté au cinéma par Sébastien Kamba en 1974 sous le titre La Rançon d’une alliance.

Il faudra ensuite citer Paul Lomami Tshibamba bien que celui-ci ait toujours oscillé entre les deux rives du fleuve : né à Brazzaville en 1914, c’est Kinshasa qu’il préféra camper dans son premier roman Ah ! Mbongo (L’Harmattan). Pourtant, lors de l’un de ses séjours dans le Congo qui nous intéresse ici, il occupa un rôle fondamental en prenant la direction de la revue Liaison, très officiel « organe des cercles culturels de l’Afrique équatoriale française » qui parut de 1950 à 1960. Entre ses colonnes fut publiée toute une génération d’écrivains qui acquit renommée avant de s’offrir la liberté de textes plus longs. Si cette publication n’explique pas tout de la pétulance de la littérature du Congo-Brazzaville, elle la justifie en partie tant elle constitua un tremplin assez inédit sur le continent africain. Patrice Joseph Lhoni prit la tête de Liaison au cours de sa dernière année de parution. Au cours de sa courte existence – il décéda en 1976 à 47 ans –, il fut surtout directeur du Centre congolais du Théâtre, un domaine dans lequel il excellait comme le démontrent les trois volumes réunissant ses pièces aux éditions Acoria. Dramaturge, Jean-Pierre Makouta-Mboukou (1929-2012) le fut également mais pas seulement : le large panel de genres littéraires qu’il explora (recueils poétiques, romans, essais littéraires et politiques…), et son intelligence, lui valut comparaison avec Victor Hugo. Les brillantes éditions Honoré Champion ont repris ses Enfers et paradis des littératures antiques aux littératures nègres : illustration comparée de deux mondes surnaturels, tandis que certains de ses textes restent disponibles chez L’Harmattan : L’Homme-aux-pataugas, Cantate de l’ouvrier, Les Exilés de la forêt vierge ou le grand complot… De deux ans son cadet, Tchicaya U Tam’si offre encore aux lettres brazza-congolaises une autre envergure, il est en effet considéré comme l’un des plus grands poètes africains. Né Gérald-Félix, il se choisit un pseudonyme significatif en vili, U Tam’si signifiant « celui qui parle pour son pays », et c’est pour sa part à Rimbaud qu’il fut comparé dès Le Mauvais sang (L’Harmattan), son premier recueil publié à 24 ans. Après avoir porté sa voix et celle des siens en France, il revint au pays à l’heure de l’indépendance qui sonna en 1960. Ses écrits entrèrent alors dans le champ de la littérature dite de la décolonisation (Le Ventre, Présence africaine) sans pour autant entrer en résonance avec le mouvement de la Négritude. Sa disparition précoce en 1988 n’a pas éteint la flamme, Gallimard lui a rendu un bel hommage en republiant ses Œuvres complètes entre 2013 et 2018.

Après l’Indépendance

Les années difficiles qui suivirent l’indépendance n’eurent pas raison de la littérature, même si certains écrivains choisirent de partir ou de reporter leurs écrits. Ainsi, Sylvain Bemba se consacra avant tout à son métier de journaliste avant de se tourner vers le théâtre (L’Homme qui tua le crocodile, Un foutu monde pour un blanchisseur trop honnête, etc.) puis vers le roman en 1979 avec Rêves portatifs, suivi de Le Soleil est parti à M’Pemba et Léopolis. Mambou Aimée Gnali quant à elle ne prendra la plume qu’en 2001 à un âge honorable comptant plusieurs décennies. Elle est quoiqu’il en soit une grande voix féminine à découvrir sans attendre aux éditions Gallimard avec Beto na beto : le poids de la tribu, un livre convoquant l’époque post-coloniale salué par Henri Lopes, mais aussi L’Or des femmes qui dénonce les rituels à l’encontre des jeunes filles, et à travers eux le conflit qui oppose tradition et modernité. Pour sa part, Jean-Baptiste Tati Loutard n’aura eu cesse d’écrire, de ses 30 ans, en 1968, jusqu’à ses derniers jours, en 2009, composant une précieuse bibliographie poétique voire contemplative qui lui a valu de grands honneurs. Les éditions Présence africaine ont conservé à leur catalogue plusieurs de ses titres, dont Le Dialogue des plateaux, L’Ordre des phénomènes, ou Le Masque du chacal dans lequel il se faisait le porte-parole de la guerre civile qui déchira la République du Congo.

Cette même guerre coûta à Emmanuel Dongala son exil américain. Alors directeur du Théâtre de l’Éclair et doyen de l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville, il perdit tout en 1997, ne devant son salut qu’à son amitié avec Philip Roth qui appuya sa demande d’asile aux États-Unis. Aujourd’hui, Dongala est connu dans le monde entier, notamment grâce à l’adaptation cinématographique de Johnny chien méchant, la terrifiante trajectoire d’un enfant soldat. La majeure partie de son œuvre est en France parue aux éditions Actes Sud : Photo de groupe au bord du fleuve, Le Feu des origines (Grand Prix Littéraire d’Afrique noire 1988) ou encore La Sonate à Bridgetower. Le dramaturge Maxime N’Débéka sera lui aussi contraint de s’exiler, un périple jusqu’en France qui sonnera comme une redite car au début des années 70, déjà, l’un de ses poèmes lui avait valu des démêlés politiques. Ses pièces (chez Obsidiane : Toi, le possible chimérique, L’Oseille, les citrons ; chez Lansman : Le Diable à longue queue) gardent l’écho de ses tourments. Sur les planches également, Sony Labou Tansi - né de l’autre côté du fleuve Congo en 1947 mais Brazzavillois d’adoption – fut fort applaudi et accumula les distinctions qui lui valurent d’être joué à l’international. Tansi était aussi romancier, La Vie et demie, qui décrit une dictature imaginaire appelée Katamalanasie, a été réédité par Points en 2022, une juste reconnaissance pour un livre considéré comme l’un des plus grands de la littérature africaine et malgré tout quelque peu oublié après la disparition tragique de son auteur qui, privé de passeport, ne put bénéficier d’un traitement pour le VIH qui le tua en 1995. Tansi avait également écrit à la demande de Radio-France Le Coup de vieux, un « drame en deux souffles » et quatre mains composé avec Caya Makhélé. Ce dernier, natif de Pointe-Noire, a poursuivi une belle carrière théâtrale et obtenu le Grand Prix Tchicaya U Tam’si pour La Fable du cloître des cimetières (L’Harmattan). La plupart de ses autres pièces se découvrent chez Acoria : L’Étrange destin de Batouala, Les 7 métamorphoses de Mytho, Métaphores picturales, Les Matins de Prague

Les nouvelles générations

Bien qu’ils aient été amenés à affronter de nombreux conflits, parfois à rejoindre la diaspora, ces auteurs nés dans la seconde partie du XXe siècle se montrèrent autant vigoureux et novateurs que leurs aînés. Nous pourrions ainsi citer le premier roman de Daniel Biyaoula (1953-2014), L’Impasse (Présence africaine) qui évoquait la difficulté de naviguer entre deux cultures et fut couronné par le Grand Prix littéraire d’Afrique noire en 1997, Léopold Congo-Mbemba (1959-2013) qui se consacra toute sa vie durant à promouvoir la poésie et a laissé derrière lui quelques somptueux recueils toujours disponibles chez L’Harmattan (Déjà, le sol est semé, Le Chant de Sama N’déye, Le Tombeau transparent), ou Gabriel Okoundji qui continue de nos jours d’explorer l’art poétique et de s’interroger sur la chose littéraire comme le démontre De l’identité culturelle congolaise, ouvrage (éditions Cana, 2017) reprenant deux de ses conférences.

Deux autres noms nous sont devenus bien plus familiers, celui d’Alain Mabanckou bien sûr, mais aussi celui de Wilfried N’Sondé qui vit le jour à Brazzaville en 1968, passa sa jeunesse en France où il revint s’installer après plus de 25 années en Allemagne. Tous deux ont été rapidement et amplement récompensés pour leurs livres dont le succès a largement outrepassé les frontières de leur pays natal et de leurs pays d’adoption. Ainsi, Mabanckou fut récipiendaire en 2006 du Prix Renaudot pour Mémoires de porc-épic (Seuil) après avoir reçu l’année précédente le Prix des cinq continents de la francophonie, tandis que N’Sondé s’est vu décerner cette même récompense en plus du Prix Senghor de la création littéraire pour son premier roman, Le Cœur des enfants léopards (Actes sud, 2007). Dans son œuvre abondante, mentionnons aussi Un océan, deux mers, trois continents pour lequel il fut lauréat en 2018 du prestigieux Prix Ahmadou-Kourouma. Pour conclure, la nouvelle génération semble décidée à maintenir la flamme à en croire l’exigence littéraire de Dieudonné Niangouna, dramaturge né à Brazzaville en 1976. Les belles éditions L’Œil d’or portent avec ferveur ses écrits romanesques, et ont pour l’heure publié Papa tombe dans la lune en 2022 et La Mise en papa en 2023. À tout juste 29 ans, Fann Attiki, originaire de Pointe-Noire, s’est également fait remarquer dès son premier titre, Cave 72, une fresque réaliste du Congo-Brazzaville contemporain publiée par Lattès en 2021.