La littérature romanche
Langue rétho-romane comme le frioulan, le romanche témoigne de la conquête des Alpes par les Romains en 15 av. J.-C. Pourtant, son passage à l’écrit et l’apparition de sa littérature se font tardifs, au moins pour trois raisons : la concurrence de l’italien et de l’allemand, toujours réelle aujourd’hui, le canton des Grisons est d’ailleurs le seul à être trilingue, le faible nombre de locuteurs, environ 50 000 de nos jours, ce qui vaut au romanche d’être inscrit sur la liste des langues menacées établie par l’Unesco, et le fait que le terme romanche englobe cinq langues différentes – le sursilvan, le surmiran, le vallader, le sutsilvan et le puter –, ce qui complexifie leur préservation. En 1982 fut créé le rumantsch grischun, une « langue-toit » unifiée à l’écrit qui facilite surtout la traduction des documents fédéraux, une obligation depuis qu’une votation en 1996 a ajouté à son statut de langue nationale (obtenu en 1938) celui de langue officielle.
La plus ancienne trace manuscrite remonterait au Xe siècle à Würzburg, mais c’est vraiment à l’heure de la Réforme que la langue se déploie à l’écrit, notamment grâce à l’Engadinois Johann Travers qui raconte en 1527 sa captivité au château de Musso (Chanzun de la guerra dalg Chiastè d’Müs). Les premiers textes sont surtout des traductions de textes religieux, Jachiam Bifrun (1506-1572) donne ainsi une version puter du Nouveau Testament en 1560. Il faut ensuite attendre le XIXe siècle pour que d’une part apparaissent les prémices de la standardisation, Zaccaria Palliopi fixe par exemple l’orthographe de la langue de la haute Engadine en 1857, et que d’autre part fleurisse la poésie. Elle raconte l’émigration sous la plume de Conradin Flugi von Aspermont (1787-1874) dans Alchünas rimas romaunschas, puis se fait patriotique sous celle de Gion Antoni Huonder dont Il Pur suveran (Le Paysan libre et indépendant, 1865) est devenu hymne régional, une veine que creusera avec brio Giachen Caspar Muoth (Il Gioder, 1886 ; A mesiras, 1896) qui évoquera aussi l’histoire des Grisons (Il Cumin d’Ursèra de 1425, 1896).
Un autre poète important est Peider Lansel, né à Pise en 1863 et mort à Genève en 1943, qui se consacra lui aussi à défendre la culture romanche, comme le confirment ses essais parus de 1913 à 1917 dans une collection au titre évocateur : Ni Italians, ni Tudais-chs, Rumantschs vulains restar (Ni Italiens, ni Allemands, nous voulons rester Romanches). Il a par ailleurs publié plus de deux cents poèmes qui lui valurent le prestigieux prix Schiller en 1943. Nous pourrions également citer Selina Chönz (auteure) et Alois Carigiet (illustrateur) pour leur série de livres pour enfants Schellen-Ursli, le novelliste Gian Fontana, Fluri Darms pour ses traductions vers le romanche de grands classiques de la littérature mondiale, Cla Bert pour son récit autobiographique Une jeunesse en Engadine, les talentueux frères Andri et Oscar Peer (Hannes, éditions d’En Bas, Coupe sombre, éditions Zoé), le très audacieux Hendri Spescha (1928-1982) dont il faut découvrir les recueils Il Giavin dalla siringia (1984) et Uss : poesias (1998), et le romancier Toni Halter qui s’interrogea sur la modernité. Le romanche a la particularité d’être la seule langue suisse à ne pas s’adosser à un autre pays, elle y a gagné une vigueur soutenue par la Ligia Romontscha dans laquelle Theo Candinas s’était impliqué. Toujours fragile, la relève semble quand même assurée par une nouvelle génération que représentent Leo Tuor, lauréat de nombreuses distinctions, et Arno Camenisch, qui sait avec habilité naviguer entre les langues ; son cycle grison se découvre aux éditions Quidam.
La littérature suisse italienne
Quand il est question de Suisse italienne, et malgré quelques vallées italophones dans les Grisons, c’est généralement au Tessin que l’on se réfère. Créé en 1803, ce canton reste culturellement tourné vers l’Italie bien que son « (r)attachement » à la confédération ait provoqué ses premiers « écrits suisses » : La Svizzera italiana (1840), ouvrage statistique du futur homme politique Stefano Franscini (1796-1857), et la Correspondance que Vincenzo d’Alberti (1763-1849), secrétaire d’État, entretint avec Paulus Usteri. En littérature, Francesco Chiesa (1871-1973) s’interroge lui aussi sur l’identité tessinoise et exerce une grande influence en s’engageant notamment pour la défense du patrimoine. Il obtiendra le prix Schiller en 1928 et est, en autres, l’auteur de Racconti puerili et des Sonetti di San Silvestro. Giuseppe Zoppi (1896-1952), quant à lui, chante le mode de vie des paysans tessinois dans Il libro dell’alpe (Le Livre des Alpes, 1922) qui lui vaut une grande renommée. Il est en outre le traducteur italien de Ramuz.
En 1921 naît à Airolo celui qui est considéré comme le plus grand poète suisse italien : Giorgio Orelli (1921-2013), aussi à l’aise avec la métrique la plus stricte qu’avec le vers libre, il offre ainsi de nouvelles perspectives à une poésie restée jusqu’alors très classique. Usant du dialecte et de l’italien, il interroge le quotidien et oppose la splendeur de ses paysages aux affres de la modernité. Il est aussi le témoin de la difficulté des auteurs tessinois à se faire reconnaître : lui qui publiait régulièrement en revue et figurait dans des anthologies en Italie, ne vit son recueil Sinopie entièrement traduit en français qu’en 2000 (éditions Empreintes). Les éditions Circé publient en 2021 ses nouvelles sous le titre Un jour de la vie. Son cousin, Giovanni Orelli (1928-2016), se fit connaître comme romancier en Italie, des traductions sont parues en France (Le Rêve de Walaceck, 1998, Gallimard) et en Suisse (Les Myrtilles du Moléson, 2020, La Baconnière). Sa langue savoureuse et âpre mêlait le tessinois à l’italien et lui valut le prix Schiller en 2012. Enfin, Fabio Pusterla, par ailleurs traducteur de Jaccottet, a lui aussi acquis une certaine renommée au-delà des frontières cantonales, preuve peut-être que la tendance s’inverse comme semblent le confirmer le grand prix suisse de Littérature remis en 2016 à Alberto Nessi et la bonne réception des travaux de Pierre Lepori qui publie (et s’autotraduit !) aux éditions d’En Bas (Comme un chien, Nuit américaine) et d’Anne Ruchat, née à Zurich en 1959, élevée dans le Tessin et résidant désormais en Italie.
La littérature romande
La rivalité supposée entre la Suisse francophone et la France tiendrait-elle au fait que celle-ci ait parfois la fâcheuse habitude de s’approprier certains auteurs, comme elle put le faire avec Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, Rêveries du promeneur solitaire) dont on oublie trop souvent qu’il est né à Genève en 1712 ? L’histoire se répète avec Mme de Staël, l’auteure d’une Correspondance devenue classique – bien que ce soit à Paris qu’elle ait vu le jour, toutefois dans une famille genevoise –, puis avec Benjamin Constant (Adolphe, Le Cahier rouge), Lausannois de naissance, naturalisé Français en 1790. Au XIXe siècle, Henri-Frédéric Amiel s’interroge et publie Du mouvement littéraire dans la Suisse romane et de son avenir en 1849, tout en tenant un volumineux Journal empreint de philosophie. Pendant ce temps, dans cette même cité genevoise, Rodolphe Töpffer invente la bande dessinée.
Le siècle est aussi celui qui voit naître de très grands écrivains qui, même s’ils cèdent parfois aux sirènes parisiennes, n’en demeurent pas moins représentatifs d’une vraie âme suisse, Édouard Rod (Le Sens de la vie, La Course à la mort) refuse d’ailleurs de siéger à l’Académie française pour ne pas avoir à renoncer à sa nationalité. Les frères Cingria, Alexandre et Charles-Albert, rivalisent dans tous les arts, tandis que Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) s’affirme dans la veine régionaliste et dans un style au plus proche du parler vaudois. Ses romans – Aline, La Grande Peur dans la montagne, Derborence, etc. – sont incontournables. Au XXe siècle, la littérature de voyage offre à la Romandie certaines de ses plus belles pages grâce à Blaise Cendrars (Prose du Transsibérien, Bourlinguer), Ella Maillart (Oasis interdites, La Voie cruelle) et à l’inestimable Nicolas Bouvier (L’Usage du monde, Le Poisson-scorpion), mais la poésie n’est pas en reste : l’œuvre de Gustave Roud (1897-1976) et celle de Maurice Chappaz (1916-2009) précédent celle de Philippe Jaccottet (1925-2021) qui connut l’honneur rare d’entrer dans la Pléiade de son vivant. En 1973, Jacques Chessex rafle le Goncourt avec L’Ogre et n’en finit pas de présenter une image bien peu policée de la Suisse romande, comme le fera en 1982 Yvette Z’Graggen dans Les Années silencieuses. En voix féminines, il faudrait citer encore Corinna Bille, Alice Rivaz, Anne Cuneo, Monique Saint-Hélier, et en voix contemporaines hésiter, tant elles sont nombreuses et talentueuses : Noëlle Revaz, Joël Dicker, Daniel de Roulet, Thomas Sandoz, Blaise Hofmann, etc.
La littérature alémanique
L’allemand, utilisé par 65 % de la population, se décline à l’oral en patois locaux (züritüütsch, bärndütsch, etc.) mais s’écrit en respectant le « bon allemand » selon la formule consacrée, bien que périodiquement des auteurs préfèrent user du dialecte (Carl Albert Loosli, Ernst Burren, Pedro Lenz…). Littérature séculaire, elle offre dès le Moyen Âge des chefs-d’œuvre au nombre desquels se comptent le Codex Manesse, somptueux manuscrit de poésie lyrique (minnesang), et la traduction de la Bible réalisée par Ulrich Zwingli. Le siècle des Lumières voit Zurich devenir sphère d’influence du monde des lettres germanophones, les maisons d’édition s’y multiplient et les intellectuels s’y pressent : Johann Jakob Bodmer, Johann Jakob Breitinger, Albrecht von Haller, Johann Gaudenz von Salis-Seewis…
Le XIXe siècle se teinte d’un certain patriotisme, le Bernois Albert Blitzius – sous le pseudonyme de Jeremias Gotthelf – loue le monde rural en usant parfois du dialecte dans la saga d’Uli à lire chez L’Âge d’homme, il craint la modernité à laquelle aspire Gottfried Keller (Les Gens de Seldwya, éditions Zoé). En poésie domine Conrad Ferdinand Meyer (1825-1898) même si ce sont surtout ses nouvelles qui ont été traduites en français (La Femme juge, éditions de l’Aire, Coup de feu en plein sermon à L’Âge d’homme), et la littérature jeunesse accueille avec bonheur Heidi sous la plume de Johanna Spyri (1827-1901).
À l’heure de la Première Guerre mondiale, Zurich se fait dada quand le Roumain Tristan Tzara y fait la rencontre de l’Allemand Hugo Ball, et le Bâlois Carl Spitteler devient prix Nobel de littérature en 1919. Dix ans plus tard, Robert Walser entre en clinique psychiatrique, il y restera jusqu’à sa mort, en 1956. Ce n’est vraiment qu’après celle-ci que sera reconnue la force de son étrange parcours littéraire, de ses romans à ses « microgrammes » : Les Enfants Tanner, Seeland, La Rose, etc. Dans les années 1970, au buffet de la gare d’Olten se réunit un groupe éponyme, cette association d’écrivains peut s’enorgueillir de compter dans ses rangs, comme dignes représentants de la Suisse alémanique, l’écrivain multifacettes Max Frisch (Stiller, Grasset, Journal berlinois, éditions Zoé) et le dramaturge Friedrich Dürrenmatt que les éditions Albin Michel ont entrepris de republier intégralement. Ses romans (La Promesse, La Panne, Le Juge et son bourreau, Le Soupçon) ont fait l’objet d’un premier tome en 2021, et son théâtre, indispensable, est disponible chez Arche éditeur : Le Météore, Les Physiciens, Les Fous de Dieu… La littérature contemporaine est toujours d’une extrême vivacité, comme le suggèrent les succès de Peter Stamm, Martin Suter, Alain Claude Sulzer, Matthias Zschokke ou Lukas Bärfuss.