Sept siècles d’histoire
Origines. Le bektashisme tire son nom de Haci Bektas Veli, un personnage saint de l’islam du XIIIe siècle originaire du Khorassan, vaste région aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan. Perse turcophone descendant du prophète Mahomet, c’est un important théologien de l’alévisme, un courant soufi proche du chiisme né au VIIIe siècle. Exilé en Anatolie (actuelle Turquie), Haci Bektas Veli s’attire quantité de fidèles et profite de la protection de l’Empire ottoman naissant. Après sa mort, en 1271, plusieurs groupes soufis s’inspirent de ses enseignements et suivent les Ottomans dans leur conquête des Balkans. Mais ce n’est qu’en 1501 que le bektashisme naît réellement avec Balim Sultan (1457-1517). Ce Turc de Grèce est considéré comme le fondateur de la confrérie. À la demande du sultan Bayezid II, il organise un réseau de tekkés et rédige les grands principes du mouvement. Recrutant d’abord parmi les paysans turcophones, le bektashisme va devenir l’épine dorsale de l’Empire ottoman jusqu’au début du XIXe siècle.
Essor. Grâce à des similarités avec le christianisme, la confrérie séduit certains éléments de la classe dirigeante chrétienne des Balkans ottomans. Le bektashisme s’impose aussi au sein des janissaires. Ce corps d’élite de l’armée ottomane recrute l’essentiel de ses effectifs parmi les chrétiens, en particulier par la pratique du devchirmé, c’est-à-dire l’enlèvement d’enfants albanais, grecs ou slaves convertis à l’islam. À l’origine « esclaves soldats », les janissaires gravissent rapidement les échelons de la hiérarchie. Les généraux, missionnaires et poètes bektashis accompagnent ainsi les sultans de la Bosnie à l’Algérie. Plus localement, dans l’Épire, du sud de l’Albanie au nord de la Grèce, le bektashisme profite de l’essor des pachas, des gouverneurs ottomans avides d’autonomie et méfiants à l’égard du clergé sunnite jugé trop proche du pouvoir central. C’est notamment le cas du puissant Ali Pacha de Tepelena (1740-1822), gouverneur albanais de Ioannina (Grèce) qui va encourager le développement des bektashis dans l’Épire. En 1821, celui-ci déclare son indépendance et soutient les premiers mouvements de l’insurrection grecque. Cette crise, qui se solde par l’assassinat d’Ali Pacha (1822) et l’indépendance de la Grèce (1832), marque le début du déclin de l’Empire ottoman.
Refuge albanais. Alors que l’Empire cherche à se réformer, un conflit interne s’engage entre les imams sunnites, qui prêchent un retour aux valeurs de l’Islam, et les modernistes, soutenus par les janissaires et les bektashis. En 1826, une révolte des janissaires fournit au sultan Mahmud II le prétexte d’une solution radicale : le massacre des janissaires et le bannissement des bektashis. La confrérie est reléguée aux marges de l’Empire, principalement dans les territoires albanophones. Elle installe son siège à Tetovo, aujourd’hui en Macédoine du Nord, et profite de la protection des pachas locaux. À partir de 1830 l’autonomie des pachas albanais est remise en cause. Des révoltes éclatent et avec elles naissent les prémices d’un sentiment national. Au sein d’une population largement illettrée, les bektashis font figure d’élite intellectuelle. Ils constituent le socle de la Rilindja Kombëtare, la « Renaissance nationale ». Ce mouvement qui cherche à affirmer une identité albanaise au sein de l’Empire est dominé par l’écrivain bektashi Sami Frashëri (1850-1904) et ses frères Naim et Abdyl. En 1912, quand la première guerre balkanique contraint les Ottomans à se retirer d’Europe, l’Albanie déclare son indépendance avec, à sa tête, un nouvel intellectuel bektashi, Ismail Qemal (1844-1919). Le poids de la confrérie dans le pays va encore se renforcer en 1925 lorsque Atatürk interdit les confréries soufies en Turquie. Quant à Tetovo, elle est alors sous domination serbe. Le siège de la confrérie est installé en Albanie, d’abord à Korça en 1930, puis à Tirana en 1931. Alors que les autres confessions sont continuellement soupçonnées d’influence étrangère, le bektashisme apparaît de plus en plus comme un mouvement religieux authentiquement « albanais ». À ce titre, il bénéficie du soutien du roi Zog qui tente de se défaire de la tutelle italienne.
Disparition et renaissance. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la confrérie penche davantage pour les mouvements de résistance nationalistes aux dépens des communistes, ce qui vaut aux bektashis d’être, eux aussi, victimes de la répression antireligieuse menée par Enver Hoxha à partir de 1944. Celle-ci atteint son paroxysme avec la proclamation de l’athéisme en 1967. Le siège de la confrérie revient à Tetovo jusqu’en 1992, date à laquelle la liberté de culte est rétablie en Albanie. Si le clergé bektashi ne compte alors plus que six membres dans le pays, le mouvement a mieux résisté que les autres confessions grâce à une pratique religieuse davantage axée sur la réflexion personnelle que sur la prière collective. Mais à l’inverse des catholiques, des orthodoxes et des sunnites albanais, les bektashis n’ont pu compter que sur une faible aide étrangère. Si le mouvement bénéficie toujours d’une immense aura dans la société, il s’est largement appauvri intellectuellement et ne dispose plus, comme autrefois, de grands poètes ni de théologiens reconnus.
Tekkés et lieux saints des bekatshis
Un tekké, c’est quoi ? Comparable à la fois à une mosquée sans minaret et à un monastère chrétien, le tekké (teqeja en albanais) est un espace de prière, de réunion, de cérémonies rituelles et de discussion pour les adeptes du soufisme ainsi que le lieu de vie des derviches. On en compte environ 400 en Albanie, dont les trois quarts appartiennent à la confrérie des bektashis. Notez qu’ils sont le plus souvent ouverts aux visiteurs.
Siège international du bektashisme. Le « Vatican des bektashis » se trouve à Tirana et comprend le plus grand tekké du pays. Ce dernier a été érigé en 2015 à l’emplacement de l’ancien tekké datant de 1931. Il dispose d’un petit musée et c’est là que réside Baba Mondi, le leader mondial de la communauté depuis 2011.
Autres grands tekkés d’Albanie. Ils datent des XVIIIe-XIXe siècles et sont surtout implantés dans la partie sud, comme le tekké de Frashër (1815), situé près de Përmet, qui fut le fief de la famille Frashëri et le centre névralgique de la « Renaissance nationale » albanaise à partir de 1878. À Korça, le tekké Turan (1812) accueillit brièvement le siège mondial de la confrérie en 1930. Il faut aussi citer le tekké Dollma (1789) de la forteresse de Kruja, et le tekké Balim Sultan (1779) de Martanesh, dans la région de Diber, où, selon la tradition albanaise, fut inhumé le fondateur de la confrérie. Aux alentours de Gjirokastra se trouvent le tekké de Zall (1780) et le très actif tekké de Melan (1800), à Libohova.
À l’étranger. Les lieux les plus sacrés du bektashisme se trouvent hors d’Albanie. Au centre de la Turquie, le complexe d’Hacıbektaş fut érigé au XIIIe siècle et accueille les türbes (mausolées) des deux figures tutélaires du mouvement, Haci Bektas Veli et Balim Sultan. En Thrace grecque, à Didymoticho, le tekké Seyyit Ali Sultan a été fondé au XVIe siècle par un disciple de Balim Sultan dans le village natal de celui-ci. En Macédoine du Nord, le tekké Arabati Baba (1538) de Tetovo constitua le siège de la confrérie de 1826 à 1930. Enfin, à Budapest, en Hongrie, le türbe du poète bektashi Gül Baba, compagnon du sultan Soliman le Magnifique, mort en 1541, constitue l’un des plus importants lieux de pèlerinage musulmans en Europe.
Mont Tomorr. En Albanie, le lieu le plus saint des bektashis est cette montagne située près de Berat. Sur l’un des deux pics du mont Tomorr, à 2 400 m d’altitude, a été érigé en 1620 le türbe d’Abbas ibn Ali. Selon la croyance locale, ce mausolée accueille une partie des cendres d’Abbas ibn Ali (647-680), fils d’Ali, considéré comme le premier imam par les chiites et une partie des soufis. Le bâtiment a été reconstruit en 2006 et accueille chaque année, du 20 au 25 août, le plus grand pèlerinage du pays. En contrebas, le tekké bektashi de Kulmak date, lui, de 1916.
Grands principes du bektashisme
Entre soufisme et chiisme. Le bektashisme est l’un des innombrables courants de l’islam. Il se rattache aussi bien au soufisme qu’au chiisme. Au soufisme, car les adeptes ont une approche ésotérique et mystique de la religion : ils cherchent la Vérité (voie d’élévation spirituelle) par le biais d’une initiation. Et au chiisme, car les bektashis vénèrent l’imam Ali, cousin de Mahomet. Ils le considèrent comme le successeur du Prophète, à l’inverse des sunnites (85 % des musulmans à travers le monde) pour qui Abu Bakr, compagnon de Mahomet, est à la fois le successeur du prophète et le premier calife de l’islam. Les sunnites voient d’ailleurs les bektashis comme des chiites, voire des hérétiques.
Textes sacrés. Chez les bektashis, le Coran n’est qu’un livre parmi d’autres. La confrérie accorde la même importance à trois autres textes sacrés : la Bible, la Torah et le livre des Psaumes. Si ces deux derniers sont reconnus par l’ensemble des musulmans, ce n’est pas le cas de la Bible, qui comprend en particulier le Nouveau Testament des chrétiens. Cette tradition singulière remonte à la conquête de l’Anatolie byzantine par les Ottomans au XIIIe siècle, quand la majorité de la population était encore orthodoxe ou fraîchement convertie à l’islam. Toutefois, c’est le Coran qui est le plus souvent lu, car considéré comme le dernier livre saint envoyé par Dieu. Mais les bektashis pensent que les écrits de Mahomet doivent être replacés dans leur contexte historique et, surtout, lus à deux niveaux : de l’extérieur (la forme) et de l’intérieur (le fond). Ce qui laisse une large place à une interprétation ésotérique du Coran. Enfin, quantité de poèmes et textes théologiques turcs et perses médiévaux font également partie des lectures jugées nécessaires pour atteindre la Vérité.
Emprunts aux autres religions. Outre la Bible, de nombreuses traditions chrétiennes ont façonné les pratiques de la confrérie, comme les rites de la confession ou du partage du pain toujours suivis. Les grandes figures du mouvement sont aussi vénérées comme des saints chrétiens. D’ailleurs, alors que la majorité des musulmans rejettent le culte des images, dans les tekkés et les maisons des bektashis trône le portrait de l’imam Ali, souvent entouré par ceux de Haci Bektas Veli et de Balim Sultan. Tous ces personnages sont associés à des miracles et leurs türbes sont le lieu de rituels qui ne sont pas sans évoquer les processions chrétiennes. La confrérie a aussi conservé des croyances de l’antique religion grecque. L’art de la divination bektashi est ainsi sans doute hérité des oracles de la Pythie de Delphes, puisque jusqu’au début du XXe siècle, certaines femmes de la confrérie inhalaient des vapeurs de soufre pour entrer en état extatique et prédire l’avenir. Ce n’est plus pratiqué aujourd’hui, mais les superstitions demeurent nombreuses et bien tolérées par les bektashis, comme le port d’une amulette ou le fait d’accrocher des objets ou un bout de tissu dans un lieu saint en vue d’obtenir les faveurs des « saints ».
Humanisme et tolérance. Les grands principes édictés par Haci Bektas Veli au XIIIe siècle sont considérés par l’Unesco comme précurseurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Cela tient au fait que les bektashis placent « l’amour du genre humain » au centre de leurs croyances. Car, pour eux, l’homme est la manifestation de Dieu et, selon Haci Bektas Veli, « le plus beau livre à lire est l’être humain ». Il en découle une grande tolérance. Par exemple, pour les bektashis, l’homme et la femme sont égaux. Les femmes ne sont pas voilées et participent aux cérémonies religieuses aux côtés des hommes. Alors que le Coran proscrit la consommation d’alcool, la confrérie la tolère, puisqu’elle considère que cet interdit correspond à un contexte et à une époque (l’Arabie du VIIe siècle) qui ne sont pas transposables. L’ivresse légère est parfois encouragée, puisqu’elle « permet de connaître la véritable nature de l’homme ». D’ailleurs, la consommation de vin ou de raki fait partie de certains rituels. Enfin, une place prépondérante est également accordée aux sciences et au savoir, notamment au travers de la médecine afin d’apaiser les douleurs des hommes. La confrérie se veut moderniste et prend pour cela l’exemple du Prophète qui, en son temps, fut considéré comme progressiste. Toute cette pensée a largement influencé les sunnites turcs, perses et balkaniques. Ainsi, dans leur ensemble, les musulmans albanais ont des coutumes bien distinctes des musulmans arabes.
Cérémonies et rituels. Des très réputés « derviches tourneurs » de la confrérie des mevlevis en Turquie au spectaculaire percement des joues pratiqué par les rifais du Kosovo, chaque courant soufi possède ses propres rites. Chez les bektashis, la cérémonie religieuse est moins spectaculaire et demeure privée. Elle s’articule autour du sühbet, la « conversation ». De cinq à trente adeptes se réunissent dans un tekké ou dans une maison sous la direction d’un baba, chef spirituel appelé dede en albanais. Cela commence par un règlement des conflits et la confession des membres de la communauté. La séance peut se poursuivre par de la musique, des lectures, des poèmes sacrés chantés, un repas et le rituel du vin partagé par les hommes et les femmes. Le baba prodigue des conseils, transmet les enseignements religieux et écoute les fidèles. Traditionnellement, les bektashis ne suivent pas le jeûne du ramadan, les cinq prières quotidiennes ni la grande prière collective du vendredi comme les autres musulmans. Mais certains bektashis albanais assistent régulièrement aux cérémonies sunnites dans les mosquées, de même que certains adeptes d’autres confessions peuvent être invités à participer au sühbet. La plus grande fête religieuse de la confrérie est Norouz, le 22 mars, à l’occasion du nouvel an perse. Celle-ci possède à la fois un caractère public et national. Chacun peut y participer. Les dirigeants de l’État et les représentants des autres cultes y sont conviés. À Tirana, au siège mondial du bektashisme, la cérémonie s’ouvre par l’hymne national albanais, se poursuit avec un rappel du rôle joué par la confrérie dans l’histoire du pays, un prêche prônant la tolérance, puis s’achève par une distribution de sandwichs et de confiseries.