PF0234454.jpg
shutterstock_1109081423.jpg

Une mosaïque d’identités et de langues

L’identité arabe, complexe et multiforme, est souvent résumée à une donnée ethnique floue et non pertinente. Quelle origine ethnique unique pourrait rassembler des pays aussi divers que la Mauritanie, le Maroc, Le Liban, l’Égypte et l’Irak ? De plus, l’Égypte a été maintes fois conquise par des « étrangers » : Hyksos, Arabes, Turcs, Français, Anglais… Tous ont laissé une marque, culturelle, génétique, linguistique, sur la terre d’Égypte.

Les enjeux qui entourent la représentation des identités sont complexes et doivent être abordés en connaissance de cause. Les termes que nous utilisons ici sont donc les termes que les populations elles-mêmes utilisent pour se désigner.

Les Égyptiens composent 99 % de la population du pays. Qu’ils soient musulmans ou chrétiens, leurs ancêtres sont installés sur le territoire égyptien depuis plusieurs siècles. Leur langue maternelle est l’arabe. De temps en temps, comme expression d’une minorité́ qui a parfois du mal à trouver ses marques, les Coptes déclarent être les vrais Égyptiens, ceux « d’avant la conquête arabe ». C’est toutefois faire peu de cas des mariages qui eurent lieu depuis, entre musulmans et chrétiens, conquérants arabes et peuples « indigènes » ainsi que des conversions. Si l’on désigne l’Égypte comme un pays arabe, c’est avant tout en référence à la langue qui dirige la majorité des échanges et communications. L’arabe égyptien est parlé par toute la population du pays avec une diversité d’accents immense ! L’accent du Caire, si caractéristique, diffère grandement des accents d’Assouan, de Louxor, d’Alexandrie ou de Damiette. Dire que chaque ville a son accent propre n’est pas une exagération. Ces changements affectent la prononciation même de certaines lettres. Ce qu’un habitant de Louxor prononcera « j » sera prononcé « gu » au Caire ; une lettre que l’on ne prononce pas au Caire ou à Alexandrie se prononce « gu » en Haute Égypte… Et évidemment les expressions et références culturelles locales ponctuent une langue riche et variée.

Les Nubiens sont la minorité ethnique la plus importante d’Égypte. Plus qu’une appartenance ethnique, ils revendiquent l’appartenance à un peuple à part entière avec une langue différente et une culture particulière. Historiquement, la Nubie s’étend entre la première cataracte du Nil, à Assouan, et, le long du Nil, jusqu’à ce qui est désormais la capitale du Soudan, Khartoum. Toutefois, la Nubie est multiple et on y parle au moins cinq types de langues nubiennes. Le tracé des frontières et la submersion de la Nubie égyptienne par les eaux du lac Nasser a séparé les Nubiens d’Égypte des Nubiens du Sud. Ils revendiquent l’héritage d’une civilisation millénaire, toujours en contact avec l’Égypte : parfois vassaux, parfois voisins. Ils ont également dirigé l’Égypte, comme lors de la XXVe dynastie. Principalement installés dans la région d’Assouan et de Kom Ombo depuis la construction du haut barrage, l’exode rural ne les a toutefois pas épargnés et nombre d’entre eux habitent désormais au Caire ou dans le Delta. Au Caire, ils ont souvent été favoris pour les emplois de domestiques et de concierges pour les familles riches, rassurées par leur réputation d’honnêteté… Les Nubiens sont victimes de discrimination liée à leur couleur de peau ou à leurs pratiques culturelles. Si les préjugés les plus répandus dans la société égyptienne sont parfois vus comme « positifs », ils ont toutefois un impact considérable sur les relations entretenues avec la majorité. Le paternalisme et le mépris qui l’accompagne ne sont pas rares. Leur langue maternelle est le nubien, jusqu’au déplacement de 1964. L’arabe était cependant parlé par beaucoup, surtout par les hommes, qui entretenaient des relations économiques avec les populations du Nord du pays. Depuis, l’usage de ces langues a fortement diminué, principalement à cause du déplacement des populations vers des zones moins isolées et majoritairement égyptiennes. Kom Ombo, Assouan et les villages qui bordent le Nil jusqu’au barrage sont désormais le centre de la culture nubienne. Certains essaient de préserver et de dynamiser le patrimoine culturel, qu’il soit architectural, artisanal ou musical, avec succès souvent ! Symbole des transformations récentes de la culture nubienne, le chanteur Mohamed Mounir a connu un immense succès en Égypte et à l’étranger. Sa musique est souvent marquée par les sons et instruments de sa région natale.

Au nord-ouest du pays, à quelques kilomètres de la frontière libyenne, les Berbères d’Égypte peuplent les oasis de Siwa. Ils sont entre 20 et 30 000 et parlent le siwi, une langue berbère très proche du rifain marocain. Longtemps resté très isolée de l’État central égyptien, Siwa peut être considérée comme indépendante, jusqu’à ce que l’armée de Mohammed Ali occupe l’oasis et y impose l’influence du jeune État égyptien. Ce n’est que dans les années 1990 que les Siwis sont rattachés au reste du pays par une route goudronnée. Depuis, un processus certain d’« égyptianisation » a lieu, sans qu’aucune étude n’en analyse l’ampleur. Tout comme les Nubiens, la plupart des Siwis sont bilingues arabes. Si les institutions égyptiennes ont pied dans l’oasis, les populations sont toujours gérées majoritairement par les institutions traditionnelles tribales, comme c’est le cas dans certaines régions de Haute Égypte. La justice y est rendue par le chef de village ou d’autres personnalités légitimes. La justice étatique n’intervient qu’en cas de crimes.

L’Égypte, avec l’Arabie saoudite, la Jordanie et Israël, est un des rares pays ayant une importante population de Bédouins. Ils seraient 380 000 selon des chiffres de 2007 et habitent principalement la péninsule du Sinaï. Ils parlent un dialecte arabe bien distinct. L’identité bédouine ne se réfère pas à une appartenance ethnique mais à l’appartenance aux tribus bédouines historiques, créant donc une identité complexe et mouvante. Les tribus se réfèrent généralement à un ancêtre commun, souvent issu de la péninsule arabique, et qui donne son nom à la tribu. L’identité bédouine était marquée par un mode de vie nomade et l’élevage de caprins, d’ovins et de camélidés. Toutefois, depuis le XXe siècle, leurs sociétés ont subi des bouleversements majeurs et la plupart des Bédouins égyptiens sont désormais semi-nomades ou sédentarisés. Leur intégration au système étatique égyptien est difficile du fait des difficultés à allier mode de vie bédouin avec les contraintes et devoirs imposés par les États modernes et leurs frontières. C’est ce qui explique en partie les nombreuses révoltes contre l’État central qui secouent le Sinaï depuis plusieurs décennies.

Au sud de l’Égypte habitent différents peuples nomades, principalement entre la mer Rouge et les rives du Nil et du lac Nasser. Les Bedjas, notamment, habitent un territoire à cheval entre l’Égypte, le Soudan et l’Érythrée. Ils seraient plus d’un million en Égypte et parlent le bedja, une langue d’origine couchitique originaire de la corne de l’Afrique.

Terre de refuge, d’émigration et mouvements de population récents

L’Égypte, proche de nombreuses zones de conflit, accueille un nombre important de réfugiés et de demandeurs d’asile. Depuis le début du XXe siècle, l’Égypte a accueilli des victimes de tous les conflits régionaux. Fuyant l’Empire ottoman, de nombreux Arméniens ont trouvé refuge en Égypte à partir de 1915. Certaines études estiment le nombre d’Arméniens à 40 000 en 1952, nombre d’entre eux ont quitté l’Égypte après la chute de la monarchie. À partir de 1948, environ 50 000 Palestiniens ont quitté leur pays natal pour l’Égypte face à la guerre qui a suivi la déclaration d’indépendance d’Israël, la plupart y habitent toujours. Plus récemment, de nombreux Irakiens ont quitté leur pays en proie à des guerres sans fin et se dirigent vers l’Égypte. Ce sont désormais les Syriens qui constituent le gros du contingent de réfugiés en Égypte. Ils ont ouvert de nombreux restaurants, principalement au Caire et s’intègrent malgré des conditions de vie pénibles et un difficile accès à la régularisation. Soudanais, Éthiopiens et Érythréens sont également nombreux, principalement au Caire. L’Égypte héberge un grand nombre de personnes qui fuient des conflits ou des situations de grande misère. Toutefois, l’État égyptien ne fournit qu’un service minimum et ce sont principalement les institutions onusiennes qui fournissent un appui institutionnel aux réfugiés.

Mais l’Égypte a également connu des déplacements de population internes qui ont bouleversé de nombreux territoires. L’exode rural a évidemment fait exploser la population des zones urbaines à partir des années 1960, mais les conflits ont également entraîné des déplacements importants. De nombreux habitants des villes de la zone du canal de Suez ont afflué vers Le Caire et le Delta durant les conflits qui ont touché ces zones en 1956, 1967 et 1973. Port Saïd notamment a été le théâtre de lourds combats en 1956 et 1967. La population a été également entièrement évacuée avant la guerre de 1973 ! Beaucoup de ces déplacés internes sont venus s’installer dans les faubourgs informels du Caire qui fleurissaient alors. En 1964, 50 000 Nubiens ont été déplacés suite à la construction du haut barrage d’Assouan, principalement vers Kom Ombo et Assouan, mais également au Caire, à Alexandrie et dans le reste du pays. Ces dernières années beaucoup d’habitants du nord du Sinaï ont pris la route de l’exil intérieur pour échapper aux groupes djihadistes et aux combats qui font souvent rage entre le gouvernement et les groupes armés. Selon certains scientifiques, ce ne sont pas loin de six millions de personnes qui pourraient être déplacées par la montée des eaux de la mer. En effet, Alexandrie et son agglomération sont particulièrement vulnérables à la montée des eaux due au réchauffement climatique.

Les Nubiens et leur combat

50 000 Nubiens ont été déplacés en 1964, quittant pour toujours leur terre natale, submergée par les eaux du Nil, retenues par la construction de barrage. Depuis, la culture nubienne, et notamment sa langue, s’est diluée dans la culture « globale » égyptienne. Toutefois, et depuis 1964, des activistes combattent pour la préservation des droits culturels et économiques des Nubiens, et notamment des descendants des déplacés de 1964. Récemment, les nouvelles générations portent de nouvelles revendications et réactivent l’activisme nubien. En effet, plusieurs manifestations ont eu lieu ces dernières années pour un droit au retour des Nubiens vers les rives du lac, droit inscrit dans la nouvelle constitution égyptienne de 2014. Pourtant, l’armée continue de saisir des terres pour de gigantesques projets agricoles, interdisant de facto le retour des populations. Ces manifestations sont une exception dans le contexte politique actuel de répression violente. Arrêté en septembre 2017 après une manifestation pour le droit au retour, l’activiste nubien Gamal Sourour est décédé dans sa cellule des suites d’une grève de la faim.