Le libéralisme pour soutenir l’économie
À peine porté au pouvoir, Narendra Modi met en place son programme de libéralisation de l’économie en facilitant notamment les investissements étrangers, jusque-là très contrôlés. Il est désormais possible à n’importe quel ressortissant étranger de monter une entreprise en Inde. Cette mesure phare s’accompagne d’une mise en place d’un système de TVA progressif au niveau fédéral. Cette taxe est venue s’ajouter à la TVA locale et a fait bondir les prix, notamment dans le secteur du tourisme. Les chambres répondent désormais à 4 taux différents de taxation, en fonction de leur prix de vente, qui peut aller jusqu’à 28 % pour les chambres de luxe. Élu sur un programme anti-corruption, Modi fait retirer du circuit, en 2016, les billets de 500 Rs et 1 000 Rs, ce qui représentait 86 % de l’argent en circulation. Les Indiens ne disposent alors que de quelques semaines pour échanger en banque leurs anciens billets. Cette démonétisation a créé un mouvement de panique, alors que par tradition les Indiens conservent leurs économies sous leur matelas. Mais elle a permis, de façon radicale, de mener un grand nombre d’Indiens vers les banques, de les obliger à ouvrir un compte et de faire entrer des milliards de liquidité dans le système bancaire. Les infrastructures ne sont pas oubliées, avec la mise en œuvre de projets pharaoniques et nouveaux pour le pays. Une autoroute à péage réservée aux camions, bus et voitures reliant Delhi à Mumbai voit le jour, tandis qu’Indian Railway, la compagnie nationale ferroviaire, lance des appels d’offre pour la construction d’une ligne à grande vitesse reliant Mumbai et Ahmedabad (Gujarat). Ces grandes réformes s’accompagnent d’un volet social avec la mise en place d’un système de retraite ou d’aides pour les populations les plus pauvres, notamment par le biais de coupons de nourriture ou d’énergie (gaz, kérosène…).
Sur le plan international, Modi perpétue la tradition de non-alignement. Le Premier ministre rencontre les chefs d’État importants et influents, et négocie pied à pied des contrats conséquents pour les deux parties. S’il achète des armes ou du matériel militaire, il entend qu’en contrepartie le fournisseur investisse dans l’industrie ou les services. La crise du Covid a notamment permis à l’Inde de se positionner dans le concert mondial de la fabrication de vaccins, en produisant les antidotes destinés aux pays émergents. Lorsque Vladimir Poutine déclare la guerre en Ukraine en février 2022, Modi s’abstient de condamner l’invasion russe. Il en profite pour acheter gaz et pétrole à un prix bradé, qu’il revend ensuite aux pays occidentaux soumis à l’embargo. Certains voient dans cette politique de zèle économique un grand pragmatisme ; d’autres de l’opportunisme, voire du cynisme.
L’agriculture, l’épine dans le pied
L’Inde est une société principalement agricole. Si le secteur ne représente que 15 % du PIB, il met au travail 50 % de la population. La planification de l’agriculture dans les années 1960 a transformé le secteur. Le gouvernement s’est concentré sur le développement de régions à possibilités de cultures extensives, d’un réseau complet d’irrigation, d’emplacements de choix pour la production de bois de construction. Non seulement l’Inde est devenue autosuffisante en grain d’alimentation, mais elle exporte une partie de ses récoltes. Malgré tout, le secteur demeure fragile. Peu d’agriculteurs possèdent leurs terres. Ils doivent reverser une grande partie de leur récolte au propriétaire. Ils s’endettent pour acheter des semences modifiées dans l’espoir de meilleurs rendements. Mais ils doivent également s’approvisionner en intrants chimiques qui épuisent les sols. Les suicides de fermiers croulant sous les dettes se succèdent. Ce sont plus de 5 000 fermiers qui se donnent la mort tous les ans. En 2020, Narendra Modi tente de réformer le secteur en introduisant un projet de loi de dérégulation. Le texte vise à autoriser les fermiers à vendre leur production en direct, sans passer par les marchés de gros régulés par le gouvernement, qui leur garantissent un prix minimum. En novembre 2020, une manifestation monstre se tient à Delhi, tandis que des millions d’Indiens se mettent en grève. Pendant un an, les agriculteurs de tout le pays vont se relayer dans la capitale en organisant manifestations et sit-in. Ils redoutent que les marchés ne tombent sous le contrôle de spéculateurs privés qui leur imposent des prix encore plus bas que ceux du gouvernement. De guerre lasse et alors que le BJP perd des sièges dans les élections partielles fédérales et locales, Modi retire son projet de texte en novembre 2021.
Le virage nationaliste
Le premier grand chantier lancé par Modi lors de son accession au pouvoir peut sembler assez trivial au regard des défis imposés à l’Inde, un pays vaste comme 6 fois la France. Swachh Bharat ou « L’Inde propre » est inauguré en fanfare en octobre 2014. Il invite les Indiens à nettoyer un peu plus loin que leur pas-de-porte et à ne pas jeter leurs déchets n’importe où. Il s’accompagne d’un volet très prosaïque consistant à assurer au moins une toilette publique dans chaque village du pays. En 5 ans, Modi projette de faire installer 110 millions de toilettes à travers le pays et de mettre un terme à la défécation en plein air. Ce qui est bien sûr un enjeu d’hygiène publique de taille, marque la volonté du gouvernement indien de donner un peu de dignité aux plus pauvres de ses concitoyens. C’est aussi l’occasion pour le Premier ministre de faire afficher son visage dans les coins les plus reculés, sur d’immenses affiches en 4x3. Modi agit pour le peuple et le fait savoir. Il lance une aide subventionnée permettant l’accès au gaz pour les plus démunis ? Son visage est placardé à l’entrée de toutes les stations-services ou presque, sa barbe blanche se détachant d’un fond vert traversé d’orange et de blanc, les couleurs de l’Inde. En 2017, Modi tente de faire interdire l’abattage des vaches à l’échelle fédérale, dans un pays qui compte près de 20 % de musulmans et de chrétiens. Les États du Sud, où même certains hindous consomment du bœuf, se rebiffent et le Conseil Constitutionnel fait annuler le texte au nom du principe de laïcité inscrit dans la Constitution. Qu’à cela ne tienne, Modi encourage les États à prendre des mesures restrictives. L’abattage des vaches est interdit au Rajasthan, au Madhya Pradesh et dans de nombreux autres États où le BJP est en place. Des milices d’hindous extrémistes sévissent sur les routes d’Uttar Pradesh, s’en prenant aux musulmans de façon aléatoire en les accusant de tuer ou de consommer les vaches sacrées. Ces ratonnades aboutissent parfois à des meurtres rarement sanctionnés. Si aucune grande mesure n’a encore été officiellement prise pour marquer un virage nationaliste, vexations et brimades s’enchaînent, notamment à l’encontre de la communauté musulmane. L’État de l’Uttar Pradesh, dirigé par Yogi Adithyanath, un fervent nationaliste, fait office de laboratoire. Le ministre en chef a fait retirer pendant un temps toutes les photos du Taj Mahal des brochures touristiques, au prétexte qu’il s’agissait d’un monument musulman. Il a fait rebaptiser la ville d’Allahabad en Prayagraj, qui signifie « la reine des 5 confluences » en sanskrit, puisqu’elle est positionnée à la jonction du Gange et de la Yamuna.
Le second mandat du Premier ministre amorcé en 2019 marque un tournant ouvertement religieux et sectaire. Sa vision d’une « Inde nouvelle » s’accompagne d’une mise en scène empreinte de sacré. Modi multiplie les apparitions dans des temples, le front barré de poudre jaune marquant sa dévotion à Shiva. Il mène des pujas et des aartis (prières et rites hindous) et fait débloquer des milliards de roupies pour la rénovation de temples hautement symboliques. Il accompagne cette « politique des temples » de discours sans ambiguïtés : « Vous avez certainement remarqué que le grand temple de Ram prend forme à Ayodhya. Que ce soit le temple de Vishwanath à Kashi [le nom ancien de Varanasi], ou celui de Baba à Kedarnath [un site sacré de pèlerinage à la source du Gange], aujourd’hui la gloire spirituelle et culturelle de l’Inde est restaurée. L’Inde nouvelle et ses aspirations modernes se prolonge dans le respect de son patrimoine ancestral et de son identité, toujours avec le même zèle et le même enthousiasme, et chaque Indien en est fier. » Le Premier ministre est également occupé à se défaire de l’héritage colonial britannique. Il ne s’exprime plus qu’en hindi lors de ses interventions publiques ou de ses rencontres avec des chefs d’États étrangers. Son dernier projet en date, baptisé « Central Vista », consiste à récrire le narratif du lieu central du pouvoir de l’Inde : Rajpath. Cette large avenue de New Delhi qui relie la Porte de l’Inde au palais présidentiel a été rebaptisée Kartavya Path, ou « le chemin du devoir » en septembre 2022. Bordée par le Musée National ou le Parlement, l’avenue va connaître des travaux de remodelage pour un montant annoncé de 135 milliards de roupies. Il va s’agir d’effacer l’empreinte britannique des hauts lieux de pouvoir fédéraux. Cette posture révisionniste, Modi l’a assumée pleinement lors du discours présentant le projet : « Rajpath, ce symbole de l’esclavage, est devenu un détail historique à partir d’aujourd’hui, et est effacé pour toujours. Une nouvelle histoire est créée [...] ».