Les défis du président

Le legs de Jokowi : un héritage significatif. Le temps de Joko Widodo à la présidence de l'Indonésie a tiré son révérence, laissant derrière lui une décennie de progrès marquants. Élevé au sein des bidonvilles de Surakarta, une ville du centre de Java, Widodo a brisé les conventions en devenant le premier président en dehors du cercle des familles d'élite indonésiennes. Il aura su transcender les clivages du populisme et du discours conflictuel, privilégiant plutôt le pragmatisme et la stabilité comme marques distinctives de sa gouvernance. En début d'année 2024, avant les élections présidentielles, son taux d'approbation demeurait stable et élevé, dépassant les 75 %, un exploit notable à l'approche de la clôture de sa décennie de gouvernance.

L'héritage de Widodo inclut un engagement exceptionnel en faveur des soins de santé universels. En reprenant les rênes de ce projet colossal, il s'est investi avec une volonté inébranlable pour son expansion, étendant la couverture de 56 % à un record remarquable de 94 % de la population, au sein d'un pays de 280 millions d'habitants. Ce programme, le plus vaste de son genre à l'échelle mondiale, ne représente qu'une infime fraction du produit intérieur brut en termes de dépenses publiques de santé. Il a également renforcé la connectivité du pays en lançant l'ambitieux programme « Nawacita », qui a considérablement amélioré les infrastructures de transport, comprenant la construction et la modernisation d'autoroutes, d'aéroports et de ports maritimes. En parallèle, il a mis en œuvre des réformes économiques visant à attirer les investissements étrangers, simplifier les procédures administratives et favoriser un climat des affaires. De surcroît, son mandat a été marqué par des efforts conséquents pour consolider les relations diplomatiques, notamment au sein de la région de l'ASEAN (Association des nations d'Asie du Sud-Est), tout en positionnant activement l'Indonésie sur la scène internationale. Toutefois, cela n'implique pas qu'il aura tout facilité pour le futur président qui prendra les commandes en tant que chef d'État ; car l'Indonésie, avec ses défis variés et sa diversité complexe, nécessitera une gestion éclairée et une vision perspicace pour continuer sur la voie du progrès.

L'arrivée de Subianto au pouvoir. À la suite des élections présidentielles, législatives et régionales du 14 février 2024, Prabowo Subianto, âgé de 72 ans, ancien général et gendre de Suharto, assume la présidence de la République d'Indonésie, avec une prise de fonction en octobre 2024. Ayant joué un rôle actif dans la gouvernance du pays pendant l'ère autoritaire du Nouvel Ordre de 1966 à 1998, Prabowo Subianto a également occupé le poste de ministre de la Défense entre 2019 et son mandat de président. Bien qu'il se soit présenté en tant que populiste de droite aux élections de 2014 et 2019, avec son parti, le Gerindra, il a été systématiquement battu par Jokowi. La nomination de Prabowo Subianto a suscité des inquiétudes parmi la population, beaucoup le considérant comme une menace pour la démocratie indonésienne. Ses antécédents controversés, impliquant des allégations de corruption et des accusations présumées de violations des droits de l'homme pendant son service militaire, notamment lors de l'occupation du Timor-Leste par l'Indonésie et les événements de 1998, soulèvent des interrogations quant à l'orientation future du pays. De plus, son tempérament colérique et ses différends notables avec les ministres de Jokowi n'ont en rien contribué à rehausser son image publique. Les seuls qui semblent avoir été séduits par sa campagne sont les jeunes Indonésiens, charmés par sa présence dynamique sur les réseaux sociaux et souvent peu informés des accusations portées contre lui, étant trop jeunes pour se rappeler un régime autoritaire. Ils le surnomment même affectueusement le « grand-père câlin ». Étant donné que la majorité des électeurs en Indonésie ont moins de 40 ans, on peut conclure que sa stratégie de ciblage de ce groupe démographique clé a été couronnée de succès. Le plan de Prabowo Subianto semble s'orienter vers la poursuite des politiques initiées par Joko Widodo, soulignant par ailleurs que ce dernier a apporté un soutien significatif à Prabowo Subianto tout au long de la période électorale. Cette convergence politique entre les deux leaders indique une volonté de maintenir une certaine cohérence dans les orientations gouvernementales. La réalisation de cette continuité dépendra en grande partie des choix effectués pour composer son cabinet. Subianto a exprimé son intention de fusionner les aspects positifs du capitalisme et du socialisme, d'accroître la capacité militaire et le budget de la défense du pays, tout en plaidant pour la neutralité stratégique de l'Indonésie grâce à une politique de bon voisinage. Son manifeste, articulé autour de huit grandes visions, réserve une place particulière à la politique étrangère, mettant l'accent sur le renforcement de la défense et de la sécurité nationale. Prabowo Subianto aspire également à rendre l'Indonésie indépendante sur le plan énergétique, à poursuivre le projet de déplacement de Jakarta vers Bornéo, et à renforcer la capacité industrielle du pays pour accroître sa compétitivité à l'échelle mondiale. À plusieurs reprises, il a affirmé son intention de diriger l'Indonésie vers une voie plus autoritaire.

Les défis de la présidence indonésienne. Prabowo Subianto fait face au défi des élections législatives (organisées en même temps que l'élection présidentielle) très fragmentées. Pour gouverner efficacement dans ce contexte, le président doit former une coalition gouvernementale impliquant au moins trois partis. Cependant, élargir cette coalition pourrait entraîner un gouvernement complexe, potentiellement inefficace en raison du nombre élevé de ministères et de fonctionnaires (gardons à l'esprit que la corruption en Indonésie reste une préoccupation majeure). Les liens de Prabowo Subianto avec Jokowi, dont le fils est le colistier de Prabowo Subianto à la vice-présidence, pourraient toutefois faciliter la formation d'une coalition plus vaste.

Prabowo Subianto doit relever un second défi important, à savoir la gestion des déficits budgétaires et de la balance des paiements courants. Pour surmonter ces enjeux, il doit compter sur les investissements étrangers, ce qui nécessite la mise en place de politiques favorables à la communauté des investisseurs étrangers. Il est impératif d'accroître la productivité du travail et du capital, et d'investir davantage dans les infrastructures afin de stimuler la croissance à long terme du PIB. La question cruciale est de savoir dans quelle mesure Prabowo Subianto parviendra à attirer ces investissements étrangers. L'objectif national est d'atteindre ces aspirations d'ici 2045, année du centenaire de l'indépendance du pays. Pour y parvenir, il faudra adopter des lois appropriées, entreprendre des réformes bureaucratiques, restructurer le secteur public détenu par l'État, et encourager les investissements nationaux et étrangers, tout en améliorant le système éducatif. L'atout majeur de l'Indonésie réside dans ses avantages durables, notamment grâce à un dividende démographique significatif. En effet, la population en âge de travailler, située entre 15 et 64 ans, continue de croître, avec des projections estimant qu'environ 203 millions d'Indonésiens, représentant près de 68 % de la population, feront partie de cette tranche d'ici 2030. Ce vaste potentiel humain constitue un avantage considérable pour stimuler le développement économique du pays face à ces défis.

Enfin, en tant que puissance située entre deux océans majeurs - l'océan Indien et le Pacifique - et évoluant en un pivot maritime mondial, l'Indonésie a la responsabilité de jouer un rôle dans le maintien des mers en tant que biens publics mondiaux. Elle doit coopérer activement avec d'autres nations de la région afin de garantir la paix dans la région indopacifique, combattre la pollution maritime et préserver l'équilibre écologique de l'environnement marin. Outre les enjeux liés à la sécurité maritime, Prabowo Subianto se voit confronté à d'autres défis environnementaux pressants, tels que les changements climatiques, la diminution de la biodiversité et la gestion durable des ressources naturelles. Les bouleversements climatiques risquent d'engendrer des conséquences sérieuses, telles que l'élévation du niveau de la mer, des phénomènes météorologiques extrêmes et des modifications dans les schémas climatiques.

Pour conclure, l'héritage laissé par Joko Widodo, après une décennie à la tête du pays, constitue un fondement solide pour le futur de l'Indonésie. Toutefois, en dépit de ces avancées, d'importants défis subsistent. La grande question est de savoir comment Prabowo Subianto compte maintenir la stabilité tout en répondant aux besoins de développement du pays.

Jakarta au bord du naufrage

Aujourd’hui, plus de 40 % de la capitale indonésienne se trouve sous le niveau de la mer. Année après année, les Jakartanais sont spectateurs d’une réalité alarmante : l’enfoncement progressif de leur ville, avec un abaissement pouvant atteindre 15 centimètres annuellement. Cette situation critique place Jakarta parmi les villes connaissant l’affaissement le plus rapide à l’échelle mondiale. La mégalopole, qui, depuis son indépendance en 1945, a vu sa population augmenter de moins d’un million d’habitants à près de 32 millions aujourd’hui, n’a pas réussi à s’adapter efficacement aux défis environnementaux qui se sont progressivement manifestés. Le rythme alarmant du naufrage de Jakarta résulte de plusieurs facteurs, dont l’extraction excessive des eaux souterraines, la montée du niveau de la mer, et le choix d’implanter la ville sur une zone alluviale sujette à des précipitations quasi quotidiennes, totalisant environ 300 jours par an. À ses débuts, Jakarta fut conçue par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales avec une vision similaire à celle d’Amsterdam, comportant des canaux pour réguler les eaux provenant des 13 rivières alimentant l’agglomération. Cependant, ces aménagements se révèlent désormais insuffisants, et on calcule qu’un quart de la superficie de la capitale sera complètement submergée d’ici 2050. Jakarta n’est pourtant pas la seule ville en difficulté. Des chercheurs estiment qu’au moins 115 des 17 000 îles indonésiennes pourraient être complètement inondées d’ici 2100 en raison du réchauffement climatique. Les autorités locales s’efforcent donc de mettre en œuvre des mesures d’adaptation pour faire face à ces défis, notamment la construction de digues, la revitalisation des rivières, et des projets de développement urbain plus durables. Cependant, ces efforts peuvent être entravés par des contraintes financières, la complexité des problèmes environnementaux et la nécessité de trouver des solutions à long terme.

En 2019, le président Joko Widodo a formellement soumis au Parlement un projet de déplacement de la capitale. La proposition consistait à édifier une nouvelle capitale à Bornéo, baptisée Nusantara (signifiant « archipel » en ancien javanais), qui devait être érigée sur une concession forestière expirante dans l’est de Bornéo, couvrant 256 000 hectares dans la province du Kalimantan oriental. Le coût du programme était estimé à près de 33 milliards de dollars. L’idée de Joko Widodo était de créer une métropole verte, alimentée par des énergies renouvelables, dépourvue d’embouteillages. Un objectif ambitieux visant à devenir un modèle mondial dans la construction de nouvelles métropoles vertes axée sur la durabilité et la croissance.

De toute évidence, le déplacement de Jakarta et de sa population représente une entreprise longue et complexe. Tout d’abord, établir une nouvelle capitale à Bornéo ne résoudra pas le problème fondamental de millions de personnes demeurant dans une Jakarta en déclin. La plupart ne sont pas enclines à s’installer sur une île éloignée, et certains résidents de Bornéo ne voient pas d’un bon œil l’arrivée de la capitale. Deuxièmement, Bornéo abrite certaines des plus vastes étendues de forêt tropicale primaire au monde, où résident environ 15 000 espèces de plantes et diverses espèces animales endémiques, exposant ainsi leur habitat à un risque imminent. Enfin, la construction de nouvelles infrastructures, le déplacement des institutions gouvernementales et la fourniture de services publics dans la nouvelle ville nécessitent d’importants investissements financiers. Bien que Joko Widodo ait affirmé que le gouvernement couvrirait 20 % du coût estimé, le reste du financement devra provenir d’investisseurs nationaux et étrangers. Pour l’instant, peu d’entreprises ont montré un réel intérêt dans ce projet. Même SoftBank, le conglomérat technologique japonais, s’est retiré du projet en 2022. Face à ces enjeux, le président de l’Indonésie, Prabowo Subianto, est confronté à la tâche ardue de réévaluer cette initiative ambitieuse, presque utopique. Il doit naviguer avec précaution à travers les aspects environnementaux, les considérations sociales et les implications économiques, tout en cherchant des solutions innovantes pour assurer le succès de ce projet majeur qui pourrait redéfinir la géographie et le futur de l’Indonésie.