Caractères arabes et alphabet latin
Il y a presque autant de langues parlées en Tanzanie que d’ethnies, autant dire plus d’une centaine. Pourtant, c’est le kiswahili (la langue de la côte) – et plus précisément le kinguja de Zanzibar – qui est langue « véhiculaire », c’est-à-dire celle qui est utilisée pour communiquer car, sur l’impulsion de Julius Nyerere, elle a été déclarée officielle et nationale. Ce créole est né de la rencontre d’une langue ancienne, que d’aucuns voient naître près du volcan Ngozi, et du vocabulaire des marchands arabes qui, au Xe siècle, intensifièrent leurs relations avec les peuples bantous.
Contrairement à une idée trop largement répandue, les langues africaines s’écrivent depuis fort longtemps et effectivement des caractères arabes ont été utilisés pour retranscrire le kiswahili dès le XIe siècle sur des pièces de monnaie et sur des pierres tombales. À partir du XVIIe siècle apparaissent des formes plus littéraires, telles que la traduction de l’Hamziya, hymne arabe au prophète, qui daterait de 1652, ou l’Utendi (ou Utenzi : poème épique) dit wa Tambuka que l’on estime remonter à 1728. Cette épopée, qui raconte les exploits des guerriers de Mahomet, aurait été écrite sur l’île de Pate, au Kenya, en kiamu (dialecte du Nord), mais s’y distinguent aussi des passages en kiunguja. La poésie kiswahilie, qui prend alors son essor, ne se contente pourtant pas de piocher dans l’histoire ou la philosophie islamiques, elle s’inspire également des légendes locales, la figure héroïque de Fumo Liyongo a ainsi tout autant nourri la tradition orale qu’un important corpus de manuscrits.
En 1860, trois prêtres français accostent à Zanzibar puis rejoignent le continent. Ils seront les premiers d’une longue procession de missionnaires, tour à tour allemands, britanniques et américains, qui créeront des congrégations en Afrique de l’Est. Cela aura une incidence décisive sur le kiswahili, langue qu’ils utiliseront pour importer leur culture et leur religion, qui désormais s’écrira en caractères latins.
Si une première grammaire avait été publiée par les Pères Blancs en 1882, le travail que réalisa Charles Sacleux de l’ordre du Saint-Esprit est faramineux : outre sa passion pour la botanique, il édita en effet le premier Dictionnaire swahili-français, s’attela à la retranscription des manuscrits arabes, et poursuivit son étude des dialectes bien après qu’il dut quitter Bagamoyo pour regagner Chevilly. Si le marchand d’esclaves zanzibarite Tippo Tip (1837-1905) marque à sa façon la transition linguistique et culturelle en rédigeant son autobiographie en caractères arabes, sans faire la moindre allusion à l’islam, puis en la transposant derechef en caractères latins, c’est plutôt Shaaban Robert qui sera reconnu comme le père de la littérature kiswahilie moderne.
Du XXe au XXIe siècle
Né en 1909 à Tanga, il fera carrière dans l’administration coloniale, ce dont il témoignera dans Maisha yangu, le récit de sa vie. Mais Shaaban Robert se fera également poète, d’abord en publiant dans les journaux puis en éditant un recueil en 1947. Tout en conservant la métrique arabe, ses thèmes de prédilection s’affranchiront de ceux explorés par la littérature islamique swahilie. Il ira jusqu’à user de la critique sociale en réfléchissant à la question de l’identité nationale et à celle de la discrimination, dans une prose novatrice flirtant avec l’essai. Membre de l’East African Swahili Committe, qui avait été constitué en 1930 pour établir une langue normalisée et qu’il avait rejoint en 1946, il a écrit une vingtaine d’œuvres mais une seule est à ce jour traduite en français, son autobiographie à découvrir aux éditions Karthala.
Dans la même veine, Mathias Mnyampala (1917-1969) délaisse sa langue natale, le cigogo, pour participer à l’édification de la littérature nouvelle, soutenant ainsi la décision de Julius Nyerere qui avait vu dans le kiswahili, à l’heure de l’indépendance du Tanganyika puis de la création de la Tanzanie (1964), l’occasion de créer une identité commune capable de supplanter l’anglais et d’éviter les clivages ethniques. Les écrits de Mnyampala n’hésiteront donc pas à se faire politiques, avec Waadhi wa ushairi (Exhortations poétiques) en 1960 et Mashari ya hekima (Poèmes de sagesse) en 1965. Il inventera également une forme poétique en septains rimés, le ngongera, et s’investira enfin dans la création de l’UKUTA, l’association des poètes swahilis.
Dans les années 1940 nait une génération d’écrivains qui se montrera plus indépendante vis-à-vis du gouvernement. Dans le domaine du théâtre, il faudrait ainsi citer Edwin Semzaba qui a multiplié les honneurs, mais surtout Ebrahim Hussein, né en 1943. Ce dernier se fait repérer dès 1969 avec sa première pièce, Kinjeketile qui met en scène Maji Maji, un chef de guerre qui s’était rebellé contre la domination coloniale. Deux ans plus tard, il récidive avec Mashetani qui égratigne la période post-indépendance en usant de l’approche surréaliste, il ne cessera dès lors plus de s’intéresser aux questions politiques comme dans Arusi (1980) qui se montre tout autant critique que désabusé.
Du côté du roman, Euphrase Kezilahabi (1945-2020) s’interroge lui aussi sur les limites du socialisme tanzanien (Ujamaa) mais déplace la focale pour l’orienter sur la psychologie individuelle, comme dans Rosa Mistika (1971) ou dans Gamba la nyoka (1979). Quittant le réalisme de ses premiers romans, qui se mâtinaient parfois de savants jeux de miroirs, il s’ouvrira au postmodernisme des États-Unis où il avait séjourné dans Nagona (1990) et Mzingile (1991), deux récits initiatiques.
William E. Mkufya, né en 1953, a quant à lui été honoré pour Ua la Faraja (2004) dans lequel il prend sa ville d’adoption, Dar es Salaam, comme décor, et l’épidémie du SIDA comme prétexte pour aborder la question de la perte d’identité dans une société où l’influence étrangère génère l’oubli des traditions. Auteur de romans pour les adultes, il écrit également pour les enfants. La littérature jeunesse est effectivement en plein essor, poursuivant un objectif pédagogique primordial et offrant la parole aux femmes. L’une des plus célèbres est certainement Elieshi Lema, par ailleurs éditrice. Dans ses publications, elle tire la ficelle du suspense pour attiser l’attention des plus jeunes, mais aborde également des sujets graves tels que l’excision. Elle a creusé la question féministe dans un roman adulte traduit en français sous le titre Terre aride. Citons également Penina Muhando et Amandina Lihamba qui ont débuté leur carrière dans le milieu théâtral en évoquant avec talent les questions sociétales, décolonisation, droits des femmes et indépendance.