Les origines chinoises de la soie
En 1926, un cocon mis à jour par des archéologues chinois, dans une sépulture datant du néolithique, dans la province du Shanxi, permet de dater l'invention de la soie, sous le règne de l'empereur Huangdi (entre 2700 et 2575 av. J.-C.). Mais trente ans plus tard, une nouvelle découverte, dans le Zhejiang cette fois-ci, permet de mettre à jour des tissus de soie dans une tombe datée de près de 5 000 ans av. J.-C. Ces pièces sont encore, à l'heure actuelle, les plus anciennes pièces de soie connues au monde. Mais puisque les légendes sont plus tenaces que les découvertes archéologiques, revenons à la vision de l'invention de la soie par les Chinois. La femme de l'empereur Huangdi, nommée Leizu, en se promenant sous un mûrier, un thé brûlant à la main, aurait observé qu'un cocon malencontreusement tombé dans l'eau bouillante aurait commencé à se dévider et l'impératrice, séduite par la qualité et la finesse du fil, aurait décidé d'entamer l'élevage de ces chenilles pour se tisser des vêtements d'une qualité sans égale. Le secret de la fabrication de la soie allait être jalousement conservé pendant des siècles !
La soie au contact de l'Occident
Les Romains découvrent la soie à travers les oriflammes de leurs ennemis parthes, lors de la bataille de Carrhes. La terreur causée par les oriflammes des nomades dans les rangs romains peut être considérée comme l'une des premières victoires psychologiques de l'Histoire. À l'affrontement militaire succède le commerce, et les Romains deviennent vite de friands consommateurs de la précieuse étoffe. C'est le début de la Route de la soie : un long maillage de routes, sentiers et pistes à travers tous les reliefs imaginables se met en place pour importer, depuis la Chine et jusqu'à l'Italie, les tissus que s'arrache la noblesse romaine. La soie, pour parvenir jusqu'à Rome, doit traverser des milliers de kilomètres dans des contrées hostiles, sortir de l'Empire chinois, franchir les steppes et déserts où sévissent les raids nomades, traverser la Perse, puis la Méditerranée. À l'arrivée à Rome, le produit a pris tellement de valeur que la fuite de capitaux devient incontrôlable.
La Route « pas que » de la soie
Dès la fin du premier siècle de notre ère, la soie trace déjà son chemin depuis Xi'an jusqu'à Antioche, puis franchit la Méditerranée. À la soie se greffent de nombreux autres produits de luxe : épices, thé, cannelle, animaux, métaux précieux… L'Asie centrale, entre la Chine et l'Occident, entre l'Inde et la Russie, devient le cœur battant de cet axe, à la croisée de la route des fourrures, du lapis-lazuli, des épices… qui sillonnaient déjà la région. De longues caravanes formées de dizaines ou de centaines de montures, chevaux, mulets ou chameaux de Bactriane, selon le relief à affronter, permettent de développer le commerce dans les villes et les oasis mais également les échanges : découvertes scientifiques, pensées, croyances religieuses circulent également sur cette Route de la soie.
Un nouvel acteur : l'islam
Alors qu'émerge dans la péninsule arabique une nouvelle religion qui va changer la face du monde, trois acteurs principaux contrôlent la Route de la soie de Xi'an à Byzance : les Chinois de la dynastie des Tang, les Perses sassanides et l'Empire romain d'Orient, qui tient les portes de la Méditerranée. Après la mort de Mahomet en 632, l'islam déferle sur l'ensemble de ses contrées, d'abord sous la dynastie des Omeyyades, puis sous celle des Abbassides. Bientôt, les deux géants que sont les Arabes abbassides et les Chinois Tang sont au contact l'un de l'autre et luttent pour le contrôle de la Route de la soie et des richesses qui continuent d'y transiter. Après de nombreux affrontements sans issue, la bataille de Talas, dans l'actuel Kirghizistan, pose en 753 les frontières des deux empires. La victoire revient aux Arabes, mais les pertes ont été telles qu'il leur est impossible d'aller plus loin. Ainsi se fixent les frontières entre les deux géants : les Abbassides contrôlent désormais l'Asie centrale et la précieuse Transoxiane, les Chinois conservent le bassin du Tarim et la partie orientale de la Route de la soie. Au Kazakhstan, les Arabes contrôlent surtout la région juste au nord du Syr-Daria, avec Almaty et Shymkent. Au-delà, la steppe reste le domaine des tribus nomades qui ne se convertiront à l'islam que petit à petit, au fur et à mesure que les contacts - commerciaux ou militaires - augmenteront entre les deux civilisations.
L'âge d'or
Trois siècles de prospérité pour la Chine sous la dynastie des Tang (618-907), depuis leur capitale Xi'an, et la stabilité du gigantesque empire abbasside jusqu'à la conquête mongole, permettent à la Route de la soie de se développer comme jamais auparavant. Chinois et Arabes, conscients des richesses que leur apporte cette extraordinaire voie commerciale, font tout pour sécuriser les routes et multiplier ses embranchements vers les contrées qu'ils ne contrôlent pas : la Mongolie, l'Inde, Constantinople. La paix et le commerce permettent aux villes de se développer. Boukhara et Samarkand, dans l'actuel Ouzbékistan, sont les plus connues, mais Almaty devient également une étape sur la Route de la soie et on trouve la ville mentionnée dans de nombreux ouvrages des XIIe et XIIIe s.
En 1218, après sa conquête de la Chine, Gengis Khan s'empare de l'ensemble de l'Asie centrale. Lorsqu'il meurt en 1227, il laisse derrière lui un empire de 26 millions de km² où vivent plus de 100 millions de personnes. Les Mongols étaient maîtres de la Chine, de l'Inde, de l'Asie centrale, de la Sibérie, de la Russie jusqu'à Kiev et de la Perse jusqu'à la Syrie ! Pour la première fois de son histoire, la Route de la soie est contrôlée, de Xi'an à Constantinople, par un seul et même empire. Un empire sur lequel la pax mongolica règne, permettant au commerce de renaître de ses cendres, mais aussi aux explorateurs, missionnaires et ambassadeurs de voyager en toute sécurité à travers l'empire des Mongols.
Une renaissance inattendue
Le temps des grands empires nomades a pris fin avec celui de Tamerlan au tout début du XVe siècle. L'affrontement entre nomades et sédentaires a tourné au profit des seconds et les dernières tribus nomadisantes dans les steppes du Kazakhstan ont été sédentarisées de force par Staline dans les années 1930. Depuis l'indépendance des Républiques d'Asie centrale, le nomadisme refait son apparition, en particulier au Kazakhstan et au Kirghizistan. Et parallèlement, la Route de la soie fait également son retour dans l'actualité du pays. Stratégiquement placé entre la Chine et la Russie, le Kazakhstan est un espace géopolitique convoité des deux côtés. Pendant longtemps fermé à l'extérieur, les seules relations de l'espace centrasiatique avec Pékin étaient celles qui passaient par Moscou. Après l'indépendance, dans un premier temps resté très proche de Moscou et ne regardant vers Pékin qu'avec méfiance, le Kazakhstan s'est peu à peu détaché de l'un au profit de l'autre. La Chine, qui investit massivement en Asie centrale via la diplomatie mais surtout via la création de banques, de routes et autres logistiques, a bien des atouts dans sa manche, et une idée fixe dans la tête : redonner une nouvelle vie à la Route de la soie. Mais sous quelle forme ?
Une Route de la soie 2.0
La première forme de coopération entre la Chine et le Kazakhstan se matérialise avec la création d'un réseau d'oléoducs entre le Xinjiang et la mer Caspienne. Les échanges fonctionnent si bien qu'en 2013, à Astana, le président chinois Xi Jinping lance l'idée d'une « ceinture économique » de la Route de la soie (Belt and Road Initiative), qui passerait par l'Asie centrale. Un projet fait pour flatter ses voisins bien sûr, et en particulier le Kazakhstan et son sous-sol, sur les richesses duquel lorgne la Chine. Le discours et l'idée font mouche : après des décennies de fermeture au monde, la perspective pour l'Asie centrale de se retrouver au cœur d'un « grand jeu », à la croisée des échanges mondiaux, a de quoi séduire. Et peu importe si, commercialement parlant, l'Asie centrale se met à importer massivement des produits chinois et n'en exporte en contrepartie qu'un infime pourcentage. L'Asie centrale a besoin de développement, et la Chine est le seul pays à le lui offrir sur un plateau. Reste à savoir comment traduire cette nouvelle Route de la soie dans les faits, et comment l'inscrire dans le paysage.
Un réseau mondial
Une dizaine d'années après le discours de Xi Jinping à Astana, où en est la nouvelle Route de la soie ? Plus de 150 pays ont adhéré au projet, rien que ça. Et bien loin de suivre une historique route entre Pékin et Rome, la Route de la soie développe sa toile sur l'ensemble du globe : les 150 membres sont en Asie, en Europe, en Afrique et même en Amérique. Partout, sous ce nouveau label, se développent des infrastructures financées par la Chine : routes, chemins de fer, ports… Tout est fait à la manière chinoise : dans la démesure, sans compter. Le nouveau cœur de cette route de la soie, c'est Khorgos, le poste frontière entre la Chine et le Kazakhstan, le premier à avoir ouvert entre les deux pays en 1983 : à l'époque il y avait un douanier et des dunes ! Depuis, la Chine a investi massivement pour en faire un terminal moderne où peuvent être stockées, par millions de tonnes, les marchandises prêtes à partir pour l'Europe : voitures, téléphones, vêtements, textiles… Une partie y restera sur son marché final, une autre embarquera vers les continents plus lointains.
Le Kazakhstan au cœur du monde
Depuis le Kazakhstan partent deux tracés de la Route de la soie : l'un via la Russie, l'autre via la Caspienne. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, les sanctions européennes ont concentré, sans le ralentir, tout le trafic sur la voie caspienne, qui donne un nouvel élan aux ports kazakhes sur la mer : Aktau et Atyrau. De là, la Turquie capte désormais tous les flux pour les amener jusqu'en Europe. En 15 jours, la Route de la soie est bouclée ! Au cœur de ce nouvel itinéraire, le Kazakhstan a opéré un miracle : de pays enclavé, il est devenu le centre névralgique du commerce mondial. S'il n'en est pas le cœur, il en a en tout cas les artères. Et lui qui craignait tant les ambitions de son voisin russe se trouve désormais renforcé, adossé à un puissant allié, remplaçant Moscou au rang de premier partenaire commercial du pays. Le nouveau président kazakh parle couramment chinois, des milliers d'étudiants kazakhes vont s'asseoir chaque année sur les bancs d'universités chinoises et un tour sur les bazars du pays permet de se rendre compte de l'impact chinois sur la consommation kazakhe. Au premier rang de tous les pays, le Kazakhstan vit, en direct, ce qu'on appelle le soft power chinois. Et peut-être, un jour, Astana et Almaty seront les nouvelles Boukhara et Samarkand…