Du latin au polonais
Quand en 966 Mieszko Ier décide de se faire baptiser, il n’offre pas seulement une religion au pays qu’il gouverne, mais également une langue, le latin, qui rapidement s’impose à l’écrit dans une région du monde où prédominait jusqu’alors une ancestrale tradition orale. En effet, les moines, souvent venus de France, amènent avec eux des livres religieux, mais introduisent également des auteurs de l’Antiquité, ils fondent par ailleurs des écoles afin de lutter contre l’extrême analphabétisation. Dès le XIe siècle fleurit une littérature, religieuse et historique, née d’étrangers tels que Gallus Anonymus (1066-1145) – bénédictin qui rédige la première histoire du pays : Cronica et gesta ducum sive principum Polonorum au tout début du XIIe siècle – mais aussi de natifs, à l’instar de Wicenty Kadlubek qui s’intéresse lui aussi, à peu près à la même époque, à l’histoire de la Pologne dans sa Chronica Polonorum dite aussi Chronique du maître Vincent. Une prière dédiée à la Vierge Marie est considérée comme le premier texte littéraire polonais, bien que l’on ignore la date exacte de sa composition : Bogurodzica, dont l’importance est d’autant plus grande qu’elle servira ultérieurement d’hymne national. Vient ensuite le temps des sermons – le Sermon de tempore et de sanctis par Pérégrin d’Opole au XIIIe ou le Sermon de Sainte-Croix au XIVe, par exemple – qui sont les plus anciens textes polonais en prose, puis, à la faveur de la création de l’Académie de Cracovie en 1364, peu à peu s’imposent des traités qui se teintent de philosophie et d’humanisme. Fécond, le XVe siècle voit ainsi Stanisław de Skarbimierz s’interroger sur les lois de la guerre dans De bellis lustis ou Paweł Włodkowic condamner le prosélytisme usant de violences dans un traité politique, Tractarus de potestate papae et imperatoris respectu infidelium. C’est aussi à ce siècle que remontent la plus ancienne traduction en polonais de la Bible, dans une version dite de la Reine Sophie, et les monumentales Annales seu cronicae incliti Regni Poloniae de Jan Długosz (1415-1480) qui, en douze volumes, retracent l’histoire passée et contemporaine de son pays natal.
La fin du XVe siècle marque l’entrée dans la Renaissance polonaise, un âge d’or qui se concrétise avec l’apparition de l’imprimerie. Le précurseur de cet « art démocratique » est Kasper Straube : à Cracovie, il imprime un Almanach craciviense ad annum 1474 et fait bientôt des émules puisque Jan Haller met sous presses des œuvres d’Érasme et de Copernic, tandis que Schweipolt Fiol est le premier à publier en alphabet cyrillique. De par son lien avec la Lituanie – confirmé par le traité de Lublin (1569) entérinant l’existence de la République des Deux Nations –, la Pologne jouit d’une position puissante et bénéficie des influences intellectuelles européennes et méditerranéennes, une tendance exacerbée par sa jeunesse qui volontiers part faire ses humanités en Italie, ou par les artistes étrangers, en exil, qui trouvent refuge sur son sol. La pensée, la littérature et la langue profitent de cette effervescence : nombre de figures tutélaires les marquent durablement de leur empreinte, dont Andrzej Frycz Modrzewski (1503-1572), Mikołaj Rej (1505-1569), Jan Kochanowski (1530-1584) ou Piotr Skarga (1536-1612).
Ainsi, Modrzewski ne se contente pas de s’intéresser aux questions religieuses qui agitent son pays et laissent déjà augurer l’acte de la Confédération de Varsovie qui sera signé en 1573 et garantira la liberté de culte à toutes les confessions, il choisit également une approche politique. Son traité le plus connu est De republica emendanda – Sur la réforme de la république (1551) –, mais il en fera aussi paraître un réclamant l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Même si ses ouvrages ont fait polémique au point d’être mis à l’index, ils ont fortement fait évoluer les mentalités. Dans la génération suivante, Piotr Skarga reprendra en quelque sorte le flambeau : ce prêtre jésuite, amené à devenir le premier recteur de l’Académie de Vilnius puis le prédicateur du roi Sigismond III Vasa, s’attellera à faire signer un accord interreligieux entre les orthodoxes et les catholiques. Ses sermons, prônant eux aussi l’égalité de traitement des différentes classes sociales, possèdent d’indéniables qualités littéraires que partageaient les œuvres de Mikołaj Rej et Jan Kochanowski. Tous deux, qui se disputent le titre de père fondateur de la poésie polonaise, travaillent à parfaire la langue, le premier en donnant la traduction de psaumes en polonais, langue qu’il continuera à utiliser – bien qu’excellent latiniste – dans une production diversifiée, naviguant entre textes satiriques (Court débat entre un seigneur, un maire et un curé), moralistes (Le Marchand, figure du Jugement dernier) ou intimistes (Portrait véridique de la vie d’un homme vertueux), le second en utilisant certes le latin, mais en fixant des normes, par exemple une métrique rigoureuse dans sa poésie (dont Thrènes, inspiré de la mort de sa fille).
Déclin et romantisme
Les XVIIe et XVIIIe siècles verront malheureusement la République des Deux Nations progressivement décliner du fait d’attaques successives et, dès 1772, la Pologne sera le jouet des puissances étrangères. Pourtant, ces deux siècles ont tout de même porté plusieurs courants littéraires, notamment le baroque dont Mikołaj Sęp Szarzyński avait jeté les premières bases au XVIe siècle en introduisant le sonnet, l’art de la métaphore et certains thèmes fondamentaux, tels que l’érotisme ou la peur de mourir, peut-être un signe car il a perdu la vie précocement. À sa suite viendront Wacław Potocki (1621-1696), Jan Andrzej Morsztyn (1621-1693) et Jan Pasek (1636-1701) qui s’inscrivent également dans le mouvement baroque mais lui ajoutent un accent typiquement polonais : le sarmatisme, cette croyance voulant que la petite noblesse (szlachta) descende des Sarmates, peuple nomade et oriental, et ait hérité de son courage et de son goût pour la liberté. Potocki signe une grande épopée de douze chants, La Guerre de Chocim, Morsztyn un recueil de deux cents poèmes, Luth, et Pasek des Mémoires qui ne seront publiées qu’en 1836 mais resteront importantes pour leur fort intérêt historique.
Au XVIIIe siècle, les Lumières polonaises riment avec démocratisation de la culture, confirmée en 1765 par l’ouverture du premier Théâtre national qui sera dirigé par Wojciech Bogusławski. La scène se fait propice à l’éducation populaire mais aussi à la critique sociale, les pièces de Franciszek Bohomolec (1720-1784) illustrent parfaitement ces idéaux. Du côté du roman, Ignacy Krasicki écrit en polonais Les Aventures de Nicolas Doswiadczyński (1776), portrait d’un jeune homme et à travers lui de son époque, que le fruit de ses drames sentimentaux amène au rationalisme. Mais déjà les conflits cisaillent la Pologne et poussent Jan Potocki (1761-1815) à quitter son pays. Outre des récits de voyage, cet écrivain est l’auteur d’un chef-d’œuvre tardivement reconnu, Manuscrit trouvé à Saragosse, à découvrir en français au Livre de Poche.
Le XIXe siècle se fait romantique dans sa définition la plus politique, les écrivains se faisant les porte-parole, voire les prophètes d’un pays qui lutte pour retrouver son indépendance. Si Tomasz Zan (1796-1855) et Maurycy Mochnacki (1803-1834) témoignent de la douleur de l’exil, dans Le Journal de l’exil pour l’un, Le Soulèvement de l’émigration polonaise pour l’autre, trois poètes sont considérés comme les plus dignes représentants de ce mouvement littéraires. Le premier, et peut-être le plus grand, est Adam Mickiewicz qui naît en 1798 dans une famille polonaise mais dans une ville qui est alors sous domination russe. Il commence à publier dès ses 20 ans, arpentant tous les styles jusqu’à trouver le sien dans L’Ode à la jeunesse qui, jugé trop patriotique et révolutionnaire, ne sera publié que quelques années plus tard. Il est possible de découvrir une partie de son œuvre en français, notamment Les Aïeux (éditions Noir sur Blanc), Sonnets de Crimée (L’Âge d’homme) ou les cours qu’il donna au Collège de France durant son exil parisien (Les Slaves, Klincksieck éditeur). Tandis que Mickiewicz est « le Pèlerin de la liberté », Juliusz Słowacki (1809-1849) en est « le Mystique » : le premier se consacre en effet aux évocations concrètes, alors que le second leur préfère les images symboliques. Il faudrait également citer Zygmunt Krasiński (1812-1859) qui dans son œuvre de jeunesse aspire à la vengeance, usant des ressorts gothiques, même s’il ne connaîtra jamais son pays libre, et Cyprian Kamil Norwid (1821-1883), dont l’inspiration mi-philosophique mi-mystique ne sera encensée qu’après sa mort.
Un XXe siècle terrible mais fécond
Au romantisme patriotique répond la répression, les écrivains n’ont d’autres choix que de se plier à l’exil ou de renoncer à l’appel aux armes au profit d’une « résistance sociale ». Celle-ci s’incarne dans un humanisme militant qui prône le travail, l’éducation et l’égalité face aux problèmes sociétaux. Aleksander Świętochowski signe en 1871 le manifeste (Nous et vous) de ce mouvement baptisé positivisme qui vaut à la Pologne son premier prix Nobel en 1905 : Henryk Sienkiewicz, l’auteur de Quo vadis? (Éditions Libretto). Ce courant ne dominera qu’une vingtaine d’années, il sert pourtant de synthèse entre le patriotisme romantique et le réalisme rationnel, et surtout de base à une littérature qui désormais s'accélère au rythme des événements d’un XXe siècle complexe durant lequel l’horreur des guerres et le sublime des écrits coexistent. Comme des jalons, les prix Nobel de littérature se succéderont. Władysław Reymont (1867-1925) le reçoit en 1924, notamment pour Les Paysans et La Terre promise (éditions Zoé). On l’associe au mouvement de la Jeune Pologne qui s’opposa à « l’utilitarisme » du positivisme et aspirait au modernisme, qui lui-même laissera place au futurisme (Aleksander Wat, Bruno Jasieński) et à l’avant-garde (groupe Skamander) durant l’entre-deux-guerres.
Le second conflit mondial sonne le glas de cette ébullition et s’étire interminablement en une Pologne sous le joug désormais d’un gouvernement communiste. Les écrivains deviennent témoins… et victimes. Isaac Bashevis Singer (1904-1991) et Czesław Miłosz seront respectivement couronnés par le Nobel en 1978 et 1980. Le premier, Juif polonais, aura lutté pour sauvegarder sa langue, le yiddish, en écrivant de nombreux contes et romans (Le Charlatan, Le Golem, La Famille Moskat, Shosha, etc.) à découvrir en français. Le second, traduit principalement par Fayard (L’Abécédaire, Chroniques, L’Immoralité de l’art, etc.), s’est durablement interrogé sur l’oppression politique. La littérature ne cessera de questionner le monde jusqu’à ce qu’en 1989 sonne enfin l’heure de l’indépendance.
Toujours extrêmement prolifique, la littérature reste réaliste et aborde des sujets de société, mais s’autorise aussi désormais à flirter avec l’imaginaire, que ce soit avec des romans noirs ou de science-fiction. Deux femmes – Wisława Szymborska (De la mort sans exagérer, Gallimard) et Olga Tokarczuk (Sur les ossements des morts, Libretto ; Les Livres de Jakob, Le Livre de Poche) – sont les meilleures représentantes de ces deux tendances : l’Académie suédoise a tour à tour salué, en 1996 et 2018, la « précision ironique » de l’une et « l’imagination narrative » de l’autre. Au rayon des policiers, il faudrait également citer Zygmunt Miłoszewski publié chez Fleuve (Inestimable, Te souviendras-tu de demain ?, Inavouable) ou Wojciech Chmielarz dont les romans sont traduits par les très belles éditions Agullo (Pyromane, La Ferme aux poupées, La Cité des rêves, Les Ombres), tandis que du côté des romans graphiques L’Histoire de la bande dessinée polonaise (éditions PLG, 2019) permet de se rendre compte de l’abondance des auteurs de qualité. Enfin, il ne serait pas possible de conclure ce panorama sans saluer le formidable travail des éditions Noir sur Blanc qui veillent tout autant à donner voix en français à des écrivains contemporains (Szczepan Twardoch, Dorota Masłowska, Hanna Krall, Martyna Bunda, etc.) qu’à sauvegarder les ouvrages de fonds dans la collection La Bibliothèque de Dimitri.