Les langues interdites
La bataille de Kosovo Polje qui s’est déroulée le 15 juin 1389 a vu s’affronter une coalition de peuples chrétiens des Balkans et l’armée ottomane. Cet affrontement s’acheva par la mort du sultan Mourad Ier – remplacé par son fils – et par celle du chef serbe Lazar Hrebejjanović, dont les siens entretinrent la mémoire à travers un cycle épique qui continua à se propager de bouche à oreille, l’accès à l’écriture se voyant rapidement réduit aux seuls monastères durant l’occupation à venir. L’histoire, devenue patrimoine culturel, se transmit sous bien des formes, profanes ou religieuses, jusqu’au XIXe siècle, ce qu’expliqua brillamment Miodrag Popović dans son ouvrage Kosovo, histoire d’un mythe : essai d’archéologie littéraire, traduit en français par les éditions Non lieu en 2010 mais malheureusement depuis lors épuisé.
Si l’identité kosovare, du fait des mouvements importants de population, était vouée à évoluer, cela ne saurait faire oublier les poètes qui franchirent les frontières pour aller pratiquer leur art sous d’autres cieux, à l’instar de Mesihi, né vers 1470 à Pristina mais décédé à Istanbul en 1512. Poète du « Diwan », favori du vizir Ali Pacha, il avait acquis la réputation de passer plus de temps dans les tavernes qu’à sa table de travail. Ses œuvres sont pourtant restées célèbres, notamment son Chant sur le printemps qui fut considéré comme le premier poème turc à être diffusé en Occident grâce à une anthologie réalisée par Sir William Jones (1746-1794). Le XVe siècle vit également naître Suzi Çelebi vers 1460 à Prizren et Celalzade Salih Çelebi en 1493 à Vučitrn. Le premier est l’auteur d’un long poème épique de 15 000 vers (dont 2 000 nous sont parvenus intacts), Gazavatnam Mihaloglu, rédigé d’après son expérience militaire, le second s’est inspiré de plusieurs expéditions – Belgrade ou Rhodes par exemple – et a composé des élégies à la gloire du grand vizir Ayas Mehmed Pacha. Citons enfin, au siècle suivant, Asik Çelebi (1520-1572) qui établit un « tekzire » sur les poètes ottomans : Mesairü’s-suara. Cet ouvrage aux faux airs de dictionnaire, biographique et bibliographique, se révèle précieux car il contient des informations sur 427 poètes, leurs œuvres, mais aussi leur mode de vie, leurs us et leurs coutumes.
Le XVIIe siècle, quant à lui, sera marqué par un homme qui fit le chemin à l’envers : il offrit son premier cri à l’Albanie vers 1630, mais accorda son dernier soupir au Kosovo en 1689, un pays auquel il resta intimement lié car il prit part à la résistance contre l’Empire ottoman. La foi catholique guida la vie de Pjetër Bogdani, c’est aussi elle qui le mena à écrire ce qui est reconnu comme le premier livre en albanais, Cuneus Prophetarum (La Cohorte des prophètes), publié à Padoue en 1685. Au siècle suivant, Tahir Efendi Jakova (1770-v. 1850) se laisse aussi porter par sa religion, l’islam, pour se lancer dans les lettres. Il est associé au courant des « bejtexhinj », ces poètes qui usaient de la langue albanaise en utilisant un dérivé de l’alphabet arabe. Son œuvre la plus connue, Emni Vehbije, publiée initialement en 1835 à Istanbul, fut adaptée en caractères latins en 1907. Enfin, le XIXe siècle s’achève sur la naissance de Shtejefën Gjeçovi en juillet 1874 à Janjevo, qu’il quitta relativement tôt pour s’installer en Albanie. C’est dans les hauteurs du pays où il vivait, parmi les tribus qu’il côtoyait dans ses fonctions de prêtre, qu’il fit collecte du patrimoine folklorique, retranscrivant les thèmes de la tradition orale et s’initiant aux recherches archéologiques. Signe des temps et des vives tensions qui ne firent que s’aggraver avec le XXe siècle, il fut assassiné par un nationaliste serbe en 1929.Du mitan du XXe siècle à nos jours
L’albanais, interdit à l’écrit durant les cinq siècles que dura l’occupation ottomane, demeura clandestin lorsque le Kosovo fut accordé à la Serbie. Ce n’est donc qu’après la Seconde Guerre mondiale que commença véritablement à se déployer une littérature dans cette langue, notamment grâce à une revue, Jeta e Re (La Vie nouvelle), cofondée en 1949 par Esad Mekuli (1916-1993), par ailleurs auteur de recueils de poèmes (Pour toi en 1955, La Nouvelle lumière en 1966, etc.) et traducteur. Il reçut le soutien d’Adem Demaçi (1936-2018) qui, outre son travail d’écrivain, se fit homme politique, ce qui lui valut de passer de nombreuses années en prison. Nés dans la première moitié du XXe siècle, nous pourrions également citer Enver Gjerqeku, poète de l’intime qui se fit reconnaître avec Notre os, paru en 1966, mais aussi avec Le Verdoiement retardé, Sons éveillés, Étincelles de la pierre à briquet, et bien d’autres œuvres, ou encore son concitoyen Din Mehmti, également né à Gjakova mais un an plus tard, en 1929, qui découvrit les poètes européens durant ses études à Belgrade et s’en nourrit pour ses publications à venir dans les années 1980 (Ni sur terre ni au ciel en 1988, Le bonheur est une arnaque en 1999, etc.).
Enfin, du côté de la littérature serbe, en 1930 naissait l’un de ses plus éminents représentants, Vukašin Filipović, le 30 août, à Pristina. Quand celui-ci achève en 1964 sa thèse consacrée à Borisav Stanković, il est déjà loin d’être un néophyte puisqu’il a déjà publié deux romans – Traces, en 1957, salué à Sarajevo, et Steep Coast en 1961 – et vu certaines de ses pièces jouées (Dark Room et Neige et feu). Il se fait professeur, poursuit l’écriture en produisant des essais, se voit rédacteur en chef de la revue Stremljenja (Aspirations) de 1965 à 1979, puis assure la présidence de l’Académie des sciences et des arts du Kosovo. Vukašin Filipović aura également contribué à ce que le journal Jedinstvo, créé en 1944, fonde une maison d’édition éponyme au début des années 1960. C’est là que commencera à publier un autre Kosovar de langue serbe, Lazar Vučković, qui – bien qu’il se soit tragiquement noyé en 1966 alors qu’il n’avait pas 30 ans – est toujours très admiré pour sa poésie.
Si l’époque se prête au foisonnement, elle peut se montrer bruyante d’un point de vue politique, Anton Pashku (1937-1995) décide alors de s’isoler pour élaborer son propre univers, largement inspiré par Faulkner et Kafka. Moderne avant l’heure, il déroute la critique et le public sur scène (Syncope, 1968) et dans ses romans (Oh !, 1971). Les éditions L’Espace d’un instant ont donné une traduction de l’albanais en publiant sa pièce Fièvre en français. Celle-ci met en scène trois alpinistes, perdus en montagne, qui dans leur délire vont revivre les événements d’avril 1939. Voilà l’unique occasion d’appréhender une œuvre inclassable qui flirte avec l’absurde mais peut être considérée comme sans concession, une approche politique que ne reniera pas Rexhep Qosja dont le roman La mort me vient de ces yeux-là (éditions Gallimard) avait fait, lui aussi, couler beaucoup d’encre.
Bien qu’il faille également évoquer Rifat Kukaj (1938-2005) qui explore l’imaginaire de la littérature jeunesse et Azem Shkreli (1938-1997) que sa renommée en tant que poète (de Boulzat en 1960 à Oiseaux et pierres en 1997) propulse président de l’Association des écrivains du Kosovo, les publications s’intéressent volontiers à l’histoire du Kosovo, en témoignent les nombreux romans que Nazmi Rrahman, né à Podujevo en 1941, lui consacre, ou la poésie engagée d’Ali Podrimja (La Flamme volée chez l’Arbre à paroles, Défaut de verbe chez Cheyne). Pour le philosophe Ukshin Hoti (1943-1999), cette voie rimera avec de nombreux emprisonnements et une sombre disparition, un destin qui résonnera avec celui de Teki Dervishi (Au seuil de la désolation, éditions L’Espace d’un instant). La guerre et ses conséquences ont en effet un impact sur le parcours de ceux qui se piquent de littérature, la poétesse et journaliste Darinka Jevrić (1947-2007) devra ainsi se résoudre à l’exil, tandis que l’écrivain Eqrem Basha séjournera à plusieurs reprises en France. Sa prose se découvre en français chez Fayard (Les Ombres de la nuit et autres récits du Kosovo), chez Voix d’encre (L’Homme nu) et chez Non lieu (La Ligne de fuite). Flora Brovina sera doublement distinguée, d’une part pour son engagement humanitaire car elle sera élue femme de l’année par l’Unesco, d’autre part pour sa poésie, récompensée par le prix Tucholsky du Pen Club suédois en 1999.
Pour conclure, tandis que Sabri Hamiti évolue dans le milieu théâtral (La Mission, éditions L’Espace d’un instant) et que Nijazi Ramadani se consacre à la poésie et aux arts visuels, la relève semble assurée par une nouvelle génération qui s’exporte au-delà des frontières kosovares. Ainsi, les œuvres de Jeton Neziraj sont bien connues du public français qui peut s’en offrir une lecture grâce aux éditions L’Espace d’un instant. N’hésitant pas à affronter l’épineuse question de l’indépendance, le dramaturge né en 1977 excelle dans Vol au-dessus du théâtre du Kosovo, à mettre l’absurde au service d’une quête de sens profonde, ou à évoquer l’exil dans Peer Gynt du Kosovo. Portant le même prénom mais d’un an son cadet, le journaliste Jeton Kelmendi publie principalement de la poésie, traduite en pas moins de vingt-deux langues. En français, ses recueils Comme le commencement est silencieux et L’Âge mythique sont proposés par L’Harmattan.