Le Kanun
Chaque année, des Albanais du Kosovo arrivent dans l’Union européenne et se déclarent « victimes du Kanun » pour obtenir l’asile. Le Kanun ? Mal connu à l’étranger, ce droit coutumier du Moyen Âge imprègne les mentalités albanaises. Il est surtout célèbre pour son aspect le plus impressionnant, la gjakmarrje (« reprise du sang »), qui s’apparente à la vendetta italienne. Bien décrite dans le roman Avril brisé (1978) d’Ismail Kadaré, elle encadre la vengeance en cas de meurtre : la famille de la victime a le « droit » de tuer le coupable ou un membre de sa famille. Tous les hommes d’une même famille à partir de 14 ans peuvent être visés sur plusieurs générations. Aujourd’hui encore, une centaine de meurtres sont attribués chaque année à la gjakmarrje en Albanie et au Kosovo. Dans les deux pays, des dizaines de familles vivent cloîtrées chez elles, craignant d’être la cible de représailles. Pour autant, le Kanun ne se résume pas à cette pratique, puisqu’il régule tous les aspects de la vie en société, du mariage aux transferts de propriété. Il existe différents « kanuns » selon les régions. Mais le plus ancien et le plus répandu est le Kanun de Leka Dukagjin (ou Lekë Dukagjini), seigneur albanais qui régna sur le sud-ouest du Kosovo au début de l’ère ottomane (1444-1481). Ce chef de clan catholique s’inspira de vieilles coutumes antiques, du droit byzantin (le terme kanun est directement emprunté au grec kanon qui signifie « la règle ») et du Code de Dušan établi par le dernier grand roi serbe Stefan Dušan en 1339. Comme les Ottomans exercent alors un pouvoir très relâché, peu de lois régissent la société. Si les Serbes sont encadrés par l’Église orthodoxe, les Albanais se retrouvent livrés à eux-mêmes face au vide créé par le recul de l’Église catholique et une islamisation longtemps superficielle. Le Kanun est ainsi devenu un facteur identitaire puissant pour les Albanais. Le terme « albanais » et les premiers écrits en langue albanaise apparaissent d’ailleurs à peu près à la même période que la codification du Kanun de Dukagjin. Parallèlement aux droits ottomans et yougoslaves, celui-ci a survécu jusqu’à nos jours. Les étrangers n’ont toutefois pas à redouter cette tradition. Non seulement le Kanun ne s’applique pas aux membres extérieurs de la communauté, mais il comprend une règle antique grecque bien établie : l’obligation de l’hospitalité envers l’étranger.
La tradition du Besa
Voici un autre tradition bien ancrée dans les mentalités locales. Littéralement, besa signifie « engagement » ou « honneur » en albanais. C’est un code d’honneur qui couvre plusieurs aspects de la vie en société. Ainsi, la besa est à la fois la « parole donnée », une « trêve » prévue par le Kanun en cas de vendetta, un « serment » comme celui des insurgés albanais de la Ligue de Prizren en 1878, ou encore l’hospitalité envers les étrangers. C’est aussi un prénom albanais : Besa pour une femme, Besnik pour un homme. Plus accessoirement, c’est le nom de plein de cafés et restaurants ainsi que celui du club de football de Peja/Peć, le FC Besa, huit fois champion du Kosovo depuis 1962. Au quotidien, la besa est une promesse que l’on ne peut désavouer. Ce n’est pas un mot employé à la légère, car lorsqu’un Albanais engage sa besa la main sur le cœur, il peut remuer des montagnes pour tenir sa promesse. Plusieurs dictons albanais en témoignent : « La besa ne peut être achetée ou vendue au marché », « Plutôt mourir plutôt que se dédire », « La besa a plus de valeur que l’or », etc. Il faut toutefois remarquer que le concept se retrouve à travers tous les Balkans. Ainsi, les Serbes et les Monténégrins accordent une grande importance à la časna reč (« parole d’honneur ») ou au čvrsto obećanje (« promesse ferme »).
Langues
Si l’allemand est maîtrisé par les familles de la diaspora albanaise revenues d’Allemagne et de Suisse, c’est surtout l’anglais qui vous sera utile dans les zones urbaines et touristiques. C’est aussi lui qui sert désormais de lingua franca entre les communautés du Kosovo. Avant la dernière guerre, la langue commune était le serbe (ou serbo-croate). Toujours langue officielle, celui-ci est à présent largement supplanté par l’albanais. Les habitants du pays nés jusque dans les années 1980 parlent tous serbe et ont pour certains étudié à Belgrade. Aujourd’hui, le serbe n’est plus du tout compris par les jeunes Albanais et Turcs du Kosovo. Mais il demeure la langue maternelle des Monténégrins, des Bosniaques, des Croates et, bien sûr, des Serbes. Il est aussi compris par les Gorans, les Roms et environ 20 % des Albanais. Pour échanger quelques politesses en langues locales, il vous faudra bien savoir à qui vous vous adressez. Car les langues sont un enjeu politique. Les Serbes du Kosovo mettent ainsi un point d’honneur à ne pas parler albanais (même si certains le comprennent) et à écrire en alphabet cyrillique (qui se perd en Serbie).
Gestes de doigts
Les jours de fête et de victoire sportive, les Serbes et les Albanais ne manifestent pas leur joie de la même manière. Outre les drapeaux qui sont différents, les uns et les autres possèdent une gestuelle bien particulière. Les Serbes font le « salut à trois doigts » (pozdrav sa tri prsta) avec le pouce, l'index et le majeur tendus. C’est le symbole de la trinité chrétienne qui accompagne les victoires militaires serbes depuis le Moyen Âge. Les Albanais croisent quant à eux les mains, paumes vers le torse, pouces croisés en agitant les autres doigts. Appelé « signe du drapeau » (shenja e flamurit) ou « mains croisées » (duart e kryqëzuara), ce geste est apparu en Albanie en 2009 et représente l’aigle bicéphale du drapeau albanais. Il est devenu célèbre le 22 juin 2018 durant la Coupe du monde de football, lorsque la Suisse battit la Serbie 2-1. Les deux butteurs de la sélection helvétique, Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka, tous deux kosovars albanais d’origine, provoquèrent l’irritation des publics suisse et serbe en effectuant le « signe du drapeau ». Ils furent sanctionnés d’une petite amende par la Fifa pour avoir utilisé un « geste politique » sur le terrain.
Tabous
Malgré une législation aujourd’hui très protectrice envers les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres, le Kosovo n’est pas une destination « LGBT friendly ». Seuls de rares habitants affichent ouvertement leur différence et le mariage pour tous promis en 2014 n’est plus à l’ordre du jour. Si les hôteliers accueillent sans soucis les couples homosexuels étrangers, on compte moins de dix bars ornés du drapeau arc-en-ciel, presque tous à Pristina. En 2019, le ministre de la Justice lui-même préconisait la décapitation des homosexuels, une déclaration qui valut d’être arrêté. Mais tout de même, cela en dit long sur le climat de tolérance. Autre sujet à éviter : la guerre, celle de 1998-1999. En fait, tout le monde en parle et presque chaque village possède son monument aux « héros ». Mais à quoi bon vous risquer sur ce terrain ? Votre interlocuteur aura peut-être une approche partisane du sujet, mais, statistiquement, il a sûrement souffert lui-même du conflit en ayant perdu un proche ou en ayant subi des violences ou l’exode. Évitez aussi d’avoir un avis trop tranché sur les guerres précédentes, car les familles kosovares se sont souvent retrouvées dans des camps opposés au XXe siècle. La « libération » de 1944, par exemple, est perçue comme une « défaite » par des bien des Albanais. Enfin, la question de la religion est à manier avec prudence. Si vous êtes ouest-européen, et qui plus est français, personne ne s’offusquera que vous soyez athée. Mais cela reste pour les Kosovars une chose incongrue : ici, presque tout le monde se dit croyant. Certes, l’islam, ici majoritaire, s’accommode localement de bien des écarts. Mais tout de même, l’appartenance religieuse façonne les identités communautaires. Les pratiquants forcenés sont rares, mais il existe désormais des islamistes peu fréquentables chez les Albanais. C’est toutefois les chrétiens qui sont les plus religieux : les nouveaux convertis albanais au protestantisme ou au catholicisme et les Serbo-Monténégrins, viscéralement attachés à leurs traditions orthodoxes.
L’égalité hommes-femmes
Le système patriarcal est dominant partout dans les Balkans. Les femmes du Kosovo sont subordonnées aux hommes, qu’elles soient albanaises, serbes, turques ou roms. Les inégalités sont criantes : 13 % des Kosovares en âge de travailler ont un emploi salarié et seuls 17 % des biens fonciers appartiennent à des femmes. Durant le dernier conflit, environ 20 000 femmes de toutes communautés ont été victimes de viols. Ces dernières années, on note aussi une hausse considérable des plaintes pour violences conjugales. Toutefois, pour les organisations féministes, cela ne signifie pas que les violences envers les femmes sont plus nombreuses, mais au contraire que les femmes ne veulent plus se laisser faire. Longtemps reléguées au rang de « procréatrices », les Kosovares ont désormais moins d’enfants. Mais le jeune pays ne s’est pas encore soucié de créer des crèches. Si bien que les femmes doivent rester à la maison pendant que le mari travaille ou part chercher un emploi à l’étranger. Sur le plan politique, les femmes ont été absentes ou ont servi de faire-valoir, comme Atifete Jahjaga qui a brillé par son inaction lors de son mandat de présidente de la République en 2011-2016. Mais les choses semblent changer depuis 2021 avec l’arrivée de 43 femmes députées (sur 120 sièges) au parlement et l’élection de la jeune militante anticorruption Vjosa Osmani (née en 1982) comme nouvelle présidente.
Les Schatzis
C’est le surnom affectueux et légèrement moqueur donné aux membres de la diaspora albanaise du Kosovo (plus de 700 000 personnes). Comme ces derniers résident surtout en Allemagne et en Suisse alémanique, la langue de Goethe a été réquisitionnée pour les désigner : Schatz ou Schatzi veut dire « chéri » en allemand. Dans la culture populaire kosovare, le Schatzi parle un albanais mâtiné d’allemand, de français ou de suédois, conduit une grosse voiture tape-à-l’œil, se fait construire une maison qui restera vide onze mois de l’année et dépense en une journée ce que le Kosovar resté au pays met un mois à gagner. Dans les faits, un écart s’est creusé avec la diaspora. Celle-ci a largement contribué au développement du pays (un tiers des investissements directs de l’étranger). Mais lassée par la corruption et l’inaction de la classe dirigeante, elle s’est investie en politique. Les Schatzis ne viennent désormais plus seulement dépenser leur argent en été au Kosovo, ils se déplacent aussi lors des scrutins électoraux. Venus en masse en février 2021, ce sont eux qui ont voté pour la première véritable alternance démocratique en donnant la majorité au parti Vetëvendosjel (« Autodétermination ») qui a fait de la lutte contre la corruption son objectif prioritaire.