Découvrez la Polynésie : Paul Gauguin

« Je vais à Tahiti et j'espère y finir mon existence. Je juge que mon art n'est qu'un germe et j'espère là-bas le cultiver pour moi-même à l'état primitif et sauvage. » C'est sur ces mots que Paul Gauguin, le « peintre maudit », quitte l'Europe et s'installe pour la première fois à Tahiti en 1891. Éprouvant un rejet de la société occidentale, esquivant les contraintes du quotidien et fuyant les difficultés financières, l'artiste en devenir rêve alors d'une existence utopique au sein d'une civilisation ancienne. Si la désillusion fut partielle et les rebondissements nombreux, la Polynésie se révéla être une puissante source d'inspiration pour Gauguin, qui y réalisa quelques-uns de ses plus beaux chefs-d'œuvre. « D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? », un questionnement constant pour le peintre, qu'il mit sur toile à Tahiti avant de trouver son paradis d'adoption : l'île d'Hiva Oa, aux Marquises.

La jeunesse de l’artiste

Eugène-Henri Paul Gauguin naît à Paris le 7 juin 1848 d'un père journaliste et d'une mère péruvienne, fille de la femme de lettres engagée Flora Tristan. Il passe son enfance au Pérou, où son père décède en 1851. De retour en France à l'âge de 7 ans, il étudie puis prépare l'école navale, pour s'engager enfin dans la marine à l'âge de 17 ans. Second lieutenant sur le Chili, il écume tous les océans du globe de 1868 à 1871. Mais sur les conseils de son tuteur Gustave Arosa, il opte finalement pour une vie rangée et une voie noble, et devient agent de change à Paris en 1872, où l'attend une certaine réussite financière. Il se marie en 1873 avec une Danoise, Mette-Sophie Gad, avec qui il aura cinq enfants.

Le bouleversement impressionniste

Le premier tournant de sa vie a lieu en 1874, lorsqu’il assiste avec son tuteur, grand amateur d’art, à une première exposition impressionniste. Fasciné, il se met à collectionner, achète des toiles de Monet, Manet, Renoir et Pissarro, et se lance comme peintre amateur. En 1876, il expose pour la première fois à Viroflay et se fait remarquer par Camille Pissarro, qui l’invite à travailler avec Guillaumin et Cézanne. Il commence alors à exposer avec d’autres impressionnistes.

En 1882, un krach boursier brise sa carrière d’agent de change. Un mal pour un bien peut-être : le jeune peintre décide de se consacrer exclusivement à son art.

Le temps de la tourmente

Les années suivantes se révéleront agitées. À partir de 1882, Gauguin tente difficilement de vivre de sa peinture à Rouen, où il réalise une quarantaine de tableaux. Mais l'argent manque. Attendant la fin de la crise, il devient un temps représentant en toiles de bâche au Danemark ; nouvel échec, par ailleurs accompagné de l'incompréhension de la belle-famille. En 1885, n'ayant plus les moyens d'assurer la subsistance de sa femme et de ses enfants, il les abandonne et rentre à Paris, où il commence à travailler la céramique et s'associe avec Ernest Chaplet pour produire 50 œuvres.

Les premiers sentiments d’exotisme

Après deux tentatives d’installation au Panama et en Martinique en 1887 – une rude année où Gauguin, enthousiasmé par la lumière et les paysages, peindra tout de même dix-sept toiles –, il se réfugie de nouveau à Paris, puis à Pont-Aven, petit village du Finistère. « L’expérience que j’ai faite à la Martinique est décisive », écrira-t-il quatre ans plus tard. Là seulement je me suis senti vraiment moi-même, et c’est dans ce que j’ai rapporté qu’il faut me chercher si on veut savoir qui je suis. ». En effet, les œuvres de Paul Gauguin évoluent. Il passe des tonalités denses et lourdes à l’exotisme et à la couleur, qu’il puise dans les émerveillements de sa jeunesse en mer (Bord de mer, 1887). À son retour en métropole, sa rupture avec l’impressionnisme apparaît d’ailleurs avec Vision après le sermon (1888), également appelée La Lutte de Jacob avec l'ange, qui influencera Pablo Picasso, Henri Matisse et Edvard Munch. Une œuvre qui marque un nouveau style propre à l’artiste : le symbolisme.

L’épisode d’Arles, une amitié tumultueuse

En 1888, sur invitation de Vincent Van Gogh rencontré deux ans plus tôt, Gauguin se rend à Arles. Les deux artistes passent deux mois ensemble et peignent la série sur les Alyscamps, des portraits, des paysages et des natures mortes. Grands sensibles, rapprochés par un intérêt commun pour la couleur, ils entrent pourtant en conflit lorsque Gauguin peint Van Gogh peignant des tournesols, portrait dont Van Gogh dira : « C'est bien moi, mais devenu fou. » Cette riche phase artistique tourne mal et se termine sur le fameux épisode de l'oreille coupée de Van Gogh, le 23 décembre 1888.

Le premier séjour à Tahiti

Après quelques nouveaux chefs-d’œuvre dont Le Christ jaune et Autoportrait au halo et au serpent, Gauguin ne pense plus qu’à fuir. Lorsqu’il décide de partir pour Tahiti, l’homme entend réconcilier sa vie et son œuvre. « Entouré d’une nouvelle famille, loin de cette lutte européenne après l’argent. Là à Tahiti, je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. Libre enfin, sans souci d’argent, je pourrai aimer, chanter et mourir », écrivait-il. C’est pourtant un homme déjà usé, abordant la quarantaine, qui débarque sur les rivages polynésiens, après un parcours tortueux et semé d’embûches.

En avril 1891, il s’installe ainsi à Mataiea, sur l’île de Tahiti, et fait la connaissance de Taha’amana, 13 ans. La désillusion est rapide : la civilisation ancienne qu’il recherche n’existe plus, mais cette période est tout de même féconde. La jeune fille, avec qui il entame une relation – critiquée par les commentateurs au vu de son très jeune âge – devient une véritable muse : Gauguin ne peint pas moins de soixante-dix toiles en quelques mois. La plupart des tableaux de cette époque relatent des scènes de la vie quotidienne où sont représentées des figures tahitiennes, mais une certaine mélancolie s'échappe, le regard des personnages est absent et leur attitude dégage une certaine douceur, comme dans Femmes de Tahiti notamment.

Rattrapé par la tristesse de la perte de sa fille Aline, par la misère et par la maladie, le peintre sombre bientôt dans la déprime et tente même de mettre fin à ses jours.

Le second séjour à Tahiti

En 1893, Gauguin repart pour l'Europe pour y vendre ses toiles. Il réalise une grande exposition à Paris et se lance dans la rédaction de Noa-Noa. Mais son séjour est parsemé de déceptions avec un nouvel échec financier et la perte d'un procès. Écœuré par la civilisation occidentale, il repart pour Tahiti en 1895.

Paul Gauguin s'installe alors à Punaauia avec la jeune Pau'ura, 14 ans... Bien qu'il ne réussisse pas à recréer l'ambiance heureuse des jours passés à Mataiea, il signe quelques-unes de ses plus belles toiles : Nave Nave Mahana (Jours délicieux), Poèmes barbares et surtout : D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, aux formes massives et aux couleurs saturées. « La couleur, il faut tout lui sacrifier ! », disait-il. Mais là encore, aigreur et alcool auront raison de lui : déprimé, le peintre sauvage trouve Tahiti déjà trop occidentalisée.

Hiva Oa, tumultueuse fin de vie

Après une hospitalisation à l’hôpital de Papeete et une nouvelle tentative de suicide, Paul Gauguin met le cap sur les Marquises à l’été 1901 et s’installe dans le village d’Atuona, sur l’île d’Hiva Oa. Si le paradis, cette fois, lui semble proche, l’artiste déchantera encore rapidement. Il prend pour cible les abus de l'administration coloniale, qu’il provoque dès qu’il en a l’occasion, se bat pour le droit des indigènes et observe un véritable rejet de l’Église. Avec l'accord du chef d'un petit village, il enlève la jeune Marie-Rose Vaeoho, de 39 ans sa cadette, de l’école catholique. Enceinte, la jeune femme est rapidement envoyée dans son village pour accoucher ; voulant se moquer de l'évêque, le peintre ne tardera pas à la remplacer par Henriette, élève de l'école des Sœurs et épouse du servant de messe. Et comme deux provocations valent mieux qu’une, il baptisa aussi sa cabane la « Maison du Jouir ».

Malgré ses démêlés avec l’Église et les gendarmes, Gauguin est sous contrat avec le marchand d’art Ambroise Vollard, basé à Paris, qui lui verse des mensualités de 300 francs et lui fournit gratuitement toile et couleurs en échange d’un minimum de vingt-cinq tableaux par an, dont le prix unitaire est fixé à 200 francs. L’artiste peint alors vingt-neuf tableaux en 21 mois, ainsi que de nombreux dessins, gravures et sculptures, parmi lesquelles ses créations les plus profondes : Contes barbares (1902), Cavaliers au bord de la mer (1902). Sa dernière œuvre est un autoportrait.

Poursuivi, alcoolique, toxicomane, syphilitique et miséreux, « Koke » comme l’appellent alors les habitants d’Hiva Oa, s’éteint à l’âge de 55 ans le 8 mai 1903, en artiste maudit et dans l’anonymat le plus total. Il aura en tout achevé près de cent tableaux, quatre cents gravures et des dizaines de sculptures. Il repose depuis au cimetière du Calvaire, au-dessus du village d’Atuona, laissant derrière lui un souvenir pour le moins mitigé. Sa tombe côtoie celle de Jacques Brel, lui aussi tombé amoureux de l’île.

Une gloire posthume

Bien malgré lui, ce n'est qu'après sa mort que Paul Gauguin connut gloire et succès. Véritable avant-gardiste en matière d'art moderne, le marchand d'art Ambroise Vollard avait anticipé : il faisait rapatrier par bateau à Paris toutes les toiles à peine sèches de l'artiste. Ainsi, celui qui a aussi révélé Paul Cézanne, Vincent Van Gogh, Henri Matisse ou encore Pablo Picasso, a projeté Gauguin en haut de l'affiche en France, en Europe et dans le monde dès le début du XXe siècle.

Aujourd'hui, ses œuvres sont exposées dans six musées en France dont le célébrissime musée d'Orsay, ainsi que dans une vingtaine de musées aux quatre coins du monde. Un musée Gauguin a même été créé sur l'île de Tahiti, mais a malheureusement fermé ses portes il y a quelques années. À Atuona, le centre culturel Gauguin retrace quant à lui la vie de l'artiste avec peintures, lettres, photographies, et divers souvenirs à l'appui. La plupart sont évidemment des reproductions, les originaux étant conservés dans les musées des grandes capitales.

Enfin, parmi les ventes les plus spectaculaires, sont à noter celle, en mars 2008, du tableau La Fin royale (1893), achetée par le Getty Museum de Los Angeles pour un montant avoisinant les 30 millions de dollars, la vente, en février 2015, de l'œuvre Quand te maries-tu ? (Nafea faa ipoipo ?), peinte en 1892 et vendue 7 francs aux Marquises à la mort de Gauguin, acquise par une famille qatarie pour un montant de 300 millions de dollars, ou encore la vente de Maternité II (1899) en novembre 2022 pour 105,73 millions de dollars lors de la vente aux enchères de la collection de Paul Allen.

Hommages

Tantôt artiste respecté, tantôt homme controversé, Paul Gauguin et sa tortueuse existence ont inspiré plus d’une œuvre littéraire et cinématographique. L’écrivain Victor Segalen, débarqué à Hiva Oa trois mois après le décès du peintre à qui il voue une étrange fascination, rédigea plusieurs textes hommage tels que la nouvelle Le Maître du jouir, l’article Gauguin dans son dernier décor (1904) ou encore Hommage à Gauguin (1916) pour la préface de l'édition des lettres de Gauguin à son ami Georges-Daniel de Monfreid. Le peintre est par ailleurs le héros, avec sa grand-mère Flora Tristan, du plus récent roman Le Paradis – un peu plus loin (2003) de Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010. Dans cet ouvrage, l’auteur retrace la vie de Gauguin à Tahiti et son désir de quitter la civilisation européenne qui l'aurait détruit.

Au cinéma, l’artiste a inspiré six longs-métrages. Le dernier en date, Gauguin – Voyage de Tahiti, réalisé par Édouard Deluc et sorti en 2017, a été interprété par Vincent Cassel dans le rôle principal. Certains médias ont notamment critiqué l'approche de l'auteur sur la nature des relations sexuelles de l'artiste. La belle bande dessinée Gauguin - L'autre monde, de Fabrizio Dori (2016) reprend la palette colorée du peintre pour décrire la fin de vie prolifique et polynésienne de Gauguin.

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