Aux origines
Dire que l’on sait tout des premiers habitants de Porto Rico serait mentir, tout au plus estime-t-on que l’archipel fut successivement peuplé par les Ortoiroides, les Igneris puis par les Taïnos qui devinrent majoritaires, sans que l’on puisse dater leur venue ni préciser leur origine (d’aucuns rapprochent cependant ces derniers arrivants des Mayas, en tablant sur la proximité des mythes tels que ceux figurant dans le Popol Vuh). Si certaines de leurs légendes et de leurs pratiques chamaniques ont survécu, notamment grâce à la tradition orale, dire que la culture indienne fut préservée par les Espagnols serait là aussi nier la brutalité de la colonisation puis de l’esclavage auquel furent plus tard également contraints des Africains qui remplacèrent les Taïnos ayant succombé aux maladies et aux châtiments. Cela explique que les premiers écrits furent entièrement composés par des descendants de colons, à l’instar de Juan Ponce de León II (1524-1591), gouverneur de Porto Rico, qui rédigea à la demande du roi d’Espagne une présentation des Antilles (Memorias de Melgarejo) dans laquelle il inclut néanmoins des éléments sur les croyances et la langue des Taïnos, ou du prêtre Diego de Torres Vargas (1590-1649), lui aussi né à San Juan, qui établit une description détaillée de sa ville natale. Du côté de la littérature, le père Francisco Ayerra de Santa María est généralement considéré comme le premier poète portoricain, bien qu’il quittât l’archipel dès la fin de sa jeunesse pour s’installer au Mexique où il demeura jusqu’à sa mort en 1708. Ses vers, d’inspiration religieuse et historique, ont été célébrés au point d’être repris dans de nombreuses anthologies.
À la toute fin du siècle débarquera à Porto Rico un Espagnol à qui ses démêlés avec l’armée n’avaient visiblement pas laissé le choix de sa destination. Il finira pourtant par s’y plaire et y terminera même sa vie. S’il est dit que Juan Jacinto Rodriguez Calderón (1770-env.1840) trempera dans d’autres histoires louches, il n’en sera pas moins écrivain et sera surtout à l’initiative d’un vrai déclic pour la littérature et le journalisme portoricains puisqu’il fera importer depuis le continent américain une presse. Son recueil Ocios de la juventud, poesías varias, en diferentes metros castellanos, deviendra donc, en 1806, le premier livre imprimé de l’archipel. À l’image de sa personnalité équivoque, il y déclinera son verbe poétique en quarante textes, depuis la plaisanterie facétieuse jusqu’à la plus stricte leçon de morale. En cette même année, le gouvernement colonial créera la première « Gaceta » (gazette) de Porto Rico afin de promulguer ses idées… mais cela ne suffira pas à endiguer le flot de contestations qui n’allait pas tarder à s’épandre, et qui coûtera l’exil à de nombreux écrivains et journalistes.Un XIXe siècle engagé
Ce sont dans les colonnes de la Gaceta de Puerto Rico que María Bibiana Benítez Batista (1783-env.1875) fait paraître en 1832 La Ninfa de Puerto Rico, qui n’est pas seulement le premier poème publié par une femme mais qui préfigure également le courant romantique à venir et, dans la même veine, un patriotisme qui va bientôt imprégner le monde littéraire. En effet, elle use d’une métaphore pour représenter son île natale sous les traits de l’agneau qui apparaît sur les armoiries portoricaines, insistant sur sa douceur et sur sa passivité, ce qui ne peut être entendu qu’au regard de la domination de la couronne espagnole. Une identité nationale est effectivement en train de s’affirmer, alliant fierté comme celle que l’on retrouve dans les œuvres de sa nièce, Alejandrina Benítez de Gautier (1819-1879), également poétesse renommée, qui signe notamment avec La Patria del Genio (La Nation du Génie) un hommage appuyé à l’artiste José Campeche, et considérations sociétales telles que dans El Gibaro de Manuel A. Alonso Pacheco (1822-1889). Ce texte déterminant, paru en 1845, dresse le portrait en vers du « Jíbaro » (orthographe actuelle), cet agriculteur qui cultive la terre de façon traditionnelle et gagne sa vie avec les fruits de son travail. De la reconnaissance à la revendication, du patriotisme au militantisme, il n’y a qu’un pas que franchit Alonso Pacheco qui, en parallèle de son travail poétique dédié à son pays, s’engagera dans le mouvement réformiste libéral et dirigera sa publication, El Agente.
Tout comme lui, Alejandro Tapia y Rivera (1826-1886) mène ses propres combats, notamment contre l’esclavage (qui ne sera « officiellement » aboli qu’en 1873, un peu plus tard dans les faits) et surtout en faveur du patrimoine historique. De lui sont restées des pièces et des biographies prenant des figures tutélaires comme source d’inspiration – du cacique taïno Guarionex à l’explorateur Vasco Nuñez de Balboa –, et les bases de ce qui allait devenir à Ponce la plus ancienne bibliothèque municipale de Porto Rico. Son quasi contemporain Ramón Emeterio Betances, né en 1827, gagnera son surnom de « Padre de la Patria » avec ses œuvres balayant tout autant le théâtre que l’essai (il rédigera des « proclamas », manifestes), et surtout avec son engagement politique. Nourri par la révolution française de 1848 à laquelle il avait pris part et par le mouvement indépendantiste cubain dont il se sentait frère, il créa depuis New York, où il vivait dans la plus totale clandestinité suite à son exil forcé pour mutinerie, le Comité révolutionnaire de Porto Rico qui sera à l’origine du soulèvement « Grito de Lares » en 1868. Si cette révolte fut rapidement réprimée, elle obligea néanmoins l’Espagne à accorder à l’archipel une plus grande autonomie… jusqu’à ce que 30 ans plus tard se déclare la guerre hispano-américaine qui mènera à la vente de Porto Rico aux États-Unis. Son ami Eugenio María de Hostos (1839-1903) se forgea quant à lui une réputation de sociologue, tout en travaillant à édifier un système scolaire plus égalitaire. Il produira par ailleurs plusieurs textes, dont le plus fameux est La Peregrinación de Bayoán (1863).
Le XIXe siècle fut donc marqué par l’engagement des écrivains, à une époque où les espoirs les plus fulgurants laissèrent place à quelques avancées… et à de tristes désillusions. Nous pourrions ainsi mentionner aussi Lola Rodríguez de Tió (1843-1924), militante féministe qui plaqua sur l’air de la Boriqueña des paroles révolutionnaires durant l’un des exils qu’elle subit, l’auteur romantique José Gautier Benitez (fils d’Alejandrina, né en 1848 et décédé en 1880), très apprécié également pour sa poésie patriotique, ou le docteur Cayetano Coll y Toste (1850-1930) qui s’intéressa à l’histoire et collecta des Leyendas y tradiciones puertorriqueñas.Foisonnement et modernité
En 1855 voit le jour Manuel Zeno Gandía, appelé à devenir médecin, indépendantiste et écrivain. La Charca (L’Étang) qu’il publie en 1894, après s’être d’abord essayé au genre poétique, est ainsi considéré comme le premier roman portoricain. Là encore, l’écriture se fait manifeste puisque l’auteur s’attache à décrire la triste condition des paysans pauvres soumis aux desiderata des riches propriétaires fonciers. Il récidivera avec Garduña, El Negocio et Redentores, eux aussi devenus des classiques. Si Zeno Gandía est le père du roman, José de Diego y Martinez (1866-1918) est le père de la poésie moderne grâce, notamment, à Pomarrosas, Jovillos ou Cantos de Rebeldía. Dans le même temps, la presse s’étoffe et innove. Virgiol Dávila dirige un hebdomadaire cofondé avec le musicien Braulio Dueño Colón, ils s’attèlent à rendre populaires les « Canciones Escolares », tandis que Nemesio Canales crée avec Luis Lloréns Torres La Revista de las Antillas. Enfin, l’anarchiste Luisa Capetillo (1879-1922) et Isabel Andreu de Aguilar (1887-1948) poursuivent le combat en faveur des droits des femmes.
Le XXe siècle rime donc avec entrée dans la modernité alors que la littérature se tourne vers le modernisme puis le postmodernisme, deux courants dans lesquels s’inscrit Francisco Matos Paoli (1915-2000). Son œuvre abondante – de Canto a Puerto Rico en 1952 à Decimario de la Virgen en 1990 – lui vaudra même d’être pressenti pour le Nobel. Julia de Burgos sera pour sa part distinguée par le Prix de l’Ataneo Puertorroqueño pour Canción de la verdad sencilla, puis applaudie par l’Institut de littérature portoricaine pour son essai Ser o no ser es la divisa (1946) où elle prêche en faveur de l’indépendance. Elle perdra la vie à 39 ans en 1953, à New York, une ville appelée à devenir quelques années plus tard le centre névralgique du « Mouvement Nuyorican », mot-valise composé de New York et de Portoricain, qui fut d’abord une insulte mais dont s’emparera Miguel Algarín, l’un des trois membres fondateurs avec Miguel Piñero et Pedro Pietri. Ce vaste courant culturel, associant également des artistes et des musiciens, siègera au sein d’une ancienne école, PS 64, rebaptisée Centre Communautaire Charas/El Bohio. Il sera l’emblème de l’exil auquel se plieront les Portoricains fuyant la misère que provoquait la monoculture de canne à sucre imposée par les États-Unis. De nombreux écrivains et dramaturges lui sont assimilés : Edwin Torres, Edgardo Vega Yunqué, Luz Maria Umpierre, Tato Laviera…
C’est New York encore qui servira de décor à la plupart des romans de Manuel Ramos Otero (1948-1990), le premier écrivain portoricain à afficher son homosexualité. Parfois crus et toujours engagés, ses livres (El Cuento de la Mujer del Mar, Página en blanco y staccati…) susciteront quelques controverses. L’œuvre de son amie Giannina Braschi, née en 1953, peut elle aussi être clairement rattachée à l’avant-garde, d’autant plus qu’en s’attardant sur le sort des migrants portoricains, elle se jouera du choc des cultures et des langues, notamment dans Spanglish Yo-Yo Boing ! paru en 1998. Ils ouvriront la voie à des auteurs tels que Larry La Fountain, qui naquit à San Juan mais réside aux États-Unis, dont le travail porte principalement sur la culture queer et dont l’œuvre poétique, théâtrale et romanesque campe des personnages gays (Mi nombre, masa multidinaria, Uñas pintadas de azul, etc.), ou Yolanda Arroyo Puzarro, élevée à Cataño qu’elle mettra en scène dans sa pièce ¿A dónde va el amor? jouée sur place. Pour l’heure peu représentée en traduction française, la littérature contemporaine commence néanmoins à voir certains de ses auteurs s’exporter, à l’image de Marya Santos-Febres publiée par les éditions Zulma (Sirena Selena, La Maîtresse de Carlos Gardel).