Jersey
C’est à l’aube du XIIe siècle que naît à Jersey l’un des plus fameux poètes des îles Anglo-Normandes, et sans doute celui qui marqua le plus durablement l’histoire littéraire mondiale. Bien que son nom ait connu plusieurs graphies, celui de Wace lui est généralement attribué, et si sa biographie est incomplète, il est tout de même admis qu’il passa la majeure partie de son existence sur le continent. Clerc puis chanoine, il rédige des Vies de saints (Marguerite se découvre chez Honoré Champion), mais c’est avec Le Roman de Brut (1155), 14 866 vers octosyllabiques en vieux français, qu’il atteint la postérité. Cette chronique de l’histoire des rois bretons, basée sur l’Historia regum Britanniae (1138) du Gallois Geoffroy de Monmouth, tout autant qu’inspirée de la tradition orale, est la première à citer la Table ronde, ce qui sans nul doute influencera les écrits postérieurs de Chrétien de Troyes. Wace récidivera en s’intéressant aux ducs de Normandie dans Le Roman de Rou, dédié à Aliénor d’Aquitaine et à Henri II d’Angleterre. Ces textes, depuis fort longtemps tombés dans le domaine public, sont consultables sur Internet, mais malheureusement difficiles à trouver en librairie.
Pas moins de cinq siècles plus tard, naît dans une famille de notables un jeune homme qui quittera également son île pour étudier, mais Jean Poingdestre préfèrera l’Angleterre, et finira finalement par revenir, fuyant la guerre, pour occuper la fonction de lieutenant-bailli. Il a laissé derrière lui une précieuse étude, Cæsarea or A discourse of the Island of Jersery, qui en dit long, entre autres, sur le folklore, la géographie et la vie politique de ce XVIIe. Au siècle suivant, à la faveur de l’installation d’une presse sur l’île en 1783, Matthew Le Geyt (1777-1849) peut s’enorgueillir d’être le premier à voir ses vers imprimés, quand bien même il s’agisse d’une publicité rimée pour du tabac ! Il a par ailleurs laissé quelques poésies politiques, mais c’est peut-être sa fâcheuse habitude d’écrire phonétiquement qui poussera les écrivains du XIXe à vouloir standardiser le jersiais, une volonté d’ailleurs exacerbée par les publications locales qui se multiplient. Ainsi, Jean Sullivan (1813-1899), qui exerce comme notaire, se fait rédacteur en chef du Jersey Observer. Sa bibliographie est vaste et ponctuée d’articles très sérieux, mais également de poèmes qu’il prend à cœur d’écrire dans sa langue. C’est un peu le même parcours que suivront deux de ses contemporains : Philippe Langlois (1817-1884) et Robert Pipon Marett (1820-1884). Le premier sera médecin, député et juge, mais aussi écrivain sous le pseudonyme de « Un Luorenchais », président de La Société Jèrriaise (fondée en 1873), et linguiste quand il initiera Le Glossaire du Patois Jersiais avec Asplet Le Gros (1840-1877) qui, par ailleurs, publiera une revue de poésie. Le second se fera avocat de profession, fondateur du journal La Patrie par passion, il y publiera ses vers en jersiais, dont Fille Malade qui sera remarqué. Il proposera également une réforme de l’orthographe basée sur le français, et occupera lui aussi le poste de bailli. Citons enfin Jean Dorey (1831-1872), collecteur des dictons et comptines locaux, ou encore Philippe Le Sueur Mourant, George William de Carteret, Edward Le Brocq et Edwin John Luce qui mirent leur plume et leur humour – sinon leur impertinence – au service des nombreux journaux insulaires.
Comme la plupart des îles, Jersey se résigne à voir partir certains des siens, à l’instar du dramaturge Frederick Lonsdale (King of Cadonia, Betty, On Approval, etc.) qui achèvera sa vie à Londres mais, malgré la distance, l’attachement reste profond, comme le démontre George Francis Le Feuvre – dit George d’la Forge – qui ne cessera d’écrire sur l’histoire et la langue de son pays natal qu’il avait pourtant quitté pour le Canada puis pour les États-Unis. Il reviendra après la Seconde Guerre mondiale et son corps repose depuis 1984 à Jersey où son précieux héritage – couronné par deux fois par le Prix littéraire du Cotentin en 1974 et 1981 – lui survit. C’est ce même amour qui s’incarnera dans le travail de Frank Le Maistre, linguiste dont la naissance a coïncidé, à 10 ans près, avec le nouveau siècle. Ses remarquables efforts de collecte de vocabulaire et d’expressions locales aboutiront à un Dictionnaire franco-jersiais en 1966, et ne pénaliseront pas la qualité de ses pièces et poésies qui paraîtront dans le Bulletîn d’Quart d’An de l’Assembliée d’Jèrriais dont il fut rédacteur de 1952 à 1973. Désormais, le jersiais n’est plus parlé que par une part infime de la population, bien qu’il s’enseigne à l’école de façon facultative, mais c’est tout de même au XXIe siècle, en 2012, à l’âge honorable de 90 ans, qu’est décédée l’une de ses plus ferventes émissaires, Amélia Perchard, dite Amélia Noël. Son théâtre, ses chansons et ses vers font désormais partie du patrimoine.
Guernesey
Le guernesiais ne jouit pas de nos jours d’une meilleure situation, son enseignement même est menacé par le petit nombre de locuteurs. Pourtant, les écrivains qui ont voulu le défendre ont été légion, et l’un des plus connus – le précurseur – est sans aucun doute Georges Métivier qui naquit à Saint-Pierre-Port, rue de la Fontaine, en janvier 1790, et mourut en 1881 sur son île qui l’avait entretemps proclamé Poète national. Outre ses rimes, il livra des traductions de textes religieux et philosophiques, il édicta également un Dictionnaire franco-normand en 1870, le premier ouvrage du genre, et s’attarda à standardiser l’orthographe, faisant des émules jusque sur le continent. Si le recueil de ses souvenirs demeura malheureusement inachevé, il marqua sans nul autre pareil la mémoire de ses concitoyens puisque certains de ses textes ont été mis en musique et résonnent toujours aujourd’hui. C’est aussi en chansons que Tam Lenfestey (1818-1885) entra en littérature, notamment avec Le Chant des Fontaines et La Ribotresse. Puis viendront Denys Corbet (1826-1909) et Thomas Alfred Grut (1852-1933), tous deux poètes, l’un sera en outre journaliste pour Le Baillage où il signera ses articles en guernesiais «Badlagoule» (« le bavard), l’autre donnera des traductions guernesiaises des œuvres en jersiais de Philippe Le Sueur Mourant. La seconde partie du siècle voit tour à tour naître Thomas Henry Mahy, l’auteur de Dires et pensées du Courtil Poussin, et Marjorie Ozanne qui publie dans le Guernesey Evening Press de 1949 à 1965. Enfin, très discrètement le XIXe s’achève sur le premier cri de Gerald Basil Edwards (1899-1976) qui ne gagnera l’estime de ses pairs qu’après sa mort, grâce à la volonté de deux amis qui arriveront, finalement, à trouver un éditeur pour un texte désormais considéré comme majeur, et salué, entre autres, par le prix Nobel de littérature 1983, William Golding. Ce texte, c’est Sarnia qui est épuisé chez Points mais certainement disponible sur le marché de l’occasion, un long roman aux forts accents autobiographiques qui met en scène Ebenezer Le Page, et surtout l’île de Guernesey qu’il regarde pensivement évoluer jusqu’aux années 1960. Les insulaires – même s’ils connaissent l’exil – sont décidément les gardiens de la mémoire d’un lieu et les observateurs avisés des changements qui, malgré l’isolement, s’imposent. Ce ne sont pas Marie de Garis (1910-2010), lexicographe qui donnera un Dictiounnaire Angllais-Guernésiais, ou James Marr (1918-2009), historien qui travaillera sur le passé des îles Anglo-Normandes, qui contrediront à ce sujet Gerald Basil Edwards.
Les visiteurs de passage
Mais les îles sont aussi des escales pour les continentaux qui parfois y accostent et y posent leurs valises. Il serait ainsi impossible d’évoquer la littérature de l’archipel sans faire mention des auteurs qu’il a accueillis ou inspirés. François-René de Chateaubriand (1768-1848), le (futur) grand écrivain français, n’est pas au meilleur de sa forme quand il débarque à Jersey, d’aucuns l’annoncent même moribond après la blessure qui lui a été infligée au Siège de Thionville (1792). L’air marin aura sans doute pour effet de le revigorer mais l’exil ne fera pourtant que commencer, en effet il rejoindra bientôt Londres où il publiera son premier ouvrage, Essai sur les révolutions, en 1797. Un autre romantique trouvera également refuge à Jersey, dans des circonstances non moins difficiles puisque c’est suite au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, et aux menaces dont il est l’objet, que Victor Hugo se décide à fuir la France. Après un passage par la Belgique puis par l’Angleterre, il arrive à Saint-Hélier le 5 août 1852 et ne quittera les îles Anglo-Normandes que dix-huit ans plus tard. Cette longue retraite ne sera pas stérile d’un point de vue littéraire, d’une part parce qu’il y écrira et publiera durant cette période une partie de ses œuvres les plus connues (Les Châtiments, Les Misérables, Les Contemplations, etc.), d’autre part parce que la vie insulaire lui donnera matière pour le roman Les Travailleurs de la mer, explicitement dédié à Guernesey et à ses habitants. L’Archipel de la Manche, véritable ode à la mer de quelques dizaines de pages, accompagnera la triste histoire de Gilliatt. En 1938, quand Claude Cahun et Marcel Moore – deux photographes et poétesses nantaises nées Lucy Schwob (1894-1954) et Suzanne Malherbe (1892-1972) – s’installent à La Rocquaise à Jersey, l’ambiance est encore à peu près sereine, mais cela ne va guère durer… Les îles Anglo-Normandes vont effectivement devenir le seul territoire britannique envahi par l’armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale, et ce que subira l’archipel ne se cantonnera pas à une simple occupation puisque quatre camps de concentration seront érigés sur Aurigny. Très rapidement, les deux artistes intègrent la Résistance, distribuent des tracts qu’elles signent « le soldat sans nom ». Mais leurs activités sont découvertes, arrêtées en juillet 1944, condamnées à mort, elles échapperont de peu à la terrible sentence. Cette période tragique a inspiré – et continue d’inspirer – de nombreux écrivains, le best-seller mondial que deviendra Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, publié en 2008 aux États-Unis par Mary Ann Shaffer et Annie Barrows, en est le parfait exemple. Pour conclure sur une note plus gaie, citons Gerald Durrell. Cet écrivain britannique, né sur le continent indien en 1925, a su émouvoir et faire rire avec son autobiographie romancée (Trilogie de Corfou, éditions La Table ronde). Grand amoureux de la nature, il a créé le zoo de Jersey en 1958, et c’est sur cette île aimée qu’il a quitté la vie en 1995.