Découvrez la Belgique : Le neuvième art

Il est dit que Rodolphe Töpffer (1799-1846), l’inventeur des « séquences qui allient texte et images tout en incluant un changement de cadrage » est suisse, et qu’il est par ailleurs le premier à avoir théorisé ce que l’on surnommera, bien plus tard, le 9e art. Pourtant, si l’expression « BD belge » existe, c’est que tout a vraiment commencé chez nos voisins du Nord, eux qui ont assisté à une terrible – mais vivifiante – bataille, celle qui opposa Tintin à Spirou. Car la Belgique a longtemps eu cette particularité d’adosser un périodique à une maison d’édition, le Lombard d’un côté, Dupuis de l’autre, le journal destiné aux enfants devenant ainsi champ d’expérimentation pour les futurs albums à paraître. La saine rivalité entre les deux périodiques fut féconde, en particulier dans les années 1950 et 1960, où elle donna naissance à deux courants esthétiques, la ligne claire et les gros nez, et à deux écoles, celle de Bruxelles et celle de Marcinelle.

Deux personnages incontournables

Jusqu’au début du XXe siècle, les enfants s’abreuvent de bulles françaises. Comment ne pas citer, par exemple, Les Pieds nickelés ou la délicieuse Bécassine qui apparaît dès 1905 dans La Semaine de Suzette, tandis que de l’autre côté de l’Atlantique les kid strips se multiplient à vive allure depuis l’apparition de la photogravure. Avec ses airs angéliques, un petit blondinet va révolutionner un univers en plein essor. Sous la plume de Georges Remi, devenu Hergé par l’astucieuse inversion de ses initiales, Tintin a pour ancêtre méconnu Totor, chef de patrouille des Hannetons, personnage que le dessinateur avait créé en 1926 pour le journal Le Boy-scout et qui, dans la foulée, devient belge. En parallèle, il exerce comme reporter-photographe et illustrateur pour Le Vingtième Siècle. Satisfait de son travail, le terrible abbé Wallez, alors rédacteur en chef, lui confie la responsabilité du supplément hebdomadaire, Le Petit Vingtième, et lui passe commande d’une bande dessinée qui dénoncerait auprès des plus jeunes les méfaits du communisme. Voilà comment Tintin vit sa première aventure Au pays des Soviets, en 1929, alors qu’Hergé l’aurait sans doute préféré évoluant dans son territoire de prédilection, l’Amérique. Néanmoins, son héros, dont seule la houppette semble se rebeller, et son fidèle compagnon à quatre pattes, Milou, le fox-terrier bavard, auront tout loisir de se rattraper. Leurs pérégrinations cartonnent, et le petit journaliste parcourt le monde en tous sens, du Congo, car décidément l’abbé Wallez a des opinions politiques bien tranchées, jusqu’au San Theodoros, contrée imaginaire d’Amérique du Sud, un demi-siècle plus tard. Vingt-trois albums, un ultime épisode, Tintin et l’Alph-art, resté inachevé suite à la mort de l’auteur en 1983, mais aussi un périodique, lancé par Hergé et Raymond Leblanc des éditions du Lombard en 1946, en riposte au faramineux succès d’un autre titre : Le Journal de Spirou.

Dans son bel uniforme rouge à boutons dorés, le rouquin n’a rien à envier à la penderie bien garnie du blondinet, surtout que, comble de l’extraordinaire, il a pour complice un écureuil (« spirou » en wallon) surnommé Spip. Né en 1938 de l’imagination de l’éditeur belge Jean Dupuis, c’est sous le coup de crayon de plusieurs dessinateurs qu’il prend corps. Tout d’abord Rob-Vel, un Français, qui s’inspire de sa propre expérience de groom sur les paquebots transatlantiques et se fait aider de sa femme, Blanche Dumoulin, pour doter son personnage du don de parole. Puis Jijé en 1943, qui lui, dessine, suivant une idée du rédacteur en chef Jean Doisy, un ami un brin moins guindé, le fantasque Fantasio. Quatre ans plus tard, grâce à Franquin, un drôle d’animal fait son apparition, le mythique Marsupilami qui compense l’arrivée de sombres ennemis, Zantafio et Zorgub. Dans les années 1970, Fournier le pare de cheveux longs et d’une nouvelle garde-robe. Dix ans après, le duo Tome et Janry l’autorise à quelques conquêtes féminines et, une fois passé le cap du nouveau millénaire, Spirou s’offre une virée dans l’espace. À l’inverse de Tintin, jalousement protégé par la volonté des héritiers Moulinsart, Spirou se laisse facilement adopter, et adapter, mais tous deux partagent un bon fond et le goût de l’aventure.

Une guerre bon enfant

Spirou devient donc figure de proue d’un journal qui porte son nom en avril 1938 et, en septembre 1946, Tintin entre dans la danse en se promettant de conquérir tous les jeunes, de 7 à 77 ans. Une saine concurrence, une chance donnée à de nombreux dessinateurs, mais surtout des optiques totalement différentes dont naîtront deux écoles. Celle de Marcinelle, du nom de la commune belge aujourd’hui rattachée à Charleroi où s’imprime Spirou, est intimement liée à Jijé qui fête son arrivée un an après le lancement de l’hebdomadaire. Joseph Gillain, de son vrai nom, n’a que 25 ans, mais sa solide formation et son imagination fertile se combinent à sa force de travail. Ainsi, pendant l’occupation du pays, il se démultiplie pour assurer la publication. Au sortir de la guerre, en 1946, l’équipe s’étoffe enfin et il peut s’appuyer sur trois autres dessinateurs, Willy Maltaite, dit Will (1927-2000), qu’il forme en apprentissage depuis ses 15 ans, Maurice de Bevere, qui deviendra Morris, et André Franquin, dont très vite on oubliera le prénom. À eux quatre, ils constituent une bande joyeuse, partagent rires, atelier et personnages. C’est ainsi que Franquin récupère Spirou au beau milieu d’une aventure, permettant à Jijé de se consacrer à l’un de ses autres projets, Don Bosco. La passation est quasi indétectable, et le jeune homme, né en 1924 à Etterbeek, gagne confiance en lui. Son aîné d’un an, Morris, fait lui aussi ses armes sous l’œil bienveillant de leur mentor, peaufinant les traits d’un cow-boy qui très vite entrera dans la légende comme étant celui qui tire plus vite que son ombre. Lucky Luke apparaît pour la première fois dans un hors-série, l’Almanach 1947, et même si l’intrigue d’Arizona 1880 est sommaire, s’y retrouve déjà l’indomptable mais loyal Jolly Jumper. Quant à Will, bien que sa première bande dessinée, Le Mystère de Bambochal, ait été refusée par les éditions Dupuis et qu’il ait dû se résoudre à la publier par lui-même, d’ailleurs avec un certain succès, lui incombe le dessin de la série Tif et Tondu dont le créateur, Fernand Dineur, continue d’écrire les scénarios. La bande des quatre a bien compris le sens caché du terme wallon « spirou », qui désigne par extension l’espièglerie, et cela se ressent dans leur esthétisme qui adopte les rondeurs sans rougir - on ira jusqu’à les appeler les « gros nez » - et encourage l’art de la caricature et celui de la spontanéité grâce aux bulles qui s’échappent et aux cases qui débordent. Un certain sens de la parodie bien éloigné de la ligne claire si représentative de l’école de Bruxelles, celle initiée par Hergé, chez qui « il est toujours midi ». Réalisme et lisibilité renforcés par les traits noirs qui séparent les couleurs, celles-ci n’étant jamais impactées par les ombres ou les éventuelles sources de lumière. On le comprend vite, la sobriété est de mise pour les dessinateurs qui rejoignent Le Journal de Tintin.

Le premier numéro de celui-ci paraît le 26 septembre 1946 et au sommaire figure Edgar P. Jacobs, père de Blake et Mortimer, qui fréquente de longue date Hergé et publiait précédemment dans Bravo ! Le dessinateur bruxellois met en scène deux Britanniques, le premier travaille pour les services secrets, le second est physicien nucléaire, ensemble ils luttent contre un irréductible criminel, Olrik. Une bande dessinée particulièrement réaliste, même si elle côtoie parfois l’univers de la science-fiction, ce qui lui vaut d’être interdite en France quand sa violence ne semble pas adaptée au public enfantin. Les aventures des deux amis auraient pu s’arrêter à la mort de leur créateur, en 1987, mais 13 ans après celle-ci, Bob de Moor reprend le travail resté inachevé, et les épisodes continuent aujourd’hui de s’enchaîner sous différentes plumes. Pour dessiner ses personnages, Edgar P. Jacobs s’était inspiré de deux hommes : Blake prit les traits de Jacques Laudy, l’un des fondateurs du périodique, par ailleurs auteur de La Légende des quatre fils Aymon, et Mortimer ceux de Jacques Van Melkebebe, premier rédacteur en chef qui dut rapidement quitter ses fonctions suite à une condamnation pour collaboration durant la guerre. En 1948, le Français Jacques Martin s’inspire de l’Antiquité romaine et l’illustre par Alix, un personnage qui deviendra rapidement populaire. Quelques années plus tard, il donne vie à Lefranc, dans un décor bien plus actuel. Paul Cuvelier, quant à lui, continue de faire évoluer le jeune Breton orphelin Corentin au cœur du XVIIIe siècle. Willy Vandersteen (1913-1990), surnommé le « Walt Disney des Pays-Bas » et considéré comme l’un des pères fondateurs de la BD flamande avec son contemporain Marc Sleen, le créateur de Néron, transpose Suske en Wiske en français sous l’œil avisé d’Hergé qui lui demande de se rapprocher de la ligne claire et de soigner ses histoires. Avec 200 millions d’albums vendus, Bob et Bobette figurent toujours en bonne place dans les plus gros succès de la bande dessinée.

La rivalité n’est plus de mise

En 1955, suite à une dispute avec Dupuis, Franquin quitte Spirou pour rejoindre Tintin. Cela tombe à point nommé pour le journal qui justement avait envie de rafraîchir sa ligne. Modeste et Pompon remplissent leur rôle, mais Franquin se réconcilie avec son éditeur d’origine et se retrouve très vite débordé, il se fait aider par des scénaristes, notamment Greg, le futur créateur d’Achille Talon, et René Goscinny, qu’il n’y a pas besoin de présenter, avant de se résoudre en 1959 à confier la garde des amoureux à Dino Attanasio pour retourne s’occuper pleinement d’un de ses personnages qui a bien besoin d’être secoué, Gaston Lagaffe, dont l’arrivée au journal en 1957 s’est avérée tout sauf discrète. Chez Spirou, Franquin retrouve son assistant, le discret et talentueux Jidéhem, mais aussi son ami Peyo qui délaisse Johan et Pirlouit pour se consacrer aux Schtroumpfs, néologisme qu’ils auraient inventé ensemble. Jean Roba est aussi là, qui donne naissance à un petit garçon et à un chien, tous deux roux et facétieux, Boule & Bill. Le renouveau est de mise pareillement chez Tintin, qui héberge deux Français, Jean Graton qui lance sur la route Michel Vaillant en 1957, et Tibet, qui a quitté le journal de Mickey et adapte à la ligne claire ses Aventures de Chick Bill avant d’inventer un héros au nom en calembour, Ric Hochet. Chez Tintin, les années 1960 riment avec humour, Zig et Puce, Cubitus et Taka Takata, les années 1970 avec retour au réalisme, notamment grâce aux apparitions de l’insaisissable Corto Maltese, et aux péripéties de Michaël Logan, l’aviateur d’André Beautemps, et à celles, plus fantastiques, de Thorgal initialement scénarisé par Jean Van Hamme qui s’est ensuite attelé à donner voix à XIII et à Largo Winch. Pourtant la décennie suivante voit les ventes décliner, et la publication est contrainte de cesser en novembre 1988.

Spirou aurait également pu s’arrêter quand une page se tourne en 1968 avec le licenciement du rédac’ chef Yvan Delporte, mais son remplaçant, Thierry Martens, réussit à stopper l’hémorragie en injectant du sang neuf. Il maintient Les Tuniques bleues, de Willy Lambillotte, dit Lambil, et du prolifique Raoul Cauvin (Cupidon, Les Femmes en blanc, Pierre Tombal, etc.), venues en renfort suite à la défection de Lucky Luke, et innove en accueillant deux femmes, la séduisante hôtesse de l’air Natacha de François Walthéry, et l’héroïne japonaise Yoko Tsuno imaginée par Roger Leloup. L’âge d’or est peut-être terminé mais, tout au long des décennies à venir, des changements d’équipe, voire des bisbilles internes, la ligne éditoriale saura s’adapter et se réinventer. Une formule gagnante qui a permis au périodique de souffler ses 80 bougies en 2018, sans avoir pris une ride !

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