La sculpture, une pratique ancestrale
L’artisanat groenlandais, issu de la culture inuite, se compose d’objets divers faits main, principalement sculptés dans l’ivoire, l’os, la pierre ou le bois flotté – à l’instar du tupilaq, une statuette traditionnelle à forme mi-humaine, mi-animale. À l’origine, le tupilaq est l’incarnation magique d’un être surnaturel, mi-esprit, mi-démon, construit pour nuire à un potentiel ennemi. Au cours d’un rituel secret, le chaman (angakoq) lui insuffle la vie grâce à des incantations. Le rôle du tupilaq évolue peu à peu lors de la colonisation danoise jusqu’à devenir aujourd’hui un objet populaire emblématique, dont on trouve souvent la réplique dans les commerces touristiques.
Le Groenland est doté également d’une grande culture du masque, ceux-ci étant portés lors de danses communautaires ou de pièces de théâtre, tout particulièrement dans la région de Tasiilaq. Ils sont directement sculptés dans le bois et parfois rehaussés d’incrustations de fourrure ou de cuir, ou encore ornés de dents d’animaux et de plumes d’oiseaux. S'ils expriment souvent une grimace, une angoisse ou une douleur, ils ne sont parfois que pure abstraction. Les poupées et les figurines anciennes, quasi introuvables de nos jours, sont quant à elles sculptées dans le bois et enrobées de peaux de phoque et de plumes d’oiseaux. Fragiles, peu d’entre elles ont résisté au temps et on ne peut en admirer que dans certains musées.
Des arts graphiques traditionnels à la peinture moderne
Traditionnellement, les Inuits peignent et tatouent sur les peaux, les outils, les vêtements, etc., et ce n'est qu'avec l'arrivée des Européens au XVIe siècle qu'ils commencent à s’attaquer à de nouveaux médiums, comme le papier (désigné comme ce qui est « mince comme une couche de glace capable de se déchirer » en inuktitut, la langue inuite). Il faut noter qu’en inuktitut, l’idée de « faire une marque sur quelque chose, tracer un trait » (taqsaliqpaa) renvoie à l’obscurité, à la noirceur (taaq-). Cette pratique fait aussi bien référence à la fourrure des animaux, à la couture, à une décoration, qu’aux tatouages ou encore à un chemin. En témoigne la terminologie : on utilise la même base nominale pour signifier « être tatoué », « tracer un repère sur un objet », « écrire » ou « coudre ». Beaucoup d’historiens de l’art et anthropologues parlent donc plutôt de graphisme ou d’art graphique pour décrire les formes ancestrales. Le dessin a aussi une valeur de transmission et de testament : il fait le lien entre le passé et le futur et fonctionne comme une prolongation de l’histoire orale.
Il est couramment admis que la genèse de la peinture groenlandaise date du milieu du XIXe siècle avec le peintre et dessinateur inuit Aaron de Kangeq (1822-1869), connu pour ses gravures et aquarelles qui représentent la culture et l'histoire des Inuits, notamment les rencontres violentes avec les colonisateurs danois. Son travail inspire bon nombre d'artistes dont certaines œuvres sont devenues aujourd'hui des objets de collection, à l'instar des peintures du Danois Emanual A. Petersen (1894-1948), visibles dans les musées de Nuuk et d’Ilulissat. Les figurines de Johannes Kreutzmann (1862-1940) constituent également un travail remarquable ; représentant les populations locales avec humour et tendresse, elles nous en apprennent beaucoup sur leur mode de vie. Les deux artistes majeurs du XXe siècle qui influencent les générations suivantes sont Hans Lynge (1906-1988), dont le travail est étroitement lié à l'impressionnisme européen, et Jens Rosing (1925-2008), réputé pour ses représentations d'animaux – dont les fameuses armoiries du Groenland, avec leur ours polaire. Le peintre Aage Gitz-Johansen (1897-1972) est lui aussi une figure locale incontournable, notamment réputé pour son tableau intitulé La Madone de Thulé.
La photographie au cœur des enjeux sociaux et écologiques du Groenland
Au Groenland, la photographie a une histoire particulière, puisque les conditions lumineuses sur place posent dès le départ de nombreuses difficultés. Lors de son introduction progressive au XIXe siècle, la photographie est avant tout réservée aux praticiens étrangers qui viennent documenter le paysage et les cultures locales à des fins scientifiques. À l’époque, les procédés photographiques sont longs et fastidieux, ce qui n’est en rien facilité par le climat difficile et l’exposition lumineuse faible, caractéristiques du Groenland. Souvent, plusieurs heures sont nécessaires pour prendre un seul cliché. Avec le développement d'appareils photographiques plus efficaces et plus mobiles au tournant du siècle, le nombre de photographes professionnels et amateurs augmente considérablement – qu’il s’agisse d’étrangers venus capturer l’incroyable beauté des paysages groenlandais ou des habitants qui s’approprient peu à peu le médium. Ces images constituent une source précieuse d’information sur la culture traditionnelle inuite et sur les changements qu’elle rencontre au fil de l’industrialisation.
L’un des personnages historiques ayant contribué à la documentation des pratiques inuites est Jette Bank (1914-1964), une photographe danoise passionnée. En 1936, alors qu’elle a tout juste 22 ans, cette aventurière entreprend un voyage de huit mois dans les terres glacées du nord. De colonie en colonie, elle parcourt la côte en traîneau et vit en immersion avec les populations locales. Au cours de ses pérégrinations, elle capture des dizaines de clichés des Inuits, de leurs modes de vie, de leurs pratiques ancestrales et de leur culture de la chasse. Une contribution plus qu’importante, puisque aujourd’hui, beaucoup des aspects caractéristiques des cultures autochtones du Groenland ont disparu.
Le Groenland est depuis devenu un sujet photographique très populaire chez les photographes documentaires, et plus particulièrement depuis que les scientifiques ont tiré la sonnette d’alarme de la fonte des glaces. Pour n’en citer qu’un, Ciril Jazbec, photographe au National Geographic, a documenté pendant plusieurs années l’évolution de la vie des Inuits. Il a notamment cherché à mettre en valeur les conséquences du réchauffement climatique sur leur environnement, et par extension sur leurs modes de vie en extinction. Une série tragique dans un écosystème qui subit de plein fouet les premiers désastres écologiques planétaires.
Un art contemporain engagé
À partir des années 1970, moment fort pour le Groenland qui obtient son autonomie, la scène artistique prend un tournant plus engagé en affichant clairement des postures indépendantistes. Le paysage groenlandais, tant dépeint par les artistes locaux, ne cesse pas d’être une source d’inspiration, mais il perd son aspect purement romantique pour prendre une épaisseur politique. De nombreux artistes se consacrent à une forme d’expressionnisme nationaliste en créant des œuvres qui reflètent la nature, les légendes, les mythes et les traditions locales. Par ailleurs, au même moment, de nouvelles formes d'expression, telles que la photographie et l’installation, commencent à être mélangées à des techniques plus traditionnelles. Des artistes engagées telles qu'Aka Høegh (1947-) et Anne-Birthe Hove (1954-2012) sont représentatives de cette tendance.
Le travail d'Anne-Birthe Hove est très directement politique, tandis que celui d’Aka Høegh reflète plutôt un rapport singulier à la nature et aux mythes d’une manière essentiellement esthétique. À la fois peintre et sculptrice, cette dernière est réputée pour son projet sculptural intitulé La Pierre et les hommes, installé dans la ville de Qaqortoq dans le sud du pays et directement taillé dans la roche. Le travail de l’artiste Jessie Kleemann (1959-), autre figure clé de la scène contemporaine locale, tourne quant à lui autour du personnage du Qivittoq (figure errante dans les légendes groenlandaises) et prend la forme de performances provocantes mélangeant body art et danse traditionnelle du masque. Les autres artistes maîtres, pour ne citer que les plus connus, sont Kuungi, Miki Jacobsen, Bolatta Silis-Høegh, Kristian Fly, Julie Edel Hardenberg, Inuk Silis Høegh, Angu Motzfeldt, Gukki Willsen Møller, Nanna Ánike Nikolajsen ou encore Kristine Spore-Kreutzmann. Ces dernières années ont vu apparaître une nouvelle génération d’artistes qui joue avec les préjugés à la fois intérieurs et extérieurs existants sur le pays, son histoire, sa culture ou encore la question de l’identité, et met en exergue la grande diversité culturelle qui règne au Groenland.
Pour découvrir ces œuvres passionnantes, ne manquez pas de faire un tour au magnifique Nuuk Art Museum de la capitale, où se trouvent non seulement une grande collection de livres sur l’art groenlandais (disponibles à la vente ou à consulter sur place), mais surtout plus de 1 000 œuvres, sans oublier une exposition éphémère, régulièrement mise à jour et chaque fois consacrée à un nouvel artiste. Les centres culturels de Nuuk et de Sisimiut organisent aussi des expositions, ainsi que le musée d’Ilulissat, principalement dédié au peintre Emanual A. Petersen. Et pour apprécier de l’art en plein air, la capitale compte plusieurs fresques de street art, qui se marient parfaitement avec ses bâtiments colorés et contribuent à rendre la ville plus joyeuse ! L’une d’entre elles a été peinte en 2014 par le célèbre street-artiste australien Guido van Helten et représente un chasseur Tasiilaq, inspiré d’une photographie prise en 1906 dans l’est du pays. Elle se trouve sur le Bloc 5 du complexe de logements sociaux du centre-ville de Nuuk, un projet controversé mené par le gouvernement danois dans les années 1950 dans un objectif de « modernisation » de la société inuite.