Le roman marocain d’expression française
Au lendemain des indépendances au Maghreb, de nombreux écrivains maghrébins écrivant en français, culpabilisés par l’utilisation de la langue du colonisateur, se sont trouvés devant un dilemme : continuer ou renoncer à écrire dans la langue de Molière. Certains intellectuels ont même pensé que la littérature maghrébine d’expression française allait bientôt disparaître. Le romancier, comme tout écrivain marocain d’expression française, est au moins bilingue : la langue d’écriture lui sert avant tout à exprimer l’aspect pluridimensionnel de son héritage culturel et linguistique. La vision de soi et du monde qu’il traduit en langue française passe par le filtre des langues qu’il a apprises. La pluralité linguistique n’a pas toujours été vécue dans l’harmonie et la sérénité, étant donné le statut inégal des langues au Maroc : le conflit s’est traduit historiquement par différentes attitudes de l’écrivain et, esthétiquement, par diverses stratégies d’écriture.
Les écrivains marocains d’expression française, bien loin d’abandonner leur plume francophone, créèrent un courant de pensée qui ne rejetait pas l’héritage culturel français, mais le considérait en fonction de l’avenir national. La revue Souffles, créée en 1966, a joué un rôle déterminant dans ce débat. C’est par rapport à la culture que le groupe d’action animateur de la revue (l’ARC : Association de recherche culturelle) posa le problème de la langue et de la littérature au Maroc : la littérature marocaine d’expression française était jugée pour sa contribution au patrimoine national ; le choix de la langue en soi n’était pas considéré comme prioritaire ; le principal était de définir les options idéologiques et littéraires d’une population longtemps aliénée et marginalisée. Bien loin de disparaître, la littérature marocaine d’expression française se développa donc, se trouvant idéologiquement légitimée. Il faut dire que les principaux acteurs, directs ou indirects, du débat de Souffles, étaient les écrivains eux-mêmes : Abdellatif Laâbi, Tahar Ben Jelloun, Mourad Khireddine... Cette position permit à la littérature marocaine d’expression française de connaître de nouvelles orientations linguistiques et esthétiques, les écrivains ayant le souci de rendre leur langue plus accessible à un univers imaginaire qui puise ses sources à la fois dans le patrimoine national et dans l’héritage occidental. Ils se sont donc laissé influencer par les modèles de pensée et d’écriture de la littérature européenne (symbolisme, surréalisme, philosophie de Marx, Derrida...). Cependant, certains tentent une « guérilla » linguistique (Khaïr-Eddine), pendant que d’autres réfléchissent à une langue « dialogique » qui puisse exprimer la langue maternelle dans la langue française (A. Khatibi). Malgré la jeunesse de cette littérature – une quarantaine d’années –, les thèmes et l’esthétique sont variés.
Le lecteur, aussi bien occidental que maghrébin, peut ressentir un malaise devant la littérature marocaine d’expression française actuelle : il est souvent égaré, moins par la référence imbriquée des éléments biculturels que par l’utilisation déroutante de la langue. Depuis la réflexion importante de Souffles, il n’y a pas eu de théorisation approfondie de la culture marocaine, notamment dans son expression littéraire (particulièrement de langue française). C’est pourquoi ces questions restent en suspens. Néanmoins, une réponse partielle – et individuelle – mérite l’attention : c’est celle de Khatibi. Elle apparaît dans ses travaux théoriques, mais aussi dans sa création littéraire. Elle part du constat d’un état de fait : « l’Europe habite notre être » ; mais le devoir de l’écrivain est de poser « le Maghreb comme horizon de pensée » et de travailler à l’édifier, au niveau qui est le sien, celui de l’écriture et de la pensée. C’est ce que tente de faire Khatibi depuis une dizaine d’années au moins, en récusant « la pensée sauvage » des ethnocentrismes, occidentaux et musulmans, en explorant « l’intersémiosis de la bi-langue », territoire de salut. Pour lui, il est illusoire d’écrire en français comme un Français ou en arabe comme un Arabe. Aussi faut-il dépasser l’antagonisme langue arabe-langue française pour réfléchir et créer un territoire nouveau qui offre la possibilité de connaissance et d’acceptation de son être tel qu’il est construit historiquement : seule cette voie permet à l’écrivain une libération – relative – du fascisme et du racisme de la langue (et de la pensée) unique. Ces questions se posent aujourd’hui encore à tous les écrivains maghrébins d’expression française.
Depuis 1980, chacun essaie de leur donner une réponse à partir des problématiques qui le préoccupent. Les romanciers marocains comme Driss Chraïbi ou Tahar Ben Jelloun interrogent davantage le patrimoine national : ainsi réactivent-ils le roman à la lumière de formes traditionnelles comme l’épopée, le conte, la légende. Les romanciers de la nouvelle génération, celle des années 1980, font des choix relativement différents : Abdelhak Serhane cherche avant tout à restituer la réalité individuelle et sociale à partir du fait divers et des scènes de la vie quotidienne, mais dans une perspective critique. En introduisant les idiomes populaires (proverbes, sentences, jurons), il vise à subvertir les discours dominants et les violences sociopolitiques par la parodie, l’ironie, le pastiche et la traduction du langage interdit. Les textes se veulent une révolte contre l’histoire d’une aliénation qui n’est pas entièrement épuisée. Autre exemple, Edmond Amrane el-Maleh, avant sa mort en novembre 2010, avait recours à la méditation et à l’expression intime : l’écrivain privilégiait le monologue intérieur, la rêverie, la mémoire. Il visait à reconstruire une histoire refoulée (celle de l’homme et de la société marocaine d’origine juive) et à réactiver l’imaginaire qui lui est lié.
Tahar Ben Jelloun
Qui ne connaît pas Le racisme expliqué à ma fille ? Publié pour la première fois en 1998 et traduit en une vingtaine de langues, ce livre est un véritable pamphlet pour le respect et la tolérance. Mais qui est Tahar Ben Jelloun ? Né à Fès en 1947, cet écrivain et poète est allé dans une école primaire bilingue puis au lycée français de Tanger. Après des études de philosophie qu’il enseigne quelque temps, il s’installe à Paris et suit des études de psychologie. Il obtient un doctorat en 1975. Même s’il a déjà publié un recueil de poésie en 1971 (Hommes sous linceul de silence) et des romans (Hourrada, 1973 ; L’Écrivain public, 1983), c’est en 1985 qu’il connaît véritablement le succès avec son roman L’Enfant de sable. Deux ans plus tard, c’est avec La Nuit sacrée qu’il est récompensé par le Prix Goncourt. Tahar Ben Jelloun publiera de nombreux autres ouvrages. Pensons par exemple à La Nuit de l’erreur (1997), L’Ablation (2014) ou encore sa réécriture de contes avec Mes contes de Perrault (2014) et Le Mariage de plaisir (2016).
Les années 2000
Les années 2000 voient émerger de jeunes écrivains qui défient la censure en révélant un pays perdu entre tabous et religion. Abdellah Taïa et Rachid O n’hésiteront pas à traiter de leur homosexualité, sujet délicat et honteux au Maroc… Écrivain et cinéaste né en 1973, Abdellah Taïa est également docteur en littérature. Il publie son premier recueil de nouvelles, Mon Maroc, en 2001. S’en suivent Le Rouge du tarbouche (2004), L’Armée du salut (2006) et Le Jour du roi (2010) primé par le Prix de Flore. Il écrit également en 2007 pour un journal marocain un article « L’Homosexualité expliquée à ma mère ». C’est en 2012 qu’il adapte son troisième roman, L’Armée du salut, film primé du Grand Prix du Jury au Festival Premiers Plans d’Angers (2014). Rachid O (né en 1970) évoque lui aussi le vécu des homosexuels musulmans au Maghreb. Ses cinq romans publiés chez Gallimard ont tous rencontré un franc succès (L’Enfant ébloui, 1995 ; Plusieurs vies, 1996 ; Chocolat chaud, 1998 ; Ce qui reste, 2003 ; Analphabètes, 2013).
L’écrivain Mohamed Choukri (1935-2003) a vu, lui, son roman autobiographique Le Pain nu (sorti une première fois en 1973 en anglais puis en français en 1980) être interdit au Maroc entre 1983 et 2000. Il y relate son adolescence pendant son exode du Rif à Tanger. Il y évoque la violence, la politique, les tabous, ce qui en a fait une œuvre controversée au Maroc. Depuis, il est devenu l’un des symboles de la littérature marocaine. Mohamed Choukri a également écrit un recueil de nouvelles La Tente (1985) ou encore Jean Genet et Tennessee Williams à Tanger (1992), Paul Bowles. Le Reclus de Tanger (1997).
Autre figure incontournable de la littérature contemporaine, Leïla Slimani. Née à Meknès en 1981, cette femme de lettres a grandi dans une famille où l’on parlait français. Elle suit ses études supérieures à Paris et devient journaliste. Elle publie son premier roman, Dans le jardin de l’ogre, en 2014 et est alors finaliste pour le Prix de Flore. Deux ans plus tard, elle reçoit le Prix Goncourt pour son roman Chanson douce qui, rédigé sous forme d’analepse – retour en arrière –, raconte le destin de deux petits enfants assassinés par leur nounou. Ce roman palpitant fait d’elle l’une des autrices les plus appréciées de sa génération. Elle publie d’autres ouvrages comme Le Diable est dans les détails (2016) ; Le Pays des autres (2020) qui est le premier tome d’une trilogie.
Fouad Laroui, quant à lui, vit aux Pays-Bas. Né en 1958 à Oujda, Fouad Laroui, il écrit principalement en néerlandais et français. Ce docteur en sciences économiques a écrit de nombreux ouvrages et a été de maintes fois récompensé. Pensons par exemple à De quel amour blessé paru en 1998 (amour impossible entre un Maghrébin et une juive) ; Une année chez les Français en 2010 ou Les Tribulations du dernier Sijilmassi en 2014 ; Ce vain combat que tu livres au monde (2016) et L’insoumise de la Porte de Flandre (2017). Son recueil de nouvelles, L’Étrange Affaire du pantalon de Dassoukine, publié en 2012 a reçu Le Prix Goncourt de la nouvelle. Entre comique et psychologie, l’auteur manie la plume à la perfection et dresse un portrait de la société contemporaine.