Antiquité : l’île de Dionysos
Les plus anciennes traces de vinification à Chypre remontent à 5 500 ans. C’est à peu près à la même période que le vin apparaît en Égypte, mais c’est plus tardif qu’en Grèce et qu’en Géorgie (depuis 8 000 ans). Toutefois, les voyageurs saluent assez tôt la qualité des vins chypriotes. Au VIIIe siècle av. J.-C., le poète grec Hésiode s’enthousiasme pour le nama, sans doute l’ancêtre du commandaria. Il est associé aux cultes d’Aphrodite et de Dionysos. Ce dernier sera longtemps le meilleur ambassadeur des vignerons chypriotes. En effet, selon la mythologie grecque, si le dieu du vin et de ses excès aimait tant l’île, c’était pour la qualité de ses crus. Au début de notre ère, Pline l’Ancien classe les vins chypriotes parmi les plus précieux de l’Empire romain.
1223 : la « bataille des vins »
Le vin de Chypre demeure une valeur sûre à l'époque byzantine, puisqu'il est servi à Constantinople jusqu'à la prise de l'île par les croisés en 1191. Cette année-là, les Templiers organisent le territoire en « commanderies ». Ce nom va bientôt désigner le vin le plus célèbre de l'île : le commandaria. Les Lusignan qui contrôlent Chypre de 1192 à 1489 expédient la production vers les États latins de Terre sainte. Cela fait connaître les vins chypriotes jusqu'en Europe. C'est ainsi que l'un d'eux remporte la « Bataille des vins » organisée par le roi de France Philippe Auguste en 1223. On ne sait si le vainqueur était un commandaria ou un autre cru chypriote, mais ce « concours international » va assurer aux vins de l'île une belle réputation jusqu'au XIXe siècle.
Désastreuse influence britannique
Pendant l’ère ottomane, les vins chypriotes sont toujours très recherchés. Mais l’arrivée des Britanniques, en 1878, change tout. Afin de fournir leurs autres colonies, ceux-ci privilégient la quantité aux dépens de la qualité. Après l’indépendance, en 1960, le rendement reste le leitmotiv. Si les vignobles, principalement situés au sud de l’île, sont peu impactés par l’invasion turque de 1974, une autre crise s’annonce. Le marché du vin entame une mutation : nouveaux pays producteurs, nouvelles attentes en termes de qualité. En 1989, année record, la production chypriote de vin atteignait 93 000 tonnes. Elle a dégringolé pour atteindre 13 000 tonnes en 2018. Cette crise tient surtout à la mauvaise qualité. Les vins chypriotes sont dénigrés. La plupart des vignerons disparaissent, les trois quarts des vignes sont abandonnés. La production est désormais assurée à 95 % par les groupes Ekto et Keo et les coopératives Loel et Sodap. Le reste du secteur est constitué d’une soixantaine de récoltants et producteurs.
Désertification et cépages hasardeux
Dans les années 1970, pour assurer – croyait-on – une production optimale, des cépages européens ont été introduits (cabernet, syrah, carignan…), au point que certaines variétés locales ont quasiment disparu. Les Chypriotes tentent à présent de faire marche arrière, car depuis les années 1990, on constate une désertification de l’île. Le réchauffement climatique fait grimper le taux d’alcool des vins, ceux-ci affichant désormais 14,5 voire 15,5 %. Or, les cépages chypriotes sont mieux adaptés à ces conditions. Ils apportent aussi plus d’authenticité. Le spourtiko (blanc) aux arômes floraux fait ainsi son retour. Et s’il ne représente que 0,5 % de la production, les quantités vendangées ont doublé ces dernières années.
Le terroir aujourd’hui
Pour inciter à plus de qualité, la profession a créé 5 zones qui bénéficient toutes depuis 2012 d’une appellation d’origine protégée (AOP). Deux près de Paphos : Akamas-Laona et Vouni Panagias-Ambelitis. Trois autres au nord de Limassol : Commandaria, Pitsilia et Krasochoria Lemesou (« villages viticoles de Limassol »). De plus, il existe 4 zones en IGP (indication géographique protégée) : Limassol, Paphos, Larnaka et Nicosie. En tout, 7 700 ha de vignes cultivées, dont près d’un quart dans la Commandaria. La moitié de la production provient de deux cépages locaux : le blanc xynisteri, peu intéressant sauf en altitude, et le rouge mavro (« noir » en grec), aux arômes de fruits des bois et présent en France sous le nom de « négrette », près de Toulouse. Si les vignerons chypriotes produisent du rosé à partir du mavro, l’expérience est peu concluante. Désormais, le mavro ne représente plus que 13 % du vignoble, contre 52 % en 2003. Dans le même temps, la part du xynisteri est passée de 10 à 33 %.
Les perspectives
Aujourd'hui, la production est de 110 000 hectolitres, mais seuls 3 % sont exportés. Pire, les vins importés atteignent 150 000 hectolitres. Et si la baisse de la production est enrayée, on n'assiste pas encore à un saut qualitatif, notamment à cause des engrais et pesticides. Pourtant, le climat chypriote a toujours été un rempart contre les maladies de la vigne. Ainsi, l'île est le seul territoire de l'UE à avoir été épargné par le phylloxéra. Et alors que le vin bio est en plein boom, seuls deux domaines ont pour l'heure choisi cette voie : Tsangarides et, surtout, Gaia Oinotechniki, dont toute la gamme est bio.
Le commandaria
Avec une petite production de 3 300 hectolitres en 2024, ce vin doux à la couleur orangée doit son nom aux Templiers. Mais un vin doux nommé kypro nama ou nama était produit ici dès l’Antiquité. Le commandaria fut chanté par bien des poètes, jusqu’à Marcel Proust qui en fit son vin de table. Obtenu à partir du xynisteri (blanc) et/ou du mavro (rouge), son aspect liquoreux provient des vendanges tardives, mais aussi de la technique du passerillage : après récolte, les raisins sont exposés 1 à 3 semaines au soleil. Il affiche ainsi un taux d’alcool de 15 %. Situées sur des sols volcaniques, entre 600 et 900 m d’altitude, les vignes s’étendent sur 2 000 ha répartis entre 14 villages où l’essentiel de la production est assuré par Keo, Ekto, Loel et Sodap. On distingue cinq types différents, tous vieillis au moins trois ans en fûts de chêne : le St. John (mavro), le St. Barnabas (xynistari), le St. Nicholas (80 % xynistari, 20 % mavro), l’Alasia (50 % xynistari, 50 % mavro) et le Centurion (55 % xynistari, 45 % mavro et vieilli au moins quinze ans). Ce dernier est le plus cher avec des millésimes à partir de 70 €, mais le St. John avoisine les 15 €.