Des saveurs particulières
Ce n'est pas faute d'avoir existé, mais il ne reste plus grand-chose des débuts du cinéma thaïlandais. Les premiers véritables longs-métrages sont aujourd'hui perdus : une coproduction américano-thaïlandaise, Miss Suwanna de Siam (Henry MacRae, 1923), puis Double Chance (Manit Wasumat, 1927), ou Long Thang (1932), le premier film parlant où Bangkok était présentée comme une ville de perdition. Tourné en anglais, Le roi et l'éléphant blanc (Sunh Vasudhara, 1940), plaidoyer anti-guerre alors que se profilait l'invasion japonaise, est le premier film qu'on ait conservé. La Seconde Guerre mondiale et un contexte économique défavorable freinent la professionnalisation de l'industrie du cinéma thaï dont l'appétit ne se trouve pourtant pas entamé. Films au format 16 mm prolifèrent, peu soucieux des finitions, soumis à des objectifs de rentabilité immédiate, diffusés au gré de projections itinérantes à travers le pays lors desquelles le doublage est effectué en direct. Films étrangers ou muets subissent le même traitement, créant une expérience cinématographique et une tradition uniques en leur genre, à laquelle une scène de Monrak Transistor (Pen-ek Ratanaruang, 2001) rend hommage. En duo ou en solitaire, certains doubleurs deviennent de véritables vedettes, se chargeant de la totalité des dialogues, des bruitages et agrémentant la séance de commentaires de leur cru dans un virtuose numéro de ventriloquie. Rare pays allié des États-Unis dans la région pendant la guerre froide, la Thaïlande bénéficie alors d'aides importantes de la part de l'United States Information Agency qui contribue à l'essor de ces séances itinérantes pour y diffuser un discours pro-américain. Dans le même temps, l'industrie connaît sa première révolution par l'entremise de Rattana Pestonji, que l'on considère comme le père du cinéma thaï et qui réalise Santi-Weena (1954), le premier film en 35 mm, ou encore Soie noire (1961), un curieux mélange d'influences, à la fois film noir, mélodrame, imprégné de philosophie bouddhiste et de musique traditionnelle. De la fin des années 1950 jusqu'aux années 1970, entre 50 et 80 films sortent chaque année. Les écrans sont squattés par un couple d'acteurs Mitr Chaibancha et Petchara Chaowarat qui apparaissent dans 165 films entre 1956 et 1970, avant que le premier ne meure en chutant d'un hélicoptère, le dernier jour de tournage d'Aigle d'or, qu'il réalise. L'accident est conservé dans la version finale, avant d'en être supprimé dans les éditions récentes. Sa mort signe la fin de cette surabondante production de films en 16 mm.
Les années 1970-1980
En 1970, Mon Rak Luk Thung (Rungsri Tassanapuk), comédie musicale en milieu rural, genre alors en vogue, est un énorme succès qui popularise le luk thung, genre musical qui résulte d'un mélange d'influences. C'est aussi l'époque de la guerre du Viêt Nam, qui voit quelques dizaines de milliers de soldats américains stationner en Thaïlande, propageant la culture américaine. Des réalisateurs étrangers viennent y tourner, James Bond (L'Homme au pistolet d'or, Guy Hamilton, 1974, à Khao Phing Kan), ou des films sur le Viêt Nam (Voyage au bout de l'enfer, Michael Cimino). Pour l'anecdote, un épisode de la série des OSS 117 réalisé par André Hunebelle avait fait office de précurseur en 1964. L'amitié entre les États-Unis et la Thaïlande connaît pourtant quelques remous en 1977 quand le gouvernement applique de lourdes taxes sur les films étrangers pour stimuler la production locale, ce qui lui vaut en retour un boycott de Hollywood. La production monte encore en flèche – 150 sorties en 1978 – se chargeant d'offrir les copies, médiocres, de films hollywoodiens qui ne sont plus diffusés. Parenthèse de courte durée puisque ceux-ci font leur retour en 1981. La qualité de l'immense majorité de ces films, des séries B à petit budget, leur a valu le surnom éloquent de nam nao, ce qui veut dire « eau croupie ». Les affiches peintes à la main rivalisent elles d'inventivité et de couleurs criardes, comme celles de l'artiste Tongdee Panumas. C'est le début d'une époque critique où la concurrence de la télévision achève de paralyser l'industrie du cinéma qui présente cependant les quelques signes, certes très minoritaires, d'une avancée de taille. Des films plus ambitieux et personnels voient le jour. Ceux de Cherd Songsri, vantés par Apichatpong Weerasethakul, dont La Cicatrice (1977), tragédie paysanne dans un flamboyant Technicolor. Son influence est décisive sur les films du Prince Chatrichalerm Yukol, qui appartient à la famille royale (Citoyen à part entière, 1977, ou Le Tueur à gages, 1983, deux excellents thrillers), de Vichit Kounavudhi, lequel porte une attention toute particulière aux paysans de l'Isan abandonnés par le gouvernement central et à leur mode de vie dans Le peuple de la montagne (1979) et Fils du Nord-Est (1982). Euthana Mukdasanit témoigne d'une inspiration qui sort des sentiers battus en évoquant la trajectoire d'un héroïnomane (L'histoire de Nampoo, 1984), les minorités musulmanes au sud près de la frontière malaisienne (Fleurs et papillon, 1985), ou l'asile psychiatrique (Le Toit rouge, 1987). Jira Maligool renouera avec cette inspiration humaniste et naturaliste au XXIe siècle avec The Tin Mine (2005), l'histoire d'un enfant qui grandit dans le district de Kapong.
Moderne nostalgie : une nouvelle vague
Le renouveau du cinéma thaï coïncide paradoxalement avec la crise économique de 1997. Sous l'impulsion de quelques réalisateurs issus de la publicité, les films adoptent un style contemporain, volontiers léché ou clippesque, qui mixe culture locale et influences venues de Hollywood et de Hong Kong. Il en va ainsi de Nonzee Nimibutr, qui signe Dang Bireley and the Young Gangsters (1997), film de gangsters situé dans les années 1950, puis Nang Nak, énième adaptation de la plus connue des histoires de fantômes thaïlandais. C'est aussi la plus réussie. Il s'illustre dans un cinéma commercial de bonne facture en continuant de passer en revue les genres chers aux spectateurs thaïlandais, tels le film épique (Pirates de Langkasuka, 2008), ou le drame romantique (Timeline, 2014). Les Larmes du tigre noir (Wisit Sasanatieng, 2000), présenté à Cannes – une première ! – est un hommage ultra-référencé au cinéma populaire des années 1950-1960, rehaussé des couleurs chatoyantes de rigueur. Le reste de sa carrière se perd dans des films grand public sans distinction réelle, à l'exception peut-être de OK baytong (2003), ou Citizen Dog (2004), comédie romantique doublée d'un portrait ironique de Bangkok. Pen-ek Ratanaruang, tout en restant d'abord accessible, fait preuve de plus d'originalité : Last life in the universe (2003) est un beau film où son péché mignon, la recherche esthétique, n'a pas encore pris le pas sur l'histoire, celle d'un bibliothécaire japonais et d'une prostituée que des circonstances improbables réunissent. Le reste de sa filmographie ne peut pas toujours s'en targuer – La Nymphe (2009) offre bien des images magnifiques de la forêt tropicale, mais gare à l'ennui tandis que Paradoxocracy (2013) est un retour en forme dans un genre où on ne l'attendait pas, le documentaire, et s'interroge sur les divisions qui n'ont cessé de miner la scène politique thaïlandaise depuis le coup d'État démocratique de 1932. Dans l'intervalle, les frères Pang venus de Hong Kong ont choisi Bangkok comme terrain de jeu d'un thriller dans le style tape-à-l'œil et survolté typique de l'époque (Bangkok Dangerous, 2000). Prachya Pinkaew fait figure de stakhanoviste du cinéma de genre au métier bien établi, à l'aise dans les films d'arts martiaux (Ong-bak, 2003, qui fait de Tony Jaa une star du genre, ou Chocolate, 2008 – « pas de câbles, pas de doublures » promet la bande-annonce) et des hommages aux comédies musicales d'antan situées dans les vertes rizières de l'Isan, aux choucroutes qui faisaient office de coiffure phare et aux vêtements bigarrés alors en vogue (Yam Yasothon, 2005). Shutter (Banjong Pisanthanakun et Parkpoom Wongpoom, 2004) est l'un des meilleurs films d'horreur de la période. Une vague de cinéma d'auteur se produit en même temps. Apitchapong Weerasethakul en est à la fois l'inspirateur auprès des confrères et à la fois la coqueluche des spectateurs.Son œuvre, parfois aride (Tropical Malady, 2004), souvent vaporeuse et sensorielle (Syndromes and a Century, 2006), se trouve consacrée à Cannes par une Palme d'Or en 2010 avec Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, éblouissante rêverie à travers la psyché thaïlandaise. Le style d'Aditya Assarat, quoique plus conventionnel, s'inscrit dans une veine qui se veut pareillement poétique dans son premier long-métrage Wonderful Town (2007), histoire d'amour au milieu des paysages dévastés par le tsunami de 2004 de la ville de Takua Pa, au sud.
Les réalisateurs étrangers
L'épisode désastreux du tsunami a été retracé dans un The Impossible du réalisateur espagnol Juan Antonio Bayona, inspiré d'une histoire vraie, qui tient tout à la fois du film catastrophe et du mélo (et principalement tourné en Espagne). Avec The Scala (2015), Assarat a dédié un documentaire à une salle de cinéma mythique construite dans les années 1970. Vaporeux également, somnolent ou rêveur selon l'humeur, le cinéma de Pimpaka Towira, avec The Island Funeral (2015), où le voyage d'une jeune femme à travers la région de Pattani sert de prétexte à une évocation sourde des troubles politiques qui agitent le pays. Alors que le tourisme ne cesse d'augmenter en Thaïlande, phénomène en partie prophétisé par La Plage (Danny Boyle, 2000), tourné entre Phuket et Koh Phi Phi Lee, les réalisateurs étrangers viennent y puiser l'inspiration, et à Bangkok en particulier. Nicolas Winding Refn attiré par les néons qui lui sont chers pour un polar forcément atmosphérique (Only God Forgives, 2013), Katsuya Tomita pour une virée vers le nord-est direction le Laos hors du quartier rouge de Thaniya Road où travaille son héroïne (Bangkok Nites, 2016) ou encore le réalisateur taïwanais Midi Z en s'intéressant à deux immigrés birmans venus y trouver une vie meilleure (Adieu Mandalay, 2016).