La musique traditionnelle
Il n’y a pas de hasard. Si l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont obtenu leur indépendance en chantant – le fameux épisode de la « révolution chantante » menée par les pays baltes entre 1986 et 1991 –, c’est bel et bien parce que le chant tient une place prépondérante dans la culture et le folklore des trois pays. En Estonie, par exemple, c’est criant dans la tradition millénaire du regilaul, chant en octosyllabes, répétitif et envoutant. Ainsi l’Estonie – au même titre que ses voisins baltes – s’est libérée de l’occupation soviétique en chantant, trouvant un socle à son identité nationale dans les chants traditionnels. C’est, ironie du sort, parce que le gouvernement soviétique a, dans les années 1960, encouragé la pratique folklorique dans toutes ses républiques. À l’époque, des groupes ethnographiques estoniens se sont formés, comme la chorale Leiko, à Värska en 1964 et une première anthologie de la musique traditionnelle, Eesti rahvalaule ja pillilugusid, voit le jour en CD quelques années plus tard. Aujourd’hui, le chant populaire et la culture traditionnelle n’ont rien perdu de leur vogue et des festivals de musique traditionnelle sont organisés dans tout le pays comme le Laulupidu, éminent rendez-vous estonien de la chanson, ou le festival de Musique populaire de Viljandi.
En Lettonie, pays au folklore millénaire, une des traditions musicales les plus remarquables est la daina, des chansons courtes sans rimes d’une ou deux strophes, d’une ou deux lignes de longueur. Considérées comme le vecteur de la culture lettone au travers des siècles, les dainas comportent des thèmes variés allant de la mythologie lettone à l’agriculture. Si les dainas sont traditionnellement chantées lors des fêtes populaires comme la célébration du solstice d’été, un événement majeur comme le festival national letton des Chants et de Danses (Vispārējie latviešu Dziesmu un Deju svētki) demeure une occasion sans égale d’en entendre. À noter que chaque pays balte possède sa version de ce festival, se tenant tous les cinq ans en Estonie et en Lettonie et tous les quatre ans en Lituanie. Des rendez-vous incontournables, qui durent plusieurs jours et peuvent rassembler jusqu’à 40 000 chanteurs et danseurs. L’ampleur de ces événements témoigne à elle seule de l’importance entretenue par le folklore dans les cultures baltes.
La musique vocale (notamment la daina) est particulièrement répandue en Lituanie, les styles variant selon les régions. Ainsi, la monophonie est surtout présente dans le sud et l’est du pays tandis que l’homophonie multivoix se pratique dans toute la Lituanie, avec un pendant plus archaïque dans la partie occidentale. N’oublions surtout pas de mentionner les chants à plusieurs voix appelés sutartinės – inscrits sur la liste représentative de l’Unesco des chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité –, forme ancienne de polyphonie à deux ou trois voix, interprétée en parallèle ou en canon. Comme chez les autres pays baltes, de grands groupes folkloriques se sont formés au cours du XXe siècle en Lituanie. Le plus connu est sans doute Lietuva, ensemble national de chants et de danses fondé en 1940 à Vilnius, particulièrement représentatif du folklore local tant au niveau de la danse que de la pratique des instruments traditionnels.
Le fort mouvement folklorique qui s’est développé durant les années 1960 a entraîné la naissance de concours et festivals folkloriques, dont Skamba Skamba Kankliai, prenant place dans les cours de la vieille ville. Né plus tard (en 1987), le festival Baltica est devenu avec le temps un des événements de chanson et de folklore les plus renommés. Ayant lieu dans l’un des trois pays baltes à tour de rôle, il rassemble plus de 3 000 artistes invités (troupes, chorales et ensembles folkloriques) et propose concerts, défilés ou rencontres et ateliers.
Si vous écoutez de la musique traditionnelle des pays baltes, il y a de grandes chances que vous entendiez l’instrument le plus caractéristique de la région : « l’arbre chantant » (kannel en estonien, kokles en letton, kankles en lituanien), une sorte de cithare à vingt-cinq ou trente-trois cordes. Les principaux joueurs estoniens de kannel sont Tuule Kann et l’ethnomusicologue Igor Tõnurist, de kokles, Valdis Muktupāvels et de kankles, Indrė Jurgelevičiūtė.
La musique classique
Modeste région du monde par sa taille, les pays baltes occupent pourtant une place remarquable sur la cartographie de la musique classique. À commencer par l’Estonie, reconnue mondialement pour le haut niveau de son enseignement musical et pour sa musique chorale. Ici, tout commence durant l’éveil national estonien du XIXe siècle, époque à laquelle apparaissent les premiers musiciens estoniens importants : Rudolf Tobias (1873-1918), « père fondateur » de la musique classique » estonienne, Artur Kapp (1878-1952) puis Mart Saar (1882-1963), Artur Lemba (1885-1963) – le premier compositeur estonien d’opéra et de symphonie –, Heino Eller (1887-1970) et Cyrillus Kreek (1889-1962). Après eux, de nombreux noms ont permis à l’Estonie de se faire remarquer : Ester Mägi (1922), considérée comme la première dame de la musique estonienne, Jaan Rääts (1932-2020), pianiste proche de la démarche d’Arvo Pärt, Veljo Tormis, installé parmi les compositeurs estoniens les plus importants de son temps du fait de son vaste répertoire de musique chorale (plus de 500 chants) trempée de musique traditionnelle (regilaulud), Erkki-Sven Tüür, nom très suivi de la composition contemporaine, avec quelques bonnes sorties sur le superbe label ECM, Lepo Sumera (1950-2000), symphoniste de renom et pionnier de la musique électro-acoustique dont l’œuvre est marquée par son humour, et surtout le géant de la musique contemporaine et minimaliste Arvo Pärt (1935). Remarquable pour avoir installé le folklore national au cœur d’une œuvre complexe et raffinée, Pärt est le tenant d’un style singulier quelque part entre le sérialisme, les chants religieux et la musique estonienne. Vers la moitié des années 1970, l’esthétique du compositeur évolue vers la musique tintinnabuliste qui assoit sa renommée. Fascinante écriture, épurée et aérienne, la musique tintinnabuliste s’articule autour d’un accord parfait de trois notes qui toupille et élève dans son mouvement un motif mélodique. La quasi-totalité des œuvres les plus connues d’Arvo Pärt – Für Alina (1976), Fratres (1977), Cantus in memoriam Benjamin Britten (1977), Tabula rasa (1977) et Spiegel im Spiegel (1978) – sont des compositions de musique tintinnabuliste.
Aussi, le pays a également produit quelques chefs d’orchestre parmi les plus illustres comme les Järvi père et fils : Neeme, indissociable de l’ERSO, l’Orchestre symphonique national estonien, et de l’œuvre de Sibelius, puis Paavo, installé dans le top 10 des meilleures baguettes, qui a marqué la direction du Deutsche Kammerphilharmonie Bremen et du Cincinnati Symphony Orchestra. Il dirige aujourd’hui le NHK Symphony Orchestra de Tokyo. Moins connus, Eri Klas (1939-2016) fut chef d’orchestre principal du Nouvel Opéra de Moscou. Olari Elts, est l’actuel directeur de l’Estonian National Symphony Orchestra (ENSO) et Anu Tali a cofondé le Nordic Symphony Orchestra avec sa jumelle.
Appuyé sur une pareille histoire, le classique ne manque pas de scène ou de rendez-vous dans le pays. La capitale jouit d’un lieu prestigieux, l’Opéra national estonien, programmant de nombreux ballets et opéras classiques joués par des troupes renommées. À l’année, le classique est célébré par le Tallin Winter Festival, les Journées de la musique dans le cadre enchanteur du château de Kuressaare.
En Lettonie, Jāzeps Vītols (1863-1948) est considéré comme le père de la musique classique lettone. Son répertoire convia romantisme tardif et inspirations folkloriques. Éminente aussi, Lūcija Garūta (1902-1977) est l’auteure de la cantate de 1943 Dievs, Tava zeme deg! (Mon Dieu ! Votre pays brûle !), canon de la culture musicale lettone, et plus récemment Imants Kalniņš (1941) s’est imposé comme une figure locale de la musique savante. Chez les contemporains lettons, c’est Pēteris Vasks (1946), compositeur avant-gardiste, qui jouit d’une grande popularité internationale depuis les années 1990. Le pays compte aussi quelques grands noms de la direction : le cador Andris Nelsons, à la tête d’énormes machines comme le Boston Symphony Orchestra ou l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, Arvid Jansons (1914-1984), baguette adorée, et surtout son fils Mariss Jansons (1943-2019), grand spécialiste de Chostakovitch, qui reste intimement lié à l’Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise. Le pays a aussi vu naître des interprètes de renom comme l’immense violoniste Gidon Kremer (1947), parmi les plus brillants de son temps, le violoncelliste Mischa Maisky (1948), célèbre pour son duo avec Martha Argerich, et la soprano « spinto » Kristīne Opolais, à la voix d’une grande lumière et souplesse. À noter qu’outre le Latvian National Symphony Orchestra, le pays possède également le plus ancien orchestre des États baltes, l’Orchestre symphonique de Liepāja (LSO), créé en 1881.
Les mélomanes adoreront se rendre en Lettonie durant le festival de musique de Rīga Jurmala, nouveau rendez-vous invitant des orchestres et chefs d’orchestre de renommée mondiale à se produire sur quatre week-ends pendant l’été. Le festival se déroule notamment à l'Opéra national de Lettonie, lieu chargé d’histoire où Barychnikov fit ses débuts.
En Lituanie, le musicien classique le plus célèbre est sans doute Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875-1911). Illustre peintre, musicien et compositeur de la fin du XIXe siècle, il a créé au cours de sa courte vie environ deux cents pièces de musique et marqué profondément de son influence la culture lituanienne moderne. Après lui, quelques compositeurs modernes ont émergé dans les années 1970, comme Bronius Kutavičius, dont le minimalisme est pétri des traditions musicales lituaniennes, ou Feliksas Bajoras, dont la musique est également imprégnée de folklore lituanien et traversée par les expérimentations du siècle précédent (dodécaphonisme, musique aléatoire, etc).
Le développement de l’opéra lituanien s’est produit tôt et dès le début du XXe siècle, un premier opéra national est composé avec Birutė en 1906, œuvre du compositeur Mikas Petrauskas (1873-1937). Aujourd’hui, le pays compte deux voix célèbres, le ténor Virgilijus Noreika (1935-2018) et la soprano Asmik Grigorian (1981). Autre fierté nationale, Mirga Gražinytė-Tyla figure dans le top 5 des cheffes d’orchestre, offrant sa fougue et sa passion au Birmingham Symphony Orchestra qu’elle dirige. Pour voir un beau concert en Estonie, rendez-vous à la Philharmonie nationale, la plus grande institution lituanienne dédiée à la musique, au Théâtre d’opéra et de ballet ou au Kaunas philharmonique. Deux événements à noter : le festival Christopher, festival international de musique classique conviant les plus grands musiciens internationaux à Vilnius, ainsi que le festival de musique de Pazaislis, un des principaux évènements musicaux en Lituanie se tenant à Kaunas de début juin à fin août.
Les musiques actuelles
Chacun des pays baltes couve une scène de musiques actuelles aussi dynamique qu’éclectique, mais c’est l’Estonie qui comporte le plus d’artistes remarqués à l’international : Metsatöll, des stars du métal-folk, Ewert et The Two Dragons ou Holy Motors, deux gros noms de l’indie rock, Maria Njuut, violoniste électro-folk, les sons électro de Kerli (et son tube Walking on Air) en passant par Tommy Cash et son hip-hop arty et déglingué. La montée en puissance de ces talents locaux a été en partie permise par des festivals tels que la Tallinn Music Week, qui existe depuis dix ans et met en lumière la jeune création musicale locale.
En Lettonie, c'est Liepāja qui porte le titre de capitale musicale avec la plus belle salle de concert des pays baltes pour la musique classique : The Great Amber. Ville de musiciens, elle se visite à l'aide de notes de musique incrustées dans les trottoirs. L'occasion de découvrir quelques groupes du cru comme Credo, Eolika, Pērkons, Zodiaks ou encore Līvi, groupe de hard rock et heavy metal. Un arbre métallique leur est dédié dans le parc de la plage de Liepāja, vous pouvez même écouter certains morceaux.