Le temps des sagas
Durant des siècles, l’existence même de l’Islande fut une légende. Quelle était donc cette mystérieuse terre que Pythéas, explorateur français, aperçut à l’horizon lors de son périple du IVe siècle ? Dans ses mémoires, il lui donna le nom d’île de Thulé, objet de tous les fantasmes encore aujourd’hui, nul ne sait s’il s’agissait vraiment de celle qui nous intéresse… Quelques siècles plus tard, un géographe irlandais, Dicuil (env. 755-825), s’attache à décrire le monde dans De Mensura orbis terrae. Il évoque alors un territoire où le soleil brille jusqu’à minuit et où vivent de mystérieux ermites, des hommes saints, les papars. Ceux-ci réapparaissent dans le plus célèbre manuscrit d’un prêtre catholique considéré comme le père de la littérature islandais, Ari Porgilsson (env. 1067-1148), tant pour la langue vernaculaire qu’il utilisait, le vieux norrois, que pour son style élaboré et plaisant. Dans Íslendingabók (Le Livre des Islandais), il raconte en dix chapitres la colonisation de l’île, mentionnant le premier Norvégien à s’y être installé dès 874, Ingólfr Arnarson. Celui-ci aurait laissé les dieux le guider pour choisir l’endroit où construire sa maison, des figures de bois sculptées à leur effigie aurait dérivé dans les eaux avant de s’échouer dans l’actuelle baie de Reykjavik. Elles ne seront retrouvées qu’après trois longues années de recherche et alors l’édification débutera. Il est ajouté qu’Arnarson aurait effectivement rencontré à son arrivée des chrétiens irlandais qui préférèrent lui abandonner les lieux plutôt que de côtoyer des païens.
Des fouilles archéologiques, toujours actives de nos jours, tendent à confirmer l’existence des papars, elles attestent en tout cas que l’Islande avait connu des excursions vikings auparavant, certainement dès le IXe siècle. Une autre légende ne dit-elle pas que Naddoddr fut le premier à y poser le pied, après s’être perdu en mer, et qu’il la nomma Snæland (Terre de neige) ? Puis que l’un de ses compatriotes décida, en entendant ce récit, de se rendre lui aussi sur cette terre éloignée, guidé par trois corbeaux, et qu’après un hiver particulièrement vigoureux, il modifia son nom en Island (pays de glace). C’est en tout cas ce que rapporte un autre manuscrit d’importance, le Landnámabók (Livre de la colonisation), certainement en partie basé sur les travaux de Ari Porgilsson, au moins pour la partie généalogique extrêmement documentée et toujours passionnante.
Cette façon assez originale de nouer vérité historique et folklore va donner naissance aux sagas (en islandais : sögur au pluriel), un mot dérivé du verbe segja qui veut dire raconter, qui commencèrent à s’écrire dès lors que la conversion au catholicisme du pays en 999 permit aux clercs de l’Église de coucher sur le vélin la tradition orale. La production s’étendit certainement du XIe au XIVe siècle mais, tout comme pour les manuscrits susnommés, ce ne sont pas toujours les originaux qui nous sont parvenus, il est donc difficile d’en dater précisément la rédaction. L’une des plus populaires est La Saga d’Erik le Rouge où est conté le bannissement que subit celui-ci après avoir commis un meurtre, puis son exil vers le Groenland. Son fils, Leif Erikson (env. 970-1020) s’aventura encore plus à l’ouest et découvrit le Vinland, qui se situerait sur l’actuelle île de Terre-Neuve au large du Canada. Il serait ainsi le premier Européen à avoir embrassé le continent américain, quelque 500 ans avant Christophe Colomb. Si les auteurs des sagas ne sont pas toujours connus, un nom au moins a accédé à la postérité, celui de Snorri Sturluson (1179-1241) dont on sait, grâce à la Sturlungasaga, qu’il fut un homme important et inscrit en politique à une époque où les tensions entre l’État libre d’Islande et la Norvège commençaient à se faire prégnantes. De lui sont restées La Saga d’Egill, une Histoire des rois de Norvège, et surtout l’Edda, un manuel de poésie scaldique auquel est intimement associée l’Edda poétique, attribuée à Sæmundr Sigfússon, anthologie de poèmes en vieux norrois. Ces précieux manuscrits, en partie intégrés au Codex Regius (Livre du Roi) ne furent redécouverts qu’en 1643 par le futur évêque de Skálholt. Offerts au roi du Danemark, échappant de peu à l’incendie de Copenhague en 1728, ils furent officiellement restitués à l’Islande en 1971 et en 1985. Ils reposent désormais en sécurité à l’institut Árni Magnússon de Reykjavík.
Peu à peu, les sagas laissent place aux rímur qui, comme leur nom le suggère, sont des poèmes épiques privilégiant une métrique sonnante. Le plus ancien recensé est le Óláfs ríma Haraldssonar, récit de la vie du roi de Norvège, en 65 vers, dû à Einar Glisson, poète islandais ayant vécu au XIVe siècle. Cette œuvre appartient à un corpus plus vaste, le Flateyjarbók (Livre de l’île-plate) richement enluminé et lui aussi désormais conservé à Reykjavik. Cet art poétique a perduré jusqu’à notre époque et se décline parfois sous forme de mansöngur (chant de jeune fille), version érotique généralement adressée à une femme. Les XVe et XVIe siècles se montrent malheureusement bien moins affriolants, l’Islande, tombée aux mains des Danois, doit affronter deux épidémies de peste puis faire face à la Réforme protestante qui coûte leur tête à ces hommes de foi catholiques.
La quête de l’indépendance
Les deux siècles suivants ne sont guère plus reluisants, le Danemark impose des restrictions drastiques et les catastrophes naturelles s’enchaînent. Pourtant, la littérature rejaillit, peut-être même trouve-t-elle sa source dans une certaine colère, à en croire le surnom de « savant révolté » qui échoit à Arngrímur Jónsson (1568-1648). Agacé des moqueries et rumeurs colportées sur son pays, il s’empare de sa plume et sabre la calomnie. Son apologie se montrera doublement efficace puisqu’elle aura le mérite de faire découvrir son île aux Européens et éveillera chez les siens un sentiment nationaliste qui bientôt se confondra avec le désir de reconquérir l’indépendance. La prise de conscience d’une identité nationale se révèle aussi dans la collecte des anciens manuscrits à laquelle se consacre le fameux bibliothécaire Árni Magnússon (1663-1730), et dans le travail de cartographie et d’étude de l’île que réalise le naturaliste Eggert Olafsen (1726-1768) dans Reise igiennem Island (Voyage à travers l’Islande). En 1811 voit le jour un homme dont la date de naissance – le 17 juin – rimera en 1944 avec proclamation de la république. Pour l’heure, Jón Sigurdsson consacre sa vie au mouvement pacifique pour l’indépendance dont il est chef de file. La littérature répond à l’engagement de celui qui en est amoureux, et devient romantique, tout en gardant dans l’évocation de la splendeur de la nature islandaise et dans les louanges de son passé glorieux un fort attrait nationaliste. C’est dans la revue Fjölnir que se marient ces deux approches. Fondée par quatre poètes – le plus connu étant Jónas Hallgrímsson, l’auteur de Heidlóarkvædi et de Ég bid ad heilsa qui, mis en musique, sont devenus des chants patriotiques –, elle paraîtra seulement de 1835 à 1838 mais marquera profondément les esprits. Une dizaine d’années plus tard, en 1850, Jón Thoroddsen publie une histoire d’amour prenant place dans les campagnes rurales, Piltur or stúlka (Garçon et fille), considéré comme le premier roman moderne islandais. La suite, Maour og kona (Homme et femme) ne sortira qu’à titre posthume en 1876 puisque l’écrivain décède prématurément à 49 ans en 1868.
La voie semble s’ouvrir pour des écrivains qui, s’ils ne délaissent pas leurs aspirations politiques, s’autorisent à explorer d’autres recherches stylistiques et d’autres perspectives esthétiques, à l’image de Einar Benediktsson qui mêle son appétence pour le symbolisme français à un certain mysticisme tout en suivant les préceptes de la poésie scaldique dans Sögur og kvædi (1897). Les curieux se procureront Les Elfes des falaises : regard sur la poésie islandaise, disponible en français aux éditions L’Harmattan. Jóhann Sigurjónsson (1880-1919) lui aussi se réfèrera au folklore, mais il le transposera sur scène notamment dans sa pièce la plus connue et inspirée d’un conte traditionnel, Fjalla-Eyvindur, qui sera adaptée au cinéma avec un beau succès par Victor Sjöström en 1918.
Enfin, le siècle s’achève sur la naissance de Gunnar Gunnarsson (1889-1975) dont les très belles éditions Zulma ont réédité un tout petit texte pourtant fort gros d’humanité, Le Berger de l’Avent. Prolixe et très aimé dans les pays du Nord dès son premier roman La Saga de la Famille Borg publié en 1911, Gunnar Gunnarsson sera à plusieurs reprises annoncé comme susceptible d’être couronné par le prix Nobel de littérature. Cela n’arrivera pas, mais la distinction suprême sera par contre remise à l’un de ses concitoyens, Halldór Laxness, en 1955. Élevé dans la bourgade à laquelle il doit son nom de famille – cette notion n’ayant d’ailleurs pas en Islande le sens que nous lui accordons –, il s’ouvre au monde en voyageant, et aux questionnements en se faisant tour à tour catholique, communiste, puis taoïste. Inspiré par Knut Hamsun, Laxness décide de dépeindre la vie des paysans, cet axe lui évoquera le destin d’un homme simple qui s’opposera aux directives du roi de Norvège et qui empêchera l’émissaire de celui-ci de fondre la cloche du village pour en faire un canon. Ce roman, La Cloche d’Islande, est certainement son œuvre majeure et se découvre aux éditions Flammarion, elle ne fera pourtant pas oublier ni sa fertilité – ses textes se comptent par dizaines –, ni son humour qui se dévoile dans La Saga des Fiers-à-bras que les éditions Anacharsis ont eu l’excellente idée de traduire en français.
L’indépendance, enfin acquise en 1944, confirme une nouvelle ouverture sur le monde, l’attrait est d’ailleurs réciproque puisque désormais aucun libraire français ne peut déplorer l’absence d’écrivains islandais dans sa boutique. Ils trouvent leur place au rayon polar – un comble pour un pays qui ne compte que si peu d’homicides –, notamment grâce au succès et au talent d’Arnaldur Indridason, né en 1961, qui a le chic pour entretenir le suspense depuis son premier opus (Les Fils de la poussière) paru en 1997 en Islande puis l’année suivante en France, chez Métaillié. Dans le même créneau, Árni Thórarinsson (Treize Jours, Le Crime, etc., éditions Points) promet quelques belles nuits blanches. En littérature, le choix est tout aussi vaste depuis que les éditions Zulma ont eu la judicieuse idée de faire paraître Rosa Candida de Audur Ava Ólafsdóttir en 2010, un succès devenu best-seller. La voix féminine est également portée par Kristín Marja Baldursdóttir qui, avec Karitas, a dressé le portrait d’une femme libre, une affinité pour des personnages inoubliables que partage Elma Már Guomundsson qui dans Les Rois d’Islande (Zulma, 2019) propose une magnifique galerie de portraits. Le point commun de cette nouvelle génération est effectivement leur envie de nous donner à découvrir leur univers, et la rencontre de se faire intime par la grâce de Sigurjón Birgir Sigrdsson, par ailleurs parolier de Björk et plus connu sous le pseudonyme de Sjón, qui, dans Le garçon qui n’existait pas (Rivages, 2016), n’hésite pas à convoquer les siens, ou de celle de l’incontournable Jón Kalman Stefánsson qui se fit découvrir avec ses chroniques familiales (À la mesure de l’univers, D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, éditions Folio).