Des mythes à la réalité
Il faut remonter à l’époque lointaine où des inscriptions étaient gravées dans la pierre, si profondément que chance nous est donnée de pouvoir encore les discerner même si leur sens nous échappe en partie. C’est la chance, encore, qui fit découvrir la pierre d’Eggja en 1917, à la faveur de travaux agricoles dans la ferme, située sur la commune de Sogndal, qui lui légua son nom. Datée du VIIIe siècle, l’inscription qui y figure – la plus longue connue en vieux futhark, près de 200 runes – s’ouvre toujours à de nombreuses interprétations, les curieux pourront en tout cas la comparer aux autres textes runiques recensés sur la base de données Rundata créée en ligne en 1993 par l’Université suédoise d’Uppsala. Un siècle plus tard, celui qui est considéré comme le premier écrivain norvégien n’a pas seulement marqué la mémoire littéraire, il sera également érigé au rang de divinité en inspirant, dit-on, la figure de Bragi, fils d’Odin et dieu de la Poésie. En tous les cas, Bragi Boddason est le plus ancien « scalde » (poète) dont les textes nous sont parvenus, le plus célèbre étant son poème Ragnarsdrápa dédié à Ragnar Lodbrók, roi scandinave – mythique ou historique – ayant pris le pouvoir vers 750. Ainsi, tandis que les poètes de cour rédigent des louanges à la gloire de leur souverain, à l’instar de Hornklofi au IXe siècle ou de Eyvindr Skáldaspillir au Xe siècle, d’autres remontent le fil des générations en mêlant épopées et récits mythologiques. Au titre de ces « sagas royales », il convient de citer tout au moins l’Ynglingatal (« Le dénombrement des Ynglingar ») et la Haustlöng (« Longueur d’automne ») de Thjódólf des Hvínir, l’Ágrip af Nóregskonungasögum (XIIe siècle), la Saga légendaire de Saint-Olaf (XIIe siècle, mais basée sur un texte antérieur aujourd’hui perdu) et, enfin, la Fagrskinna (XIIIe siècle). L’Islandais Snorri Sturluson (1179-1241), poète et intellectuel d’envergure, a collecté certains de ces textes fondateurs, ceux concernant les Rois de Norvège ont été compilés dans la saga dite Heimskringla.
Ce Moyen Age s’avère décidément foisonnant, comme semble le confirmer la belle réception du Hirdskraa, un recueil de lois régentant la « hird », sorte de garde royale informelle, qui aurait pourtant pu paraître abscons. C’est surtout le nombre de textes écrits par des religieux qui ne cesse de progresser, le christianisme a en effet conquis progressivement la Norvège à partir de la fin du XIe siècle, ce qui d’ailleurs sonnera progressivement le glas des croyances anciennes. Pourtant, l’Historia Norwegiæ du prêtre-savant Sæmundr Sigfússon (1056-1133), qui deviendra lui-même un personnage légendaire en apparaissant plus tard dans divers contes, contient la rare description d’une cérémonie chamanique des Samis, ce peuple autochtone du Grand Nord. Sa chronologie des rois norvégiens a, en outre, certainement inspiré le moine bénédictin Theodoricus Monachus pour ses propres travaux.
Plus spirituel, en quelque sorte à la croisée des chemins entre l’ancien monde et le nouveau, le Draumkvæde décrit les visions mystiques d’Olav Asteson durant treize nuits s’échelonnant de Noël à l’Epiphanie. Cette rêverie, qui surgit selon les estimations vers 1200 dans le Comté de Telemark, ne sera figée à l’écrit qu’au XIXe par Rudolf Steiner (à découvrir en français aux éditions anthroposophiques romandes sous le titre Messages de Noël), ce qui démontre l’importance et la pérennité de la tradition orale. Enfin, Le Miroir royal (vers 1250) est considéré comme le texte fondateur de la littérature norvégienne. Cette œuvre, anonyme mais parfois attribuée à Einar Gunnarsson, archevêque de Nidaros, est écrite sous la forme d’un dialogue entre un père et son fils, elle contient la somme fabuleuse des connaissances de l’époque, tout en donnant une précieuse description de celle-ci. Les éditions Esprit ouvert en ont donné une traduction française en 1997. L’effervescence, l’identité nationale, et même la langue, vont pourtant être vouées à douloureusement s’étioler durant de longs siècles car la Norvège va tomber sous la domination du Danemark à la fin du XIVe.
La Renaissance
Au XVIe, quelques rares textes évoquent la vie quotidienne à l’instar du Journal que tient le pasteur Absalon Perderssøn Beyer de 1552 à 1572, mais le fait qu’il finisse par délaisser le latin au profit du danois est sans doute l’aveu de son abandon face au joug qui pèse sur la Norvège. Cette même mélancolie se retrouve dans les travaux de Peder Claussøn Friis (1545-1614), également homme de foi, qui donne traduction en danois de la Heimskringla et s’attelle à décrire son pays, au plus près de sa géographie, mais aussi de ses us et coutumes, dans Norrigis Bescriffuelse. Il espérait peut-être un certain sursaut national, bien qu’il ne chercha pas à faire publier ses œuvres de son vivant, se contentant d’en distribuer copies à de rares privilégiés qui ont su, fort heureusement, les préserver. S’il est notable que pour la première fois une femme pût vivre de sa plume et que Siælens Sang-Offer ne cessât d’être réédité, il est parlant que soit reproché à Dorothe Engelbretsdotter (1634-1716) un recours jugé excessif au dialecte de Bergen, sa ville natale, une critique dont avait également fait les frais Absalon Perderssøn Beyer. Petter Dass (env.1647-1707) enfreignit habilement cette interdiction en évoquant dans La Trompette de Nordland – sa description en vers de la région septentrionale qui deviendra son œuvre la plus célèbre – plusieurs centaines d’espèces, animales ou végétales, pour lesquelles le danois n’avait pas le vocabulaire adéquat, la rigueur justifiait donc d’enfreindre la pureté requise !
À dire vrai, peu à peu les écrivains vont se montrer de moins en moins conciliants. Si ce n’est pas encore tout à fait le cas de Ludvig Holberg (1684-1754), natif de Bergen, mais Copenhagois durant la majeure partie de sa vie, celui-ci fait tout de même preuve d’une certaine ironie quand il met en scène la société dans laquelle il évolue, s’inscrivant dans la pure tradition de Molière. Il se lit en français aux Editions théâtrales et aux Belles lettres (Trois comédies : Jeppe du Mont, L’Homme affairé, L’Heureux naufrage). Joseph Herman Wessel (1742-1785) suit, quant à lui, peu ou prou le même cheminement, géographique et intellectuel, à une différence près : à Copenhague, il fréquente assidûment la Société Norvégienne qui y a été fondée en 1772. Ce cercle privé, au sein duquel fermentent certainement quelques idées nationalistes, fermera en 1813, à l’aube d’un changement majeur : en 1814, la Norvège sera cédée à la Suède qui lui accordera une relative autonomie, jusqu’en 1905 où elle recouvrera enfin son indépendance.
Nul n’incarnera aussi bien le réveil de la littérature norvégienne qu’Henrik Wergeland (1808-1845) dont la fougue sera annonciatrice du romantisme patriotique en vigueur durant les trois décennies suivant sa mort. Son tempérament ne lui vaudra pas que des amitiés durant sa courte existence, mais personne ne saurait renier son influence, d’autant plus sur la langue qui, après avoir été étouffée par le danois, devait se réinventer, ce qu’elle fera sous deux formes : le bokmål, issu du riksmål (dano-norvégien), et le nynorsk qui tient du landsmål (dialecte des campagnes). Ce dernier n’aurait pas pu exister sans Ivar Aasen, linguiste vadrouilleur qui publia en 1848 une Grammaire de la langue norvégienne populaire. Aujourd’hui, même si le bokmål est majoritaire à 85 %, les deux langues ont un statut officiel.
Les « quatre grands »
Hasard ou signe, en 20 ans vont naître quatre écrivains majeurs, dont un Prix Nobel de Littérature. Le premier, et le plus connu sous nos latitudes, Henrik Ibsen, voit le jour en 1828 à Skien. Son parcours est truffé d’embûches, il essuie refus et déceptions, frôle l'alcoolisme et le licenciement du Théâtre qu’il dirige. C’est finalement son départ en 1864 pour l’Italie qui lui sera salutaire, lui apportant sans doute la mise à distance nécessaire pour enfin s’exercer à la critique sociale, une focale qu’il ne quittera plus et lui octroiera sa réputation. De lui sont encore jouées de nombreuses pièces sur les scènes françaises – Une maison de poupée, Peer Gynt, Le Canard sauvage ou Hedda Gabler – pour ne citer que les plus célèbres. Le second, Bjørnstjerne Bjørnson, né en 1832, est plus compliqué à découvrir dans notre langue bien que le catalogue des Belles Lettres propose Au-delà des forces : I & II, deux pièces oppressantes qui dénoncent les dérives du mysticisme et celles des violences économiques, et sont assez représentatives du « Poète national », couronné par le Nobel de Littérature en 1903, fortement investi dans les questions politiques. Les rares textes traduits de Jonas Lie (1833-1908) sont désormais épuisés (Trolls, La Famille de Gilje), ils avaient pourtant le double intérêt d’évoquer la vie rurale et de garder mémoire des contes traditionnels. Enfin, toujours dans la veine (férocement) réaliste, Alexander Kielland offrira dans ses romans (Les Aventures des Worse : Garman et Worse, Le Capitaine Worde, éditions des Belles Lettres) une critique acerbe des piliers politiques et religieux sur lesquels reposait la ville qui l’avait vu naître en 1849, Stavanger.
Ce portrait de famille ne saurait être complet sans Knut Hamsun (1859-1952) car, même si son style s’éloigne du courant naturaliste pour s’approcher du modernisme, voire du post-romantisme, son roman La Faim (Le Livre de poche) est tout simplement un chef-d’œuvre qui lui vaut en partie d’être couronné par le Nobel en 1920. Ce texte, semi-autobiographique, qui campe un homme au bord du précipice, est en effet précurseur du « flux de conscience » qu’exploreront ensuite James Joyce ou Virginia Wolfe. Distinguée à son tour par la prestigieuse récompense suédoise en 1928, Sigrid Undset se place à l’opposé du spectre et délaisse l’approche individualiste pour prôner l’engagement, en premier lieu celui qui incombe à la femme vis-à-vis de sa famille, mais aussi celui qui se fait politique, symbole de sa propre résistance durant la Seconde Guerre mondiale. En 2022, les éditions Cambourakis ont publié Jenny qui donne un aperçu de son œuvre éclectique. Parmi ses contemporains, il convient de citer Cora Sandel qui est sans doute un peu plus féministe (Alberte & la liberté, Presses universitaires de Caen), le romancier et novelliste Arthur Omre qui initie le roman noir en évoquant sa propre expérience de contrebandier à l’heure de la prohibition de l’alcool, le poète Claes Gill (Les Imperfections de la vie, éditions de La Différence), le libertaire Jens Bjørneboe (L’Instant de la liberté, Plein chant éditeur), et surtout Tarjei Vesaas (1897-1970) qui a su explorer tous les courants littéraires et dont l’œuvre a été remise en avant en France grâce, notamment, à trois éditeurs indépendants : Cambourakis (Les Oiseaux, Nuit de printemps), L’Œil d’or (L’Incendie) et La Barque (Ultimatum, Vie auprès du courant).
La littérature norvégienne continue de se montrer prolixe et d’innover à une vitesse étonnante. Désormais, le roman s’autorise une approche quasi sociologique, voire autobiographique si l’on songe au raz de marée provoqué par Mon Combat (en six tomes) de l’inclassable Karl Ove Knausgård né en 1968 à Oslo. Bien représentées en France, il est également aisé de s’emparer des œuvres de Dag Solstad (T. Singer, chez Noir sur Blanc), Per Petterson (chez Gallimard), Jostein Gaarder (dont son best-seller philosophique Le Monde de Sophie), Jon Fosse, dramaturge (L’Arche) et romancier (Bourgois), ou encore Herbjørg Wassmo et son incontournable Livre de Dina (éditions 10-18).