Origines et évolution du carnaval en Guyane
Les origines. Plusieurs hypothèses ont été avancées quant à l'origine du mot carnaval. Celle qui a aujourd'hui le plus tendance à faire consensus veut qu'il soit un emprunt au mot italien carnevale ou carnevalo, lui-même dérivé de l’expression latine carnelevare, composé de carne (viande) et levare (enlever), que l'on peut donc traduire par « enlever la viande » ou « supprimer la chair ». L'expression désigne en effet cette période à l'occasion de laquelle on s'apprête à interdire la consommation de la viande dans la religion chrétienne. Cette dernière est consommée une dernière fois lors des trois jours gras (dimanche, lundi et mardi) avant le mercredi de Cendres, qui marque le premier jour du Carême. Le Carême s'étend quant à lui sur 40 jours au cours desquels les pratiquants ne s'alimentent que très frugalement. Pour ce qui est de la pratique même du carnaval, tel qu'on le connaît aujourd'hui, elle a eu et continue d'avoir maintes incarnations à travers les régions d'Europe, mais aussi et surtout d'Amérique, où elle a été importée par les colons au cours des siècles. Cette célébration chrétienne, à laquelle ne participaient dans un premier temps que les gens de bonne société, est entrée dans la culture créole. Peu à peu toutefois, les esclaves se l'approprient, si bien que la communauté guyanaise dans son ensemble en vient à adopter la coutume du carnaval au cours du XIXe siècle.
Autrefois en Guyane, le carnaval était organisé avec faste par les familles riches et les associations carnavalesques dans les salles de bal ou dans les casinos. La célébration débutait ou par la cérémonie du gâteau ou par le baptême des poupées. Pour ce qui est du premier, la coutume voulait que l'on prépare un gâteau à l'intérieur duquel étaient dissimulées jusqu'à quatre fèves. Celui-ci était ensuite découpé durant le week-end et les parts distribuées aux participants : celui ou celle qui trouvait une fève dans sa part choisissait alors parmi les invités sa reine ou son roi et préparait avec elle ou lui le tirage de la semaine suivante, chacun ayant un rôle bien défini : les rois s'occupaient des boissons et les reines des gâteaux. Les tirages avaient lieu tôt dans la journée et étaient suivis de bals qui se déroulaient de 17h jusqu'à minuit. Le baptême des poupées fonctionnait autrement : des bouquets de fleurs étaient offerts à trois couples formés à l'occasion d'une danse et les danseurs élus étaient en charge d'organiser le bal suivant. Ces bals n'étaient pas publics : seuls y assistaient les invités après versement d'une cotisation. Parallèlement, les bals de famille se déroulaient dans la plus stricte intimité : le grand respect des convenances et des règles de politesse était la norme. Ces bals permettaient aux jeunes garçons et aux jeunes filles de 15 à 20 ans de se rencontrer, et bien souvent, les mères accompagnaient leurs filles.
Vers la fin des années 1950, après une période d'assoupissement relatif, la célébration du carnaval trouve un second souffle. De nombreux Guyanais, impressionnés par les exubérantes célébrations de Rio de Janeiro et par l'élection des reine et roi du carnaval brésilien, vont insuffler une énergie nouvelle au carnaval de Cayenne. Des grands thèmes carnavalesques vont alors prospérer : costumes anciens ou novateurs sont lustrés et vont dès lors s'affronter dans une lutte de prestige comme jamais la Guyane n'en avait jusqu'alors connu. C'est en 1968 qu'aura lieu pour la première fois l'élection d'une Miss Carnaval : Colette Ho Yeng Wa remporte le grand prix avec le thème de l'Indienne. L'année 1970 est un millésime particulier puisqu'elle offrira un richissime éventail de déguisements à la parade de Cayenne. Outre le titre de Miss Carnaval, de nombreux prix y sont décernés : le prix de l'exotisme, celui de l'audace, le prix de la souplesse ou encore celui du comique ! Les soirées se tiennent alors au Guyana Palace, au Balidéo ou au Karfour, et sont de véritables moments de créativité et de fantaisie. De nos jours, le carnaval demeure le point d'orgue de la vie sociale guyanaise et on pourra trouver des renseignements utiles auprès du Comité carnavalesque et Festival de Kourou.
Les règles du jeu carnavalesque
En 1885, pour institutionnaliser cette manifestation populaire, un arrêté municipal (arrêté n° 13 du 22 janvier 1885) définissait les mesures d'ordre à observer pendant les divertissements du carnaval. Ainsi, il est entre autres interdit de paraître masqué avant midi ni de porter un déguisement de nature à troubler l'ordre public. Encadré, le carnaval doit rester un moment de festivités et de respect. En voici les rites et les moments forts.
Les grandes parades. Les parades costumées les plus impressionnantes sont à n'en point douter celles de Kourou et de Cayenne. Elles ont lieu les deux dimanches précédant le Mardi gras (celle de Kourou en premier) et sont de véritables moments de fête et de danse. Le long d'un parcours prédéterminé, des groupes, costumés selon un thème commun et ayant longuement répété leurs chorégraphies, défilent à travers la ville au rythme de sound-system crachant des musiques saturées. Celui d'entre eux qui fait le plus sensation est déclaré vainqueur du carnaval.
Le vidé. Le vidé est l'enchaînement logique de toute grande manifestation en salle et constitue l'apothéose d'une nuit de danse. Il débute ordinairement vers 5h du matin : à ce moment-là, dans les années 1880 et jusqu'en 1950, l'orchestre, après avoir joué dans la nuit, quittait la salle ou le dancing pour parcourir à pied les rues principales de la ville, suivi d'une foule en furie. Aujourd'hui, le vidé du matin ou de l'après-midi garde son caractère traditionnel, à ceci près que la parade s'effectue à bord de camion aménagé pour l'orchestre afin de rassembler les groupes de touloulous qui ont défilé l'après-midi dans les rues.
Nou maye kan menm. Le lundi gras est le jour des mariages burlesques et factices. Le simulacre est complet et nécessite un maire, un curé et une progéniture. Ces couples, qui défilent dans les rues, sont composés d'hommes déguisés en mariées, habillés, maquillés et fardés comme des femmes, tandis que les femmes sont, elles, habillées en hommes ! C'est aussi ce jour-là que l'on célèbre le mariage de Vaval !
Djab'la ka pissé. À l'occasion de ce jour de Mardi gras, Satan est personnifié par ses diables rouges, qui règnent sur la ville. Les touloulous sont alors vêtues de rouge et de noir, parfois affublées d'une corne et d'une queue.
Vaval ka kité nou. Le mercredi des Cendres (lendemain du Mardi gras), les diablesses défilent en pleurant la mort de Vaval, le roi du carnaval. Il est exécuté pour le punir de s'être amusé sans vergogne, d'avoir chanté et dansé dans les rues, pour sa démesure et ses effronteries, pour ses friponneries et pour ses refrains irrévérencieux. Vaval est traditionnellement incinéré Place de Palmiste dans une ambiance de deuil plutôt cacophonique. Mais sa résurrection est déjà prévue pour le début du mois de janvier de l'année suivante.
Les universités du samedi soir. Nana à Cayenne, Polina à Matoury, le Grand-Blanc à Macouria, la Matadò à Kourou sont des lieux légendaires de réjouissances carnavalesques. Ces institutions ne fonctionnent que les samedis soirs pendant la période du carnaval ainsi que les jours gras et accueillent les bals « paré-masqué ». Le principe est simple : les touloulous choisissent leur cavalier dans la foule d'hommes présents, qui sont à leur entière disposition. Il est de bon ton de rafraîchir la touloulou après deux ou trois danses en lui offrant une boisson. Mais attention : il ne faudra jamais tenter de la démasquer, car son anonymat est son bien le plus précieux. Au fur et à mesure que passent les jours carnavalesques, l'ambiance est de plus en plus chaude. Les bons danseurs, généralement connus, font l'objet de fortes convoitises qui conduisent parfois les touloulous à utiliser la manière forte pour s'imposer face à leurs rivales… Comme tous les lieux légendaires qui se respectent, les universités du samedi soir ont leurs héros : les infatigables musiciens, ils sont l'âme des dancings. Les plus célèbres ont pour nom les Mécènes ou Blue Stars. Au rythme de la mazurka et de la biguine, de la rumba et de la valse, novices et experts se lancent dans des corps à corps de plus en plus endiablés jusqu'au bout de la nuit.
Les personnages emblématiques
Souvent liés à l'histoire, mais aussi aux légendes de Guyane, les personnages traditionnels du carnaval répondant à des critères extrêmement codifiés. Sans eux, le carnaval n'existe pas. En voici les principaux.
Touloulous. Personnages a priori féminins, mystiques et garants de la tradition carnavalesque. Entièrement masqués, les touloulous rivalisent d’imagination dans leurs toilettes chatoyantes. D’après certains linguistes, le terme de « touloulou » viendrait du nom donné par plaisanterie aux soldats d’infanterie de marine (cantonnés à Cayenne au XIXe siècle) : les trouloulous, devenus en créole « touloulous ». Une règle sacrée veut que les touloulous restent anonymes, muettes ou déguisent leur voix, et que leur règne soit seulement nocturne. Reines d’un soir ou d’une saison, elles sont la figure emblématique du carnaval. Leur beauté, leur charme, leur jeu de séduction, leur mystère font quelquefois d’elles celles par qui le scandale conjugal arrive, lors des bals du samedi soir…
Jé farin. Boulangers coiffés d’un haut bonnet blanc pointu de fée et portant un tablier contenant de la farine, ils saupoudrent volontiers les enfants qui les défient, provoquant ainsi des rires et parfois de la crainte. Ils devancent la bande de touloulous et symbolisent la pureté, le renouveau de la nature, la joie et la gaieté.
Bobis. Issus de l’imagination populaire, ils ont une allure d’ours sauvage. Vêtus d’un sac de riz beige, ils sont souvent accompagnés d’un dresseur, retenus par une corde et quelquefois fouettés s’ils refusent de danser sur le rythme de la musique. Comme les Jé farins, les bobis amusent et effraient les enfants.
Balayeuses. Foulard de madras sur la tête, vêtues de robes bleues, les balayeuses circulent dans la ville un balai traditionnel à la main.
Bef volo bef. Issu du sacrifice du veau gras, le bef volo bef porte un déguisement de bœuf, avec une robe noire et des cornes menaçantes. Il vagabonde dans les rues accompagné de son maître qui le tient en laisse. Son allure grave et impressionnante contrastait nettement autrefois avec les costumes joyeux des Pierrot, Domino, Arlequin, etc.
Coupeuses de canne. Leur tenue, qui caractérise les travailleurs et les coupeuses de canne, un sabre d’abattis dans une main et une canne dans l’autre, rappelle les ancêtres à l’époque de l’esclavage dans les champs de canne. Comme eux jadis au labeur, elles dansent et chantent sur le rythme des tambours.
Anglé bannan. Caricature amusante du costume que portaient les Anglais autrefois à Cayenne (redingote et queue-de-pie). Très élégant, ce personnage burlesque déambule encore dans les rues pendant le carnaval. Il est coiffé du haut-de-forme et porte la queue-de-morue, la redingote ou la lévite.
Nèg’marrons. Représentation symbolique de l’esclave, ils défilent chaque dimanche et constituent le service d’ordre interne des touloulous. Ils sont chargés de faire de la place afin de laisser ces dernières évoluer dans les rues de la ville. En effet, ces Nèg’marrons, simplement vêtus d’un kalimbé (pagne amérindien de couleur rouge), s’enduisent le corps d’un mélange de suie et d’huile et, pour que leur bouche soit colorée, mangent du roucou (poudre d’une graine du même nom). Tenant entre leurs lèvres le fruit d’un palmier aux épines noires, l’aouara, ils courent et dansent dans tous les sens.
Vidangeurs. Ils représentent les personnages de la vie guyanaise apparus au temps du bagne. À cette époque, entre minuit et l'aube, les bagnards « privilégiés » passaient vider les sanitaires des maisons bourgeoises de la ville de Cayenne. Les vidangeurs marchaient alors à côté d’une charrette tirée par un bœuf ou un zébu. Pendant le carnaval, ces vidangeurs sont habillés en bagnards.
Sousouris. Personnages déguisés en chauves-souris. Leur tête triangulaire et leur costume bigarré leur donnent une allure gaie. La chauve-souris était autrefois entièrement vêtue de noir, mais la bourgeoisie guyanaise, dans ses bals et réceptions, raffolait des costumes de satin chatoyants. C’est ainsi que la sousouris a adopté le costume d’Arlequin.
Lanmò. Symbolisant les âmes des morts qui errent sur terre, les lanmòs portent un déguisement représentant la mort, un squelette sur une tenue blanche. Ils enveloppent les spectateurs de leur cape tout en dansant, comme pour les étouffer.
Les grosses têtes. Considérés comme des martiens silencieux qui viennent des espaces intersidéraux, ils sont une illustration de l’intense lutte pour le prestige opposant le carnaval moderne à son rival, le carnaval traditionnel.
Touloulous sales. En groupes improvisés ou en solitaires, ils sont habillés dans un style qui leur est propre et se mêlent au défilé entre les groupes structurés. Leur originalité est très appréciée par la foule.
Djad dan bwet. Elles représentent des hommes déguisés en vieilles femmes laides, sortes de sorcières alliées du diable et messagères de mauvais augure. Elles se promènent avec une petite boîte contenant un secret qui concerne quelqu’un dans la foule des spectateurs, secret qu’elles menacent de révéler.
Zombi baré yo. Personnage de légendes créoles, le zombi est un diable hantant les maisons et les rues. Cet esprit prend l’apparence d’un être humain et perturbe les vivants. Pendant le carnaval, ces zombis, déguisés et en bandes, cernent les carrefours avec une corde autour de laquelle ils font la ronde en sifflant.