Aux origines
Qui s'essaiera à résumer en quelques lignes la littérature algérienne antérieure au XIXe siècle devra faire preuve d'humilité, et ce pour plusieurs raisons. La première est que l'histoire du pays est dense, pleine de rebondissements, de jeux d'influences, et que la notion même de délimitation ou de frontière se révèle rapidement caduque. La seconde est que la « chose littéraire », telle que nous l'entendons aujourd'hui, ne trouve pas forcément écho dans une large production plutôt composée de « traités », qu'ils portent sur les sciences, la théologie, la législation, la politique… En ce sens, même la notion de « poésie » risque d'être déroutante pour qui ne maîtrise pas parfaitement l'islam et ses codes, la métrique spécifique des vers qui, néanmoins, savent aussi évoquer des thèmes aussi universels que l'amour ou l'érotisme. Enfin, parce qu'il ne faut pas sous-estimer l'importance de la tradition orale dont « el-Buqala » – de courts poèmes improvisés ou récités, qui à l'origine servaient de pratique divinatoire – n'est que l'une des formes les plus connues. La barrière des langues et l'absence de traductions achèvent de ne laisser qu'une seule possibilité : imaginer le foisonnement intellectuel des différentes villes qui tour à tour furent centres culturels : Tlemcen, Béjaïa, Constantine…
Pour autant, il est tout de même envisageable de placer quelques repères qui nous seront plus familiers et qui se montrent assez significatifs d'un point de vue historique. Ainsi, c'est à M'daourouch – en Numidie, alors colonie romaine, et désormais au nord-est de l'Algérie actuelle – que naît aux alentours de 125 de notre ère Apulée, auteur d'origine berbère qu'il est à peine besoin de présenter puisque L'Âne d'or ou les Métamorphoses se trouvent toujours en bonne place dans nos bibliothèques contemporaines. Deux siècles plus tard, en 354, vient au monde un autre philosophe, précisément à Thagaste (devenu Souk Ahras) : Augustin d'Hippone, mieux connu sous le nom de saint Augustin. Le fait qu'il use parfois d'expressions en punique dans ses œuvres démontre alors l'importance de cette langue, tout du moins à l'écrit dont l'usage semble bien plus répandu que pour le berbère. Néanmoins, vers le Xe siècle va progressivement s'imposer la langue arabe, du fait de l'arrivée des Hilaliens dont l'histoire a donné lieu à une épopée (ou geste) qui se décline en plusieurs versions dans tout le monde arabe. Si la mémoire ou les légendes se transmettent par la parole, les hommes sont également en mouvement, il faut alors citer au moins trois écrivains qui ne s'attardent pas en Algérie mais y résident quand même : Ibn Battûta (Tanger, 1304-Marrakech, v. 1368), dont le voyage (de vingt-neuf années !) a donné lieu à une BD chez Dupuis (scénario de Lotfi Akalay et dessin de Joël Alessandra), Ibn Khaldoun (Tunis, 1332-Le Caire, 1406), précurseur de l'historiographie arabe (Le Livre des exemples, Gallimard), et al-Maqqari, historien né à Tlemcen vers 1577 et décédé au Caire en 1632, qui a également joué les globe-trotters. À cette époque, qui fait suite à la Reconquista, l'Algérie est déjà un enjeu pour certains pays européens tels que le Portugal et l'Espagne, mais rares sont les récits à la décrire avec autant de précisions et vraiment de l'intérieur que celui d'Emmanuel d'Aranda (1602-1686) qui y fut vendu comme esclave (Les Captifs d'Alger, Jean-Paul Rocher éditeur). Un sort peu enviable qu'il partagea avec le Parisien Jean-François Regnard (1655-1709) qui préféra traduire son expérience en un roman, La Provençale, une décision étonnante car l'homme était connu pour ses récits de voyage (jusqu'en Laponie !). Mais déjà se profile la colonisation dont Théophile Gautier, qui visite l'Algérie une première fois en 1845, déplore l'impact sur « le pittoresque oriental » auquel il s'attendait. Son récit, plus court que ce qui avait été convenu avec son éditeur, se retrouve dans ses Œuvres complètes : Voyages (volume 6) parues chez Honoré Champion.
La question de l’identité
La prise d’Alger, à partir de 1830, est sanglante mais la volonté de la France d’asseoir sa domination va s’étendre au reste du pays. C’est dans ces circonstances, dans la région d’Oran, que se dessine le destin d’Abdelkader ibn Mulieddine (1808-1883), chef de guerre réputé pour son équité. Quand sonnera l’heure de sa défaite et qu’il sera emprisonné en France dans des conditions insalubres, son sort préoccupera jusqu’à Victor Hugo qui interviendra pour que cesse cet exil imposé. C’est alors à Damas qu’il pourra se consacrer à l’écriture, rédigeant notamment son traité philosophique Rappel à l’intelligent. Avis à l’indifférent, qui sera traduit et paraîtra en France en 1858. Une publication qui fait figure d’exception car les colons, tout au long du XIXe siècle, endiguent la moindre tentative de création autochtone, expulsant les intellectuels, fermant les écoles, surveillant les pèlerins et… les chanteurs ambulants. Un enseignement en français sera mis en place à la fin du siècle mais largement boycotté par la population locale. M’hamed Ben Rahal (1858-1928) – premier Algérien à obtenir le baccalauréat mais également premier auteur d’une nouvelle en français (La Vengeance du cheikh, 1891) – acquiert une certaine renommée en plaidant pour une instruction généralisée et promulguée dans les deux langues en vain.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la situation n’est plus tout à fait la même, non que les relations se trouvent apaisées – il n’est certes plus question d’exterminer les « indigènes » comme l’avaient en leur temps exigé certains députés, mais le droit à l’égalité réclamé par les Algériens suscite des débats incessants et autant de représailles –, mais parce qu’une nouvelle génération est née. En entremêlant les racines, celle-ci pose la question fondamentale de l’identité, sur laquelle rebondit Jean Amrouche (1906-1962), écrivain d’origine berbère, quand il parle de « greffe » en 1937, un an après avoir publié Étoile secrète. C’est aussi dans ce contexte que naît un courant littéraire, l’algérianisme, auquel Jean Pomier, fondateur de l’Association des écrivains algériens, donne son nom, et que son ami Robert Randau, né à Mustapha en 1873 et auteur du roman Les Colons (L’Harmattan), définit dans son Anthologie de treize poètes africains (parue en 1921). À ce mouvement sont associés plusieurs noms – Charles Courtin (La brousse qui mangea l’homme, éditions Atlantis), Lucienne Favre, Louis Bertrand (Le Sang des races, L’Harmattan), Paul Achard… – dont le recueil Les Écrivains algérianistes et leurs modèles : une petite anthologie de la vie quotidienne des Français d’Algérie des années 1890 aux années 1930 paru chez Atelier Fol’fer éditeur en 2009 donne un aperçu. Il ne faudra pas s’étonner d’y retrouver Albert Camus (1913-1960) et Emmanuel Roblès (1914-1995) car si l’algérianisme s’étiolera après la Seconde Guerre mondiale, de lui découlera « l’École d’Alger » à laquelle sont assimilés ces deux écrivains. Ce mouvement, tout d’abord pictural, poursuivra un désir de conciliation auquel tentera de répondre l’auteur de L’Étranger, La Peste, Noces… Ainsi, lorsqu’il recevra le prix Nobel de littérature en 1957 – alors que les deux pays sont en pleine guerre –, il déclarera : « C’est un Français d’Algérie que vous couronnez. » Il ne réussira néanmoins pas à mettre fin à la polémique suscitée par sa récompense.
Guerre et indépendance
Camus avait pour ami Emmanuel Roblès avec qui il fréquentait le cercle du célèbre libraire-éditeur Edmond Charlot. Dramaturge (La vérité est morte, Un château en novembre…) et romancier (Les Hauteurs de la ville, Ça s'appelle l'aurore…), Roblès se fera également directeur de la collection « Méditerranée » au Seuil à partir de 1951, dans laquelle il accueillera plusieurs auteurs algériens de langue française. Ainsi, Mouloud Feraoun – né à Tizi Hibel en 1913 et mort dans de tragiques circonstances en 1962 à Alger, ce qui entraîna la publication à titre posthume de son Journal couvrant les années de guerre – fait paraître La Terre et le Sang en 1953 puis Les chemins qui montent en 1957, deux romans, toujours disponibles, qui prennent place en Kabylie et racontent l'impossible retour de ceux qui se sont exilés en France. C'est à l'exil que se résoudra également Mohammed Dib (1920-2003) qui exercera tout d'abord comme journaliste pour l'Alger républicain (au sein duquel avait travaillé Camus comme rédacteur-reporter), un titre proche du Parti communiste, dans lequel il ne cachera rien des mouvements sociaux qui agitaient l'Algérie du début des années 1950. Après une brève incursion en poésie avec Été publié dans une revue genevoise en 1946, c'est au roman qu'il se consacrera avec La Grande Maison (Seuil, 1952), le premier volet de sa trilogie Algérie qui sera suivi de L'Incendie (Seuil, 1954) et du Métier à tisser (Seuil, 1957). Il publiera également un recueil de nouvelles chez Gallimard dans l'intervalle – Au café (1955) –, puis un album de contes pour enfants, Baba Fekrane. Mohammed Dib passera plus de la moitié de sa vie en France, où il côtoiera de nombreux intellectuels et sera à plusieurs reprises distingué (prix Fénéon, grand prix de la Francophonie 1994, prix Mallarmé…) et où, surtout, les critiques lui réserveront un meilleur accueil. En effet, sa prose volontiers engagée, qui ne dédouanait en rien la colonisation de ses terribles conséquences en évoquant la misère des populations autochtones, en contraria beaucoup. D'un point de vue littéraire, elle marqua en tous cas un virage : l'orientalisme avait laissé place à l'intérêt ethnologique (que l'on retrouvait par exemple dans Les Chants berbères de Kabylie de Jean Amrouche en 1947) qui lui-même laissait place au réalisme le plus cru, cousin d'un militantisme et d'un sentiment nationaliste exacerbés par le conflit qui s'enlisa de 1954 à 1962.
Dans la même veine, l'ami et le contemporain de Dib, Kateb Yacine (1929-1989), franchit une étape stylistique intéressante avec Nedjma (Seuil, 1956, désormais chez Points) en s'inspirant des codes du nouveau roman (flux de conscience, temporalité cyclique…) pour créer un texte qui combinait le français et le rythme propre à la tradition orale algérienne. Son travail ne s'arrêtera pas là puisqu'il se tournera à partir des années 1970 vers le théâtre qu'il refusera d'écrire en français, lui préférant l'arabe dialectal puis l'amazighe pour que ses pièces soient intelligibles jusqu'en Kabylie. Le cours de ses réflexions le mènera donc à prendre part et à symboliser dans une certaine mesure le débat qui agitera l'Algérie au lendemain de l'indépendance acquise en 1962 : quelle place laisser au français, la langue du colonisateur, aliénation pour les uns, « butin de guerre » pour les autres ? Un débat compliqué auquel prendra aussi part Malek Haddad (1927-1978), poète mélancolique qui ne cessera d'évoquer l'exil intérieur qui lui avait été imposé, ce qu'il explicitera dans une phrase restée célèbre, « L'école coloniale colonise l'âme », et dans son roman Je t'offrirai une gazelle (Julliard, 1959) : « Entre Paris et Alger, il n'y a pas deux mille kilomètres. Il y a quatre années de guerre. Il est inutile d'interroger. Ce n'est pas du voyage, ce n'est pas du tourisme. Les trains ne s'en vont plus pour le plaisir de s'en aller. » Enfin, toujours en pleine guerre, une jeune femme de 21 ans, née en 1936, fera scandale en publiant La Soif chez Julliard sous le pseudonyme d'Assia Djebar. Dans ce texte qui est souvent comparé au Bonjour tristesse de Françoise Sagan, une narratrice de bonne famille raconte son vague à l'âme, ses turpitudes amoureuses… mais ne dit rien de la guerre qui secoue son pays. Sans désavouer ce premier texte, l'auteure n'en mènera pas moins une très belle carrière littéraire, devenant en 2005 la première femme nord-africaine à siéger à l'Académie française, et s'intéressant dans ses ouvrages ultérieurs aux Algériennes, notamment à leur lutte pour l'indépendance (Les Enfants du nouveau monde, Points).
L’époque postindépendance
À l'heure de l'indépendance, à la mélancolie et au vague à l'âme succède un certain désenchantement, perclus des tiraillements qui opposent arabophones et francophones, et auquel les menaces terroristes à venir ne laisseront aucun répit. Bien qu'elle ait parfois recours au genre fantastique ou à l'allégorie, cette nouvelle génération poursuit la dénonciation des travers d'une société en construction : patriarcat, poids du religieux ou corruption s'invitent dans l'œuvre des romanciers. En langue française, il faudrait ainsi citer Mourad Bourboune, né à Jijel en 1938 et qui s'est installé en France après le coup d'État de 1965. Si ses romans – dont Le Muezzin (1968) – ne sont plus disponibles, sa prose poétique a été rééditée en 2002 par Bouchene : Le Pèlerinage païen et autres poèmes. Certaines œuvres de Rachid Boudjedra, son cadet de trois ans, sont plus faciles à se procurer, notamment La Répudiation (initialement paru chez Denoël en 1969, repris par Gallimard en 1981) dans lequel un jeune homme raconte à son amante la société traditionnelle qui a brisé la vie de sa mère, ou ses romans prenant place durant la guerre (Fascination, Les Figuiers de Barbarie, La Dépossession… chez Grasset). Il faudra également mentionner Rachid Mimouni (1945-1995), publié par Stock (Le Fleuve détourné, La Ceinture de l'ogresse, Une paix à vivre…), un auteur qui, bien qu'il s'accordait des échappées surréalistes, n'en demeurait pas moins réaliste face aux évolutions de son pays natal. Récipiendaire du prix de l'Amitié franco-arabe en 1990, il ne se résoudra à quitter l'Algérie pour le Maroc qu'après l'assassinat de son ami Tahar Djaout (Le Dernier Été de la raison, Seuil) survenu en 1993. En langue arabe, Abdelhamid Benhedouga (1925-1996) et Tahar Ouettar (1936-2010) sont considérés comme les fondateurs du roman moderne. Il faut évidemment évoquer également Ahlam Mosteghanemi, née en 1953 à Tunis dans une famille algérienne en exil, qui est l'écrivaine la plus lue dans le monde arabe, bien que l'utilisation de cette langue lui ait été reprochée car elle osait aborder les problématiques de la condition féminine. Nous pouvons la découvrir en français avec Les femmes ne meurent plus d'amour (Hachette) et Le Chaos des sens (Albin Michel).
Les auteurs contemporains empruntent la voie tracée par leurs prédécesseurs, campant la réalité actuelle, mortifère et inquiétante, souvent avec un vrai succès puisqu'il est dit que Yasmina Khadra (Ce que le jour doit à la nuit, L'Attentat, La Dernière Nuit du raïs…) est l'un des écrivains les plus traduits au monde, tandis que Boualem Sansal fut récompensé – entre autres ! – par le grand prix du Roman de l'Académie française en 2015 pour 2084, un livre époustouflant de clairvoyance. La même année, Kamel Daoud a reçu le Goncourt du premier roman pour Meursault, contre-enquête. À peine dix ans plus tard, en 2024, il a été honoré par le Goncourt pour Houris (Gallimard), un roman qui évoque les conséquences de la guerre civile. Enfin, Nina Bouraoui (Mes mauvaises pensées, La Voyeuse interdite…), née d'une mère bretonne et d'un père algérien, ou encore Kaouther Adimi (Les Petits de décembre, Nos richesses…), qui vit le jour en 1986 à Alger, portent haut la voix des femmes.