Le jour des défunts
La coutume est telle que la Toussaint est célébrée ici depuis la veille par les catholiques et toutes les autres religions qui commémorent leurs proches disparus. Les familles se rendent donc dans les cimetières y déposer des fleurs, comme le veut la tradition sur les tombes, les fosses enjolivées de conques de lambis, pour illuminer les sépultures de ceux qui sont partis au Pays d'Abolay, Basile en créole, rejoindre Man Moun au Royaume des morts, ces manières créoles de dire la Camarde comme on dit en français, sans la nommer sans doute, pour ne pas la rencontrer, elle non plus. C’est un vrai lieu de rendez-vous des familles. Des vendeurs ambulants sont dans la place, on pourra se procurer des bougies, des allumettes, de l’eau auprès de ces dépanneurs, au cas où. Ils vendent de moins en moins de fleurs naturelles, en prévention des proliférations de moustiques, et des fleurs artificielles les remplacent. Le maire a pensé mettre du sable à disposition de ses électeurs. Les marchandes de pistaches, elles, ne ratent pas l’occasion de rappeler que bien au chaud dans les cornets, leurs marchandises sont bien grillées. Le 2 novembre, jour des morts, c’est aussi le jour où les patates douces doivent être plantées. La lune est favorable, dit-on en prétexte, mais c’est surtout pour continuer de respecter la croyance que l’on n’avoue pas, qui dit qu’elles sont sous terre comme les morts, donc ce jour leur est favorable.
Pratiques sociales du nettoyage des tombes
Une semaine avant la Toussaint, les nettoyeurs de tombes viennent les décrasser. Ce sont leurs petits djobs annuels « de nettoyeurs de tombes ». Il parait depuis peu qu’avec la modernité et dans certaines communes, « l’emploi » s’est organisé, le fossoyeur est devenu l’actionnaire principal qui s’occupe de démarcher auprès des familles « empêchées » qui le payent et c’est lui qui délègue les petites mains pour faire le djob. Il va les rémunérer après avoir retenu sa caution.
Qui pourra mieux que Marie-Line Ampigny nous dépeindre l’ambiance ? : « C'était plaisir, oui, plaisir de voir brûler nos « blan-balenn », nom créole des bougies, dans l'attente fébrile, oui, surtout dans l'attente des duels de boule faite de cire chaude dite « caca-bougies » qui coulait telles des larmes de cire, objet de nos désirs. […] C'était à qui pourrait lancer son boulet, que nous réalisions tout brûlant. Nous honorions ainsi nos morts, grand-père, grand-mère, dont nous ne connaissions que le prénom, nos : frère, sœur, père, mère, trop tôt partis rejoindre le Pays des gens sans chapeau. La famille se recueillait et les enfants s'amusaient heureux de jouer à lancer leurs balles dans la joie. Les bougies suintent en vrac sur le marbre grisâtre des tombes. Ma récolte est abondante. Je cours rejoindre mes vaillants soldats. […] On doit tirer sur tout ce qui bouge. Ceux des quartiers sont contre nous… […] Voilà les parents qui nous appellent. […] C'était jour de sales farces d'enfants qui s'entraînaient au jeu du tir de précision, mais, de nos jours, derrière les verres, les bougies sont, pour la plupart, protégées elles aussi. Elles brûlent, et s'usent, indifférentes aux yeux de nos enfants qui ont les leurs rivés sur des consoles sans âme, ou des portables qu'ils vénèrent fébrilement, devant les tombes des aïeux qui puisque désormais muets, ne peuvent plus montrer leur désapprobation. […] Le cimetière va fermer […] On quitte la cité illuminée de bougies ». In D’étranges rumeurs Éditions Orphie, 2013.
Dans la nuit le cimetière illuminé redonne, sur des kilomètres à la ronde, instantanément vie à ceux qui y reposent. Nous avons heureusement perdu cet attrait assez singulier que les enfants lanceurs de suie de bougie portaient à ce jour. Quant aux lambis dont les conques symbolisent le retour ultime à l’Afrique ancestrale, leur pêche est depuis interdite. Plus de fleurs d'hortensias non plus, pour cause de moustiques, on est obligé de leur préférer... celles qui fleurissent en plastique, avec elles on est tranquille.