La pêche à la senne
Témoignage de Roger Ébion, écrivain martiniquais :
« La senne c’est une série de tableaux peuplés de souvenirs. En premier lieu voici quelques images mémoires de mon enfance. Cela se passe à Bellefontaine où je passais mes vacances. Je voyais sur la plage, des gommiers grands et larges, chargés d’un grand filet, portant d’un côté des flotteurs « de liège », me susurre ma mémoire, et sur l’autre flanc il y avait des plombs de telle sorte que lâché à l’eau, le filet avait une certaine verticalité pour interdire le passage aux poissons.
Je les revois ces hommes assis, reprisant le filet à l’aide d’un outil en bois. Mon souvenir me précise aussi qu’ils étaient âgés et portaient tous, de grands bakoua. Ils ne ressemblaient pas du tout aux autres pêcheurs que je voyais revenir l’après-midi de la pêche à Miquelon, ainsi que l’on désigne chez nous la pêche hauturière.
Le coup de senne c’était d’abord des cris, une alerte, car j’ai encore le sentiment que les habitants du bourg surveillaient constamment la mer qu’ils ne quittaient jamais des yeux. Ils savaient qui avait pris la mer et à quelle heure. Combien ils étaient dans ces gommiers qui à l’époque se déplaçaient à l’énergie des rameurs ou à la voile qu’ils emportaient. Ils savaient tout cela mieux que les fins limiers de la police. Donc ces cris d’alerte annonçaient un ban de poissons, ce que nous désignons ici, comme une tâche de kouliwou ou de balawou.
Alors des hommes sortis, de je ne sais où, poussaient dans l’eau et ce mieux qu’un seul homme, le grand canot portant la senne. Deux autres barques étaient aussitôt livrées à la mer. Dès lors il s’agissait de se débrouiller, de faire tout pour encercler le ban de poissons et surtout le retenir prisonnier. Les deux plus petits canots se plaçaient de chaque côté du porteur de la senne, tous les trois au large du ban. La manœuvre consistait à mettre à l’eau progressivement le grand filet, chaque gommier tirant une corde afin de constituer une barrière interdisant aux poissons de fuir vers le large et progressivement de toujours les garder encerclés. Je me souviens que les hommes des deux canots tirant le filet, frappaient l’eau de leurs rames afin de repousser vers le centre de la senne les poissons voulant échapper à l’encerclement. Le canot au filet me semble encore être celui qui guidait cette manœuvre. Une fois le ban cerné, les deux canots réduisaient le cercle en se rapprochant l’un de l’autre. Cette manœuvre se faisant en regagnant progressivement la plage.
Elle était désormais occupée par ceux qui devaient ou voulaient tirer la senne, car une fois que les deux canots encerclant le ban avaient touché le sol, il fallait ramener vers la terre le fruit de la pêche. Donc l’on tirait, tirait, tirait la senne jusqu’à ce que se perçoive très distinctement un frétillement dans l’eau, indiquant aux initiés la quantité et la qualité de la prise.
La légende tend à faire penser que tout tireur de senne reçoit sa part de poisson. Je suis contraint de dire que ce n’est pas le cas. Les pêcheurs embarquent dans le grand canot qui est encore à l’eau l’essentiel du fruit de la pêche en vidant le contenu du filet dans cette barque. Oui certains sont récompensés d’une certaine quantité de poissons, mais je ne sais selon quel critère. Sorti de ma naïveté d’enfant, je suis persuadé qu’il y a solidarité entre professionnels, mais aussi vers ceux que les pêcheurs pensent qu’ils ont mérité de recevoir leur part du butin.
J’ai revu un coup de senne à Bellefontaine, j’ai constaté que les poissons avaient été enfermés dans un cercle à quelques mètres de la plage. Intrigué car j’avais vu la grande majorité des tireurs s’en aller mains vides, j’ai interrogé un pêcheur qui m’a dit qu’on gardait ainsi les poissons qui allaient être récupérés plus tard.
J’ai aussi vu une fin de coup de senne à Case Pilote, le canot rempli de balawou était soigneusement vidé par les pêcheurs dans des paniers. Quelques personnes, majoritairement des femmes attendaient patiemment l’autorisation de prendre quelques poissons dans un lot resté dans la senne au sol.
Il se pratiquait aussi à Bellefontaine, ce que je nomme le coup de senne touristique. J’ignore si cela perdure. On fait le coup de senne sans objectif de pêche réelle. Les touristes clients, friands de ce genre d’originalité, sont invités à tirer la senne, à se mouiller jusqu’aux genoux et parfois même jusqu’à la taille pour faire plus vrai. Et après avoir tiré, tiré mais tiré la senne, en faisant pratiquement du sur place, on n’oublie surtout pas de faire filmer ou photographier la scène tout cela en posant fièrement avec le pauvre petit poisson frétillant d’innocence que l’on va relâcher dans l’eau. Et le tour est joué, le cinéma aussi, de retour de vacances les amis seront bien épatés.»
Une partie de pêche au congre
Témoignage de G.-H. Léotin :
« C’était un homme qui vivait avec son époque, il n’a d’ailleurs pu connaître les éléments de confort de notre modernité, les radios-transistors, télévision, smartphones, ni même électricité… rien de tout cela ne lui était indispensable, il ne les a pas connus. Il était pêcheur de profession, et la mer était sa mère, celle qui l’aidait à nourrir sa famille nombreuse. Nous nous souvenons l’avoir accompagné à la pêche aux congres, au large des îlets du François avec son fils aîné, dans sa yole « Dun-Dune » - un nom énigmatique évoquant le masculin et le féminin de l’article indéfini - va savoir pourquoi.
Le fond du gommier était chargé de grandes bouteilles en bambou, ressemblant à des jéroboams tressés. C’étaient des nasses de congres fabriquées de telle sorte, qu’attiré par ce qui servait de lacs (appât) - un petit chatwou sacrifié et rôti lâché au fond de la nasse-bouteille construite de telle sorte que le congre qui s’y glissait restait prisonnier.
Un jour, quand il nous fallait revenir au port chargé de notre bonne pêche et que le jour commençait à décliner, son jeune garçon eut un moment d’hésitation, peut-être même de panique, quant à la direction à prendre. Ce qui fit dire au père :
- Kouman tibolonm, ou pa konnet chimen lakay ou ? Comment bonhomme, tu ne connais pas le chemin qui mène à ta maison ?
Loin des côtes, il avait perdu ses repères (mak). An gran dlo, ou pa an salon manman’w. (Sur l’eau on n’est loin d’être assis dans son salon.) Nous éprouvions la vérité de la sentence de Platon qui dit : il y a 3 sortes d’hommes, ceux qui vivent, ceux qui sont morts, et ceux qui vont sur la mer. La langue et la culture créoles viennent aussi nous mettre en garde : « Lanmè pa ni branch » (La mer n’a pas de branche où s’accrocher.)
Les nasses-bouteilles de la pêche au congre. Le Dictionnaire encyclopédique des technologies créoles, La pêche à la Martinique de Serge Harpin nous dit que : « Les bouteilles ou nasses tressées en forme de bouteilles comportent un goulon ou goulo en créole, et un bouchon. Elles mesurent de 50 à 70 cm de long et sont spécialisées pour la pêche à la murène : lapech-kong. On les nomme aussi nas-kong et quelquefois nasses-bouteilles. Au François et à Tartane, on les appelle aussi machwa. » A Grand-Rivière on n’en mange guère, Elles servent à tenir les anguilles dans les courants de la Grand-Rivière où on appelle aussi ses pièges : machwa.
Grand-Rivière et la pêche aux titiris
Grand-Rivière est un village de pêcheurs installé au pied de la montagne Pelée entre la commune du Prêcheur et celle de Macouba, à l’extrémité même de la Martinique car on ne peut accéder en voiture au Prêcheur, la commune voisine. C’est une commune située au nord-est de la Martinique et au sud du canal de la Dominique. La route qui y mène est très escarpée, car le relief y est accidenté. Ses habitants sont appelés les Riverains. On peut y admirer un pont en fer, qui surplombe la Rivière du Potiche, c’est le plus long et également le plus haut de la Martinique. En contrebas la végétation est dense et luxuriante, et y voir un lever de lucioles à la nuit tombante est féerique.
Le bourg est fondé à la fin du XVIIe siècle, il se situe sur la rive gauche de la Grande-Rivière d'où il tire son nom. Situé dans une vallée la ville de Grand-Rivière est réputée pour ses bois-flots et aussi sa chasse aux titiris. La période va de juillet à décembre. Elle débute 3 jours après le dernier quartier de lune. Les titiris ou poissons argentés sont des alevins, on y trouve différentes espèces de poissons gobidés, éléotridés, ou des petits crustacés tout juste éclos. On les pêche dans les embouchures de rivière et notamment à Grand-Rivière, Lorrain, Macouba, Carbet et parfois à Saint-Pierre. La côte caraïbe moins agitée permet la pratique de la pêche à l’épuisette, qui est impossible à Grand Rivière, le courant étant trop fort.
Le signal. « Boul titiri a pété ! » (Les titiris sont là !) entend-on dans le village côtier, c’est le signal et tout le monde accourt à l’embouchure de la rivière, dès 5h du matin, on installe son sac de guano. Il est coupé en deux, brûlé sur les bords et recouvert de graviers pour bien dissimuler le piège. Ce sac sera posé ouvert sur le fond de la rivière et progressivement les titiris qui remontent le courant vont venir se faire piéger, alors tout de suite, à la chaîne 2 à 3 personnes se relayent pour mettre au point la levée des titiri. Une fois repérés dans le sac, la récolte des titiris demande une promptitude pour ne pas occasionner la fuite des alevins. Ainsi on va enlever le sable et le gravier puis récupérer le produit de la chasse, après tout un patient travail de tamisage. Pour beaucoup c’est une passion que chacun aime raconter avec grand plaisir. Après 2 à 3 jours dans l’embouchure, les titiris devenus un tout petit peu plus gros, prennent alors une couleur foncée et se vendent 2 fois moins chers que ceux des premières pêches.
Les pêcheurs, les familles, tout le monde s’y met. C’est l’affaire de tous, et la prise quotidienne peut aller jusqu’à 50 kg par jour. Cette pêche qui est une tradition nourrira quelques maisonnées et elle va surtout ravitailler les restaurants de la commune où les titiris arrivent tout frais dans leurs casseroles. Le surplus sera congelé. Il sera servi sous forme d’accras. Les acras ou accras ou akra en créole sont des petits beignets salés, frits dont la pâte peut contenir spécifiquement des titiris, de la morue, de la chair de crabe, des légumes, agrémentée d’herbes fines, et d’épices, plus ou moins relevés au piment. On peut aussi les déguster sous forme de pain aux titiri, de court bouillon à l’étouffée, et de soupe.
En Guadeloupe les titiris sont nommés pisket, en créole martiniquais, pisiet et pisquettes, dans la langue régionale. Mais il ne faut pas les confondre. À la Martinique on fait la différence, car les pisquettes sont bien plus grosses.