Une double culture

Si les premières langues de la Barbade étaient d'origine amérindienne et notamment vénézuélienne, il n'en reste guère plus de traces que de leurs locuteurs aujourd'hui, les Arawak et les Caraïbes ayant depuis fort longtemps succombé à différents fléaux, guerres, épidémies, famines et enlèvements. Au XVIe siècle, les Portugais, en route pour le Brésil, firent une courte escale sur l'île, juste le temps de lui donner le nom de Os Barbados qui suscite encore des débats sur son origine. De fait, de nos jours, mis à part l'anglais très officiel, c'est un autre dialecte qui s'entend à tous les coins de rues, le Bajan, ce créole endémique né du contact entre la langue des colons britanniques et celles des esclaves qu'ils firent venir d'Afrique. Cette vague de peuplement ne fut pourtant pas la première car des Irlandais furent d'abord déportés comme « engagés volontaires » avec des « contrats de travail » allant jusqu'à sept années. Mais en 1636, soit dix ans seulement après le début de la colonisation, fut signé à la Barbade le Décret sur l'esclavage à vie stipulant que, contrairement aux Blancs, les Noirs et les Indiens ne pourraient jamais prétendre à recouvrer leur liberté. Cette officialisation de l'esclavage – pour la première fois dans l'Empire britannique même si l'île était alors la propriété privée d'un comte, James Hay – et les préjugés racistes qu'elle charriait, hérissèrent Thomas Browne qui ne s'en cacha pas dans Enquiries into vulgar and common errors (1646). Cet ouvrage était le premier à évoquer la Barbade : depuis le développement de la très lucrative culture de la canne à sucre, le nombre d'esclaves africains avait en effet considérablement augmenté sur l'île, ce qui offrait à l'essayiste un exemple concret pour étayer sa diatribe.

L'esclavage perdurera deux siècles : son abolition proclamée en 1834 deviendra effective quatre ans plus tard quand les Noirs auront enfin le droit de quitter les plantations. À ce moment-là, les Blancs étaient largement minoritaires sur l'île, ce qui ne les empêchera pas de conserver la mainmise sur l'économie même si une brèche s'ouvrira en politique dès 1843 avec l'élection au Parlement du métis Samuel Jackman Prescod. Cette très longue période de domination, ponctuée par des épisodes de répression aussi violents que celui survenu en 1819, ne pourra cependant pas faire oublier l'évidence : le socle sur lequel s'est construite la Barbade est assurément double, les Européens et les Africains étant arrivés à la même époque, chacun avec leur bagage culturel. Ainsi, Anansi, homme-araignée du folklore d'Afrique de l'Ouest, est un héros toujours familier de ce côté-ci de l'Atlantique puisque ses histoires furent relayées et sauvegardées par les esclaves, puis par leurs descendants, puis enfin par tous les Barbadiens sans distinction. À dire vrai, concilier les différences pour aboutir à une identité commune était le grand défi que les siècles à venir réservaient à la Barbade.

De la presse à l'édition

Dès le début du XXe siècle, l'écriture s'épanouit dans plusieurs domaines – le journalisme avec Thomas William Chenery (1826-1884), le cinéma avec le scénariste Wyndham Gittens (1885-1967), le militantisme politique grâce à Richard B. Moore (1893-1978) – mais c'est véritablement avec Frank Collymore (1893-1980) qu'elle se fait littéraire. Celui qui est considéré comme le père des arts barbadiens multiplia en effet les casquettes, écrivain et poète bien sûr, mais aussi professeur, artiste, peintre et surtout éditeur d'une revue qui allait révolutionner les lettres barbadiennes, et plus largement caribéennes : BIM. Dès décembre 1942, et pour la première fois, une publication ouvrait ses colonnes aux écrivains originaires des Antilles. Très réputée, BIM inspira des vocations et deux autres magazines littéraires parurent à sa suite : Kyk-Over-Al en Guyane britannique (aujourd'hui Guyana) et Focus en Jamaïque. Collymore en resta le rédacteur en chef jusqu'en 1975, elle lui survécut jusqu'en 1996 puis revint en 2007 sous le titre Arts for the 21st Century au rythme de deux numéros par an.

En cette première moitié du XXe siècle, la presse offrait une visibilité intéressante et jouissait surtout d'une vraie effervescence. Certains titres parmi les plus politiques étaient certes éphémères mais réussirent tout de même à faire passer les idées de militants tels que Clennell Wickham (1895-1938). Après avoir quitté The Herald, il fonda The Outlook : A Monthly Magazine and Review. Si aucun homme n'est une île comme le prétend le poète, la Barbade n'était pas non plus isolée du reste du monde : l'entre-deux-guerres rimait à Harlem avec Renaissance et la revue de Clennell – bien qu'elle n'ait compté que six numéros – a su se faire l'écho de ce mouvement. Un autre lien pourrait être fait en la personne d'Eric D. Walrond né en 1898 à Georgetown d'une mère barbadienne et d'un père guyanien. Voyageur infatigable, novelliste prolifique, c'est surtout grâce à son roman Tropic Death publié à New York en 1926 qu'il incarnera ce renouveau, usant du dialecte comme nul autre pareil pour donner à ses dialogues consistance et saveur. Par la suite, la génération née avec le siècle put continuer à compter sur BIM pour se faire (re)connaître : Karl Sealy (1922-1993) y publia les nouvelles qui le rendirent célèbre (dont The Pieces of Silver) et Geoffrey Drayton (1924-2017) en feuilleton son roman Christopher. D'autres y aiguisèrent leur plume avant de se tourner vers des maisons d'édition au plus large rayonnement, parmi eux un écrivain voué à la postérité : George Lamming.

Entre ici et ailleurs

Enfant d'un couple mixte, George Lamming finira par quitter l'île natale de sa mère pour le pays d'origine de son père, l'Angleterre, voulant échapper à ce qu'il considérait comme un huis-clos mortifère pour finalement tomber dans un douloureux anonymat. C'est tout de même à Londres que paraîtra son premier roman en 1953, et le succès de In the Castle of My Skin – récit initiatique au fort accent autobiographique se déroulant à la Barbade dans les années 30 et 40 – sera immédiat. Loué par Jean-Paul Sartre, couronné par le Somerset Maugham Award, le titre sera réédité à New York et bientôt complété par une suite, The Emigrants. Quant à Lamming, bénéficiaire d'une bourse Guggenheim, il entamera une carrière d'écrivain professionnel et de maître de conférence qui le mènera à voyager aux quatre coins du monde, mais c'est à Bridgetown qu'il décèdera en 2022, quelques jours à peine avant son 95e anniversaire. Dans tous ses romans et essais, Lamming n'aura cessé de s'intéresser à l'histoire des Caraïbes et de s'interroger sur la place des Antillais dans le monde post-colonial. Il ne nous est malheureusement pas donné, à ce jour, de pouvoir le lire en français.

Le parcours d'Edward Kamau Brathwaite présente de troublantes similitudes avec celui de Lamming dont il était le cadet de trois années seulement. Lui aussi commença par publier dans BIM puis gagna l'Angleterre, une bourse en poche pour étudier à Cambridge. Professeur d'université, il vivra dans plusieurs pays, notamment au Ghana dont l'indépendance précoce – la première en Afrique – l'avait subjugué car lui aussi étudiera longuement la question de la décolonisation et de ses conséquences. Une vie et une carrière intensément menées jusqu'à l'âge honorable de 89 ans, et ponctuées de nombreux prix et honneurs. Aujourd'hui, parmi son œuvre abondante, The Arrivants : A New World Trilogy (Rights of Passage, 1967 ; Masks, 1968 ; Islands, 1969) est considéré comme un classique. Dans notre langue ont été traduits RêvHaïti chez Mémoire d'encrier et Negus aux sublimes éditions Isabelle Sauvage.

Prendre le large n'a rien d'étonnant pour une population née sur une île, certains d'ailleurs ne reviendront pas, il n'est donc pas surprenant qu'une bonne part de la littérature barbadienne soit issue de la diaspora. Nous pourrions ainsi évoquer le romancier Austin Clarke (1934-2016) qui s'installa à 21 ans au Canada, pays dont il prit la nationalité en 1981 et qui reconnut à plusieurs reprises son talent en lui remettant des prix prestigieux. Parfois, la greffe fut plus difficile comme avec le poète Odimumba Kwamdela (né J. Ashton Brathwaite) qui préféra quitter Toronto suite au succès mitigé du magazine Spear qu'il y avait lancé. Finalement, c'est à New York qu'il trouva sa place, galvanisé par le BAM (Black Arts Movement) des années 70, et à New York encore qu'il poussa son dernier souffle en 2019.

Méconnue mais féconde

Qu'importe finalement leur lieu de résidence, l'essentiel est bien que les écrivains produisent une œuvre originale, ce qu'ils font dans tous les styles et dans tous les genres. Ainsi, artiste complet, Timothy Callender n'a jamais voulu choisir entre la musique, la peinture, la poésie, le théâtre, le roman, la sociologie, l'histoire, le dialecte ou l'anglais : il excella en tout. Esther Philips quant à elle se consacra exclusivement à ses poèmes ce qui lui valut le Frank Collymore Literary Endowment Award. Fidèle au magazine BIM, qui le premier lui laissa sa chance, elle le co-édite depuis 2007 dans sa nouvelle version. Adisa Andwele a préféré la scène : c'est en musique qu'il déclame ses vers lors de ses tournées européennes et africaines. Enfin, tandis que Linda M. Deane ajoutait l'édition à ses multiples casquettes de poétesse et d'auteure jeunesse, Glenville Lovell se lançait comme dramaturge après avoir été reconnu comme romancier (Fires in the Canes, Song of Night).

Que ces écrivains nous soient inconnus est d'autant plus dommageable que certains ont reçu une vraie reconnaissance de la part des plus grands. Ainsi, Anthony Kellman fut repéré et encouragé par Édouard Glissant (1928-2011) dès son recueil Watercourse paru en 1990. Il a depuis achevé ce qui est le premier poème épique de la Barbade, Limestone, qui raconte quatre siècles de l'histoire de l'île ! Dans un autre domaine, Karen Lord a aussi décidé d'innover en passant de Redemption in Indigo, inspiré du folklore sénégalais en 2010, à un roman de science-fiction sociale en 2013 (Le Meilleur des mondes possibles, éditions Panini Books). Pour conclure, espérons que Cherie Jones, née en 1974 et traduite en français en 2021 par Calman Lévy (Et d'un seul bras, la sœur balaie sa maison), ouvre la voie à une génération de plus en plus visible à l'international.