Origines
L'histoire des Noirs Marrons commence avec la colonisation vers 1650 de l'actuel Suriname par les Anglais. Afin de cultiver ces terres, les Britanniques font venir des esclaves d'Afrique, avant de finalement échanger vingt ans plus tard avec les Hollandais ce Suriname naissant contre New Amsterdam (l'actuel New York). Les esclaves déjà sur place, travaillant essentiellement dans des champs de canne à sucre, passent sous domination hollandaise, alimentant le marché du sucre européen alors en plein essor. Si les conditions de vie des esclaves n'ont bien évidemment jamais été enviables, il est à souligner que le système colonial hollandais, à la différence par exemple du système français régi par un « code noir », était particulièrement rude : les maîtres étaient totalement libres de traiter les esclaves comme bon leur semblait, n'hésitant pas à être sévères, voire cruels. Ces mauvais traitements devenus insupportables – certains esclaves se sont suicidés et sont même allés jusqu'à tuer leurs enfants pour leur épargner une vie de servitude – combinés à une très bonne connaissance des forêts autour des plantations où ils travaillaient, ont poussé certains esclaves à s'échapper pour recouvrer leur liberté : ainsi débute le marronnage.
Petit à petit, le phénomène de marronnage individuel devient collectif, et les évadés se constituent en petites bandes clandestines, puis en véritables communautés d'hommes libres. Ceux qu'on nomme alors les Bushinengués (de Bushi Nenge en sranan, lui-même dérivé de Bos Negers en néerlandais et de Bush Negroes en anglais, littéralement : nègres de brousse) profitent également d'un épisode historique pour mettre les bouts. L'amiral français Jacques Cassard, chargé par la métropole d’annexer des terres, tente en 1712 de coloniser le Suriname hollandais. Le rapport de force le conduit à la proposition d'un impôt par capitation (par tête d'esclave) contre son retrait du Suriname, proposition acceptée par Amsterdam. Afin d'amoindrir cet impôt et de sécuriser leur main-d’œuvre, les planteurs hollandais décident alors d'envoyer temporairement leurs esclaves en forêt avec l'intention de les transférer à nouveau vers les plantations une fois l'orage passé. Mais, profitant de l'aubaine, de nombreux esclaves, connaissant parfaitement les forêts de l'intérieur, prennent la poudre d'escampette et rejoignent les communautés marronnes déjà constituées.
De simples phénomènes isolés, les cas de marronnage se transforment, tout au long du XVIIIe siècle, en une gigantesque vague de désertion, provoquant la réaction des autorités hollandaises. Les planteurs eux-mêmes, soutenus par l'armée coloniale, vont ainsi commencer à traquer les évadés pour les ramener dans les plantations. Si bien qu'une véritable guerre éclate bientôt entre Bushinengués et pouvoirs coloniaux. Les Marrons, généralement installés dans des lieux inaccessibles de l'intérieur des terres (forêts et fleuves), s'organisent. Certains d'entre eux n'hésitent pas à retourner sur les plantations pour libérer femmes et enfants, mais aussi pour récupérer des armes. Les six différentes communautés à s'être formées à l'époque sont les mêmes que l'on retrouve aujourd'hui au Suriname : Matawaïs, Alukus (devenu ensuite Bonis), Kwintis, Saramacas, N’djukas (ou Aucas) et Paramacas. Ces véritables guerriers maîtrisent parfaitement leur milieu et mènent des attaques répétées, si bien que les colons, qui souhaitent malgré tout maintenir les esclaves qui leur restent dans les plantations, proposent aux Marrons des traités de paix qui vont mener à la constitution légale de communautés marronnes autonomes. Les N’djukas sont les premiers à signer ce traité – le traité d'Auca – en 1760, devenant le premier peuple noir sur le territoire américain à obtenir son indépendance, sont bientôt suivis par les Saramacas.
Le cas des Boni
Toutefois, toutes les communautés Noirs Marrons ne choisissent pas le traité de paix avec les Hollandais. Il se trouve en effet que certaines clauses de ces traités voulaient que les Marrons pacifiés collaborent avec les autorités coloniales en les aidant à traquer les nouveaux évadés, mais aussi en refusant d'intégrer tout nouveau déserteur dans leurs communautés. Les Bonis refusent ce fonctionnement et, menés par le chef, quittent le Suriname en 1776. Le chef en question n'est autre que Boni lui-même : né dans la forêt au sein de la communauté Aluku (du nom du premier chef), il y grandit et en vient à connaître le territoire amazonien à la perfection. Son assurance et son charisme font rapidement de lui un leader naturel et il devient à la fois chef de la communauté, mais aussi chef spirituel, lui insufflant une forte identité guerrière. Ayant refusé de collaborer avec les Hollandais, les Bonis franchissent donc le fleuve-frontière Maroni et s'installent en Guyane française, ce qui va déclencher de vives polémiques en territoire français.
Les avis divergent : d'une part, certains pensent que la France manque à ce moment-là de main-d’œuvre et qu'intégrer ces Marrons dans les plantations leur permettrait de s'intégrer ; d'autre part, les Bonis sont perçus comme des hommes dangereux avec lesquels aucune communication n'est possible. Le problème est d'autant plus épineux que la Guyane française compte elle aussi des Noirs Marrons avec lesquels elle ne sait pas sur quel pied danser. Les administrateurs guyanais décident de dépêcher en 1786 des missionnaires en amont du Maroni afin de négocier avec les Bonis un accord de paix et de leur offrir un travail dans les plantations, accord que ces derniers refusent. Boni retourne au Suriname trois ans plus tard pour libérer des esclaves, déclenchant une nouvelle guerre entre les Bonis et les autorités hollandaises. Guerre qui se solde par le mort du leader Bushinengué vers 1793. Il faudra attendre 1848 et l'abolition de l'esclavage en France pour que les rapports entre Noirs Marrons et autorités guyanaises ne se normalisent.
Les Noirs Marrons aujourd'hui
En 2014, la population Bushinenguée était estimée à environ 194 000 membres : 126 000 du côté surinamais et 68 000 en Guyane française. Les communautés les plus importantes sont les Saramacas (82 500, dont 57 500 au Suriname) et les Djukas ou N'djuka (82 500 également, dont 56 000 au Suriname), suivis par les Alukus ou Bonis (10 800, exclusivement en Guyane) et les Paramaracas (10 300, répartis également de chaque côté de la frontière), puis viennent les Matawaïs (6 800, exclusivement au Suriname), et enfin les Kwintis (950 membres, au Suriname uniquement). Chaque groupe possède sa propre langue, forgée selon les époques de marronnage : les Saramacas parlent le saamaka, créole à base lexicale portugaise mâtiné d'akan (dialecte ouest-africain) qui a des points communs avec la langue parlée par le Matawaïs ; tandis que les N'djukas, les Paramaracas et les Bonis utilisent un créole à base anglaise auquel se sont ajoutés des éléments européens et amérindiens. Les langues très proches de ces trois dernières communautés sont regroupées sous le terme nege-tongo ou bushi-tongo. Le sranan tongo, une des langues officielles du Suriname, a quant à lui été forgé par les esclaves qui n'ont pas fui, et est la langue commune utilisée par les Noirs Marrons.
Organisation sociale
Si chaque communauté a ses modes de fonctionnement et croyances particulières, toutes partagent un type d'organisation sociale commun. L’univers des Bushinengé, matriarcal, est divisé en deux catégories sociales : masculine et féminine. Elles ne doivent en aucun cas se confondre, car les Noirs Marrons considèrent que la femme est un être puissant capable d’affaiblir le pouvoir de l’homme. La vie quotidienne est donc organisée suivant une répartition très stricte des tâches : par la chasse et la pêche, les hommes, équipés de fusil (incarnation de leur virilité, de leur pouvoir et de leur champ de responsabilités) nourrissent le groupe. Les femmes ont la charge du foyer , mais aussi de cultiver et de récolter fruits, légumes et racines. Elles peuvent avoir plusieurs maisons construites par leur mari, et l'homme, quant à lui, peut avoir plusieurs femmes dans la mesure où il peut les assumer toutes : il doit pouvoir les loger, leur fournir de quoi manger, de quoi se soigner, etc.
L'autorité paternelle n'est pas exercée par le père, mais par l'oncle maternel le plus âgé, la reconnaissance de l'enfant par le père n'étant pas encouragée. Les jeunes garçons sont donc initiés par leur oncle, qui leur apprend à connaître la forêt, à poser les filets dans les criques, ainsi que toutes les techniques de la conduite du canot, à la pagaie et au takari. Si aujourd’hui, les moteurs ont remplacé la force physique, diriger un canot dans un saut continue d'exiger une dextérité qui ne s’improvise pas. Le jeune garçon doit par ailleurs être capable de fabriquer ses jouets à 7 ans, des bancs à 14 ans et un canot à 20 ans. Son apprentissage prend fin avec la construction de la maison de sa future épouse, symbole de son accession au statut d’adulte. Chez les Wayana, un rite de passage à l'âge adulte veut que les jeunes hommes emprisonnent des guêpes ou des fourmis à l'intérieur d'une petite boîte en vannerie, dards apparents, qui va ensuite être déplacée le long du corps. Afin de devenir un adulte, le jeune homme doit endurer la douleur sans un cri.
Fonctionnement traditionnel d'un village bushinengué
A l'entrée de chaque village se trouve l'assampau, une sorte de portail en feuilles censé éloigner les mauvais esprits. Un Gaan-lo (tribu) fonctionne selon une hiérarchie établie comme suit : le Graanman est le leader et l'autorité suprême de la tribu ; le chief captain (ou capitaine en chef) est le représentant régional du Graanman ; le captain (ou capitaine) est le représentant d’une grande famille d’ordre supérieur et peut aussi être chef d'un village ; le basia est quant à lui le représentant de toutes les familles d’un village et est l’assistant direct du captain ou chief captain.
Pour ce qui est de l'activité dans les villages, l'art et l'artisanat occupent une place importante dans le quotidien. Ainsi, le peuple Saramaca possède un talent inné pour l’art décoratif, imprimant aux objets des formes très symétriques. Les corps également sont décorés, via un type de scarification appelé Kambamba, qui consiste en de petites coupures effectuées sur la peau du visage – notamment autour de la bouche – et entre les seins en suivant un motif précis. Les Saramaca ont aussi pour tradition de tresser les cheveux suivant des méthodes anciennes (les coiffures ont toutes des noms et significations différentes). L'agriculture, et plus précisément la culture sur brûlis, est très répandue, les cendres étant utilisées comme engrais. On retrouve autour des villages Noirs Marrons des cultures de riz, de patate douce, de tabac, de cacao, de banane, et surtout de manioc, un des éléments principaux de l'alimentation des Bushinengués.