Quelques termes essentiels
Corsaires, pirates, boucaniers, flibustiers ; si toutes ces appellations vous semblent revenir au même – après tout, ce sont tous des pirates ! –, leur différenciation est toutefois essentielle pour comprendre l’histoire de la piraterie aux Bahamas.
Un bateau corsaire est un bâtiment muni d’une autorisation d’un gouvernement, une lettre de marque ou de commission, en vue de capturer les navires ennemis. Ce sont les pirates privés du roi en somme : le corsaire combat pour son pays et en toute légalité, et son activité cesse en même temps que la guerre. Les Anglais appellent les corsaires les « privateers », littéralement « guerriers privés ». Lorsqu’ils sont capturés par l’ennemi, ils sont d’ailleurs traités comme des prisonniers de guerre. Un grand nombre d’entre eux se tournent vers la piraterie dès lors que les gains se font substantiels.
Un bateau pirate en revanche (du grec peiratus : « qui tente fortune sur les mers ») agit pour son propre compte sans être mandaté par un gouvernement. Les pirates sont des hors-la-loi qui s’attaquent aux navires de toute nationalité par appât du gain. Ils sont pourchassés par toutes les nations ; une fois capturés, ils sont jugés et pendus.
Le boucanier quant à lui (à ne pas confondre avec l’anglais « buccaner », qui signifie « corsaire »), n’est pas un marin. C’est un aventurier venu d’Europe le plus souvent, et plus particulièrement de Normandie. Les boucaniers forment une confrérie aux mœurs très libres, qui vit en marge de toute autorité. Ils s’installent dans des régions désertées par les colons, chassent le sanglier, le cochon ou le bœuf sauvage pour en récupérer la viande et le cuir. Les boucaniers commercent avec les équipages hollandais, anglais et français qui ont besoin des peaux pour les équipements militaires ; en échange, ils reçoivent des armes, de la poudre et de l’alcool.
Enfin, le nom de flibustier provient d’un mot anglais du XVIIe siècle, « free booter ». Il désigne les corsaires, mandatés par un gouvernement, ou les simples pirates qui se regroupent dans les îles des Antilles pour piller les colonies des Espagnols disséminées dans l’Atlantique.
La piraterie aux Bahamas
Idéalement située au carrefour des voies maritimes entre l’Europe et les Amériques, la Caraïbe est une région propice au développement de la piraterie depuis les débuts de la colonisation. Si les Bahamas furent peuplées de pirates sans scrupules durant une bonne partie du XVIIe siècle, convoitant les navires espagnols ramenant vers l’Europe de précieux chargements de leurs colonies « indiennes », ce sont surtout les corsaires et flibustiers qui marquèrent l’histoire de la piraterie sur l’archipel au tournant du XVIIIe siècle. Appointés par le gouvernement anglais dans les années 1690, qui voit alors en eux une façon de harceler et de combattre les ennemis français et espagnols (et ce d’autant plus durant la Guerre de Succession d’Espagne entre 1701 et 1714), les corsaires portent une lettre de marque qui garantit leur statut. Mais à l’issue de la guerre, n’en ayant plus l’usage, l’Angleterre leur retire sa protection. Les corsaires deviennent des pirates hors-la-loi, alors même qu’ils avaient établi entre temps une véritable République à Nassau ! Autre conséquence de la fin de la guerre : les effectifs de la Royal Navy passent de 40 000 à 10 000 hommes : beaucoup d’entre eux, désœuvrés, basculent dans la flibuste, entraînant l’âge d’or de la grande piraterie.
Il faut dire qu’au-delà d’une situation remarquable à la croisée des voies maritimes, les Bahamas jouissent d’une géographie idéale pour pratiquer la piraterie. Les innombrables îlots, les criques profondes, les anses cachées, les baies abritées, les détroits et autres étroits chenaux forment autant de retraites faciles, de ports de relâche et de planques secrètes qui servent à merveille les desseins tortueux des aventuriers des mers. Bancs de sable et récifs désavantagent les capitaines des bateaux lourdement chargés, et depuis leurs bases, les pirates peuvent attaquer, piller et rançonner les galions et les vaisseaux de passage qui ne cessent de sillonner cette partie des océans.
De rares documents subsistent de cette ère de la piraterie, et l’histoire n’a hérité que de maigres témoignages très imprécis. C’est que pirates et flibustiers brouillent les pistes et entretiennent tout au long de leur carrière un flou qui les protège ! Pas de revendication qui flatte l’ego, seul le butin les intéresse. Une certitude en tout cas : les noms les plus illustres de la flibuste visitèrent les îles de l’archipel bahaméen au cours de cette période. Les amateurs pourront se plonger dans un antre de la piraterie en visitant Pirates of Nassau, au cœur de la capitale.
Nassau, République des Corsaires de 1706 à 1718
Bien que n’ayant jamais constitué un État organisé au sens propre du terme, une République pirate, régie tout au long de son existence par son propre code de lois indépendant, a été formée à Nassau en 1706 par d’anciens corsaires devenus pirates. Les plaisirs et la débauche y étaient tellement exacerbés, dit-on, qu’avant de mourir, un pirate ne souhaitait qu’une chose : revenir à Nassau ! Les activités développées à cette époque provoquèrent évidemment de nombreux dégâts sur le commerce et la navigation antillaise, jusqu’à ce que les Bahamas ne deviennent officiellement colonie royale de l’Empire britannique en 1718. Les corsaires anglais, mandatés par la Couronne britannique jusqu’à la fin de la Guerre de Succession d’Espagne en 1714, n’eurent soudain plus aucun intérêt pour le gouvernement anglais, qui décida que la coupe était pleine et que les pirates, désormais hors-la-loi, devaient être arrêtés. L’ancien corsaire Woodes Rogers fut appointé comme premier Gouverneur royal de la colonie et fit campagne en offrant le pardon royal à tous ceux qui cesseraient leurs activités illégales. L’âge d’or de la piraterie allait bientôt s’éteindre. Seuls Barbe Noire et quelques-uns de ses compagnons refusèrent de se rendre et s’échappèrent après avoir brûlé un navire pour couvrir leur fuite ; ils seront tués plus tard dans une légendaire bataille au large des côtes de Virginie.
Pirates célèbres
Toutes les figures majeures de la flibuste passèrent un jour ou l’autre par les Bahamas : Henry Morgan, dont on recherche toujours le trésor, préférait Andros ; le capitaine Kid avait son ancrage préféré à Exuma ; Anne Bonny se retirait à Cat Island ; tandis que Georges Watling s’appropria San Salvador, qui porta d’ailleurs son nom jusqu’au début du XXe siècle avant d’être rebaptisée en 1926. Bien d’autres encore, parmi lesquels le célèbre Jack Rackham, écumèrent les eaux de l’archipel pendant le XVIIIe siècle. Edward Teach, plus connu sous le nom de Barbe Noire, fit quant à lui de New Providence son quartier général et joua au chat et à la souris à la fin de son existence avec la marine britannique.
Sir Henry Morgan, originaire du pays de Galles et capitaine de son état, se forgea une réputation dans la flibuste qui n’était nullement usurpée. Né en 1635 d’une modeste famille de propriétaires terriens des États-Unis, il émigre très jeune vers les Caraïbes, qui lui apparaissent comme autant de promesses d’aventures. D’abord ouvrier agricole dans une plantation de La Barbade, il erre d’île en île jusqu’à prendre la direction d’un navire. Il choisit de s’établir à Port-Royal, en Jamaïque, dont il fait son repaire principal. Il écume les eaux des Grandes Caraïbes avec des incursions aux Bahamas durant le XVIIe siècle, pillant et rançonnant les navires et les Espagnols qui sillonnent les mers et les établissements côtiers. Ses opérations sont rigoureusement menées. L’Angleterre, ravie de nuire à l’ennemi espagnol, ferme les yeux et soutient même les actions du flibustier en en finançant certaines, non sans percevoir sa dîme au passage.
L’histoire de la flibuste s’écrit aussi au féminin avec Anne Bonny et Mary Read. Si les règles et traditions flibustières n’autorisent pas les femmes à bord des navires, le cas de ces deux pirates est hors norme. La légende d’Anne Bonny commence avec sa rencontre avec le terrible Calico Jack ou capitaine Jack Rackham, popularisé sous le nom de « Rackham le Rouge » par Hergé. Lors d’une des escales du pirate à New Providence, Anne embarque sur son navire et opère avec l’équipage, déguisée en homme et armée jusqu’aux dents, tout en vivant une idylle avec le capitaine. Prompte à l’abordage et habile à l’épée, elle se forge très vite une réputation légendaire de courage et de cruauté, et force le respect de ses acolytes. Sur le même bateau se trouve alors une autre femme pirate, Mary Read qui avait rejoint l’équipage un peu avant Anne Bonny. Dès son plus jeune âge, Mary, fille d’un officier de marine, avait défié l’aventure en s’engageant dans l’infanterie, puis sur différents bateaux corsaires et navires marchands, elle aussi déguisée en homme. L’histoire des deux femmes est en partie liée. En 1720, le capitaine Barnet, un marin chasseur de pirates appointé par le gouverneur royal Woodes Rogers, attaqua le navire de Calico Jack à un moment où l’équipage, après moult libations, était fin saoul. Les deux femmes affrontèrent seules les assaillants, mais leur ardeur guerrière ne suffit pas à faire reculer les attaquants. Tous les prisonniers furent jugés pour piraterie, condamnés à la pendaison en 1720, et exécutés quelques mois plus tard à Port-Royal. Se déclarant enceintes, Mary et Anne évitèrent que leur sentence ne soit exécutée. Mary mourut en prison d’une fièvre tropicale ; Anne donna le jour à un enfant, et pour une raison qui nous échappe encore, elle fut graciée et disparut de la surface de la Terre.
Dernière figure majeure de la piraterie et du folklore de la flibuste – et pas des moindres –, le capitaine Edward Teach, alias Barbe Noire, commença sa carrière comme marin d’un navire corsaire anglais pendant la guerre de Succession d’Espagne, et devint pirate à partir de 1713. Son énorme barbe noire, qui lui valut son surnom, envahissait la moitié de son visage et descendait jusqu’au milieu de sa poitrine. D’un naturel coquet, il la portait tressée de rubans et enroulée autour des oreilles. Solide buveur, polygame, et grand amateur de femmes, il eut 14 épouses. D’humeur barbare, à la mine patibulaire, violent et imprévisible, il maintenait son équipage dans un état de soumission terrorisée. « Si de temps en temps, je ne tue pas un de mes matelots, ils oublieraient qui je suis », déclarait-il volontiers. Il sévit principalement le long des côtes de Caroline, qu’il adopta comme repaire favori. Sa carrière fut de courte durée puisqu’il mourut dans la baie d’Ocracoke en 1718, à l’issue d’un combat acharné avec les forces du gouverneur de Virginie, qui se soulevaient contre le blocus de la ville de Charleston. Sa mort signa le déclin de la piraterie dans les eaux côtières de l’Amérique du Nord.