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Deux révolutions pour une « nouvelle Arménie »

Présentée comme la plus loyale des Républiques soviétiques, l’Arménie a mis fin à 70 ans de régime soviétique par une révolution, le « Mouvement Karabagh », qui mobilise à partir de février 1988 un million de manifestants à Erevan exigeant le rattachement du Haut-Karabagh, région autonome d’Azerbaïdjan majoritairement peuplée d’Arméniens, puis très vite l’indépendance. Sous la conduite de l’orientaliste Levon Ter Petrossian, le « Comité Karabagh », groupe d’une dizaine d’opposants qui a pris le dessus sur un PC moribond, engage dès 1990 la « déssoviétisation », par des lois démocratiques votées par le Parlement local, notamment sur le multipartisme, avant de convoquer un référendum sur l’indépendance le 21 septembre 1991 (99 % de « oui » !). Revendiquant son droit à la sécession d’avec l’URSS, inscrit dans la Constitution soviétique, mais dont la seule mention était passible de goulag, l’Arménie suivait son propre agenda légal, alors que les leaders des autres républiques d’une URSS en déliquescence proclament à la chaîne une indépendance qu’ils n’avaient, pour certains, jamais souhaitée. C’est de ce référendum né de cette révolution que la République arménienne tire sa légitimité juridique, politique et morale, comme d’ailleurs le Karabagh, qui après un référendum, proclame en septembre 1991 aussi son indépendance, non reconnue quant à elle. Mais ces bonnes intentions démocratiques ne résistent pas aux tentations hégémoniques d’un pouvoir qui exalte l’union nationale autour du Haut-Karabagh, qui a remporté la guerre contre l’Azerbaïdjan en 1994. Premier président élu au suffrage universel en octobre 1991, Ter Pétrossian est réélu en 1996 sur fond de contestation après avoir fait approuver par référendum en 1995 une Constitution renforçant un système présidentiel suspecté d’encourager une dérive autoritaire dont a fait les frais le Parti dachnak, de retour d’exil, et de profiter au parti au pouvoir (alors le MNA, issu du Comité Karabagh) appuyé sur une caste d’oligarques qui se partage les maigres richesses du pays. Accusé de défaitisme au Karabagh, Ter Petrossian démissionne en février 1998, mais ces soupçons d'autoritarisme et de corruption pèsent plus encore sur ses successeurs Robert Kotcharian, puis Serge Sarkissian, originaires du Haut-Karabagh, où ils ont occupé de hautes fonctions. Durant 20 ans, ils exercent un pouvoir sans partage à la tête du Parti républicain d’Arménie (HHK) dominant un Parlement où les oligarques font une entrée en force, à la faveur d’élections chaque fois contestées par une opposition dont l’impuissance est palliée par des éruptions de violence : tuerie du Parlement en octobre 1999, vague de manifestations violemment réprimées après l’élection de S. Sarkissian en février 2008 face à Ter Pétrossian, ou encore occupation d’un poste de police d’Erevan par un commando de vétérans du Karabagh, les Sassna Tsrer, en juillet 2016. Mais la manœuvre de S. Sarkissian, qui entend se maintenir au pouvoir au terme de son second et dernier mandat en avril 2018 en endossant l’habit de Premier ministre, et donc de n° 1 de l’exécutif, en vertu de la réforme constitutionnelle qu’il a fait approuver par référendum en décembre 2015 convertissant l’Arménie au système parlementaire, cristallisera la colère du peuple, exaspéré par la corruption et la pauvreté. En mars 2018, le journaliste et opposant Nikol Pachinian lance sa « Révolution de velours », une marche triomphale jusqu’au pouvoir, d’où il chasse le 23 avril S. Sarkissian, mettant en échec le scénario trop bien rodé de l’ex-Président qui ne sera Premier ministre que 6 jours. Une nouvelle révolution censée faire naître une « Nouvelle Arménie » dont le leader, N. Pachinian, investi Premier ministre en janvier 2019 à la faveur de législatives anticipées très largement remportées et sans contestation pour une fois par son alliance « Im Kayl » (Mon Pas), jette les fondations en menant une lutte sans merci contre la corruption et les anciens responsables d’un HHK rejeté hors du Parlement, à commencer par l’ex-président Kotcharian, arrêté en juillet 2018 pour corruption et pour la répression du 1er mars 2008 qui fit 10 morts à Erevan. N. Pachinian était alors à la tête des manifestations en faveur de Ter Petrossian, activisme qu’il paya de 2 ans de prison, ce qui fera dire que l’affaire, à l’origine d’un procès-fleuve historique, relève du règlement de comptes. Mais inaugurant un système parlementaire présenté comme plus démocratique, N.Pachinian s'appuie sur un Parlement renouvelé qu'il contrôle pour aller au bout d’une révolution commencée en 1988, et engage en 2019 une réforme judiciaire qui lui vaut des accusations d’autoritarisme et de populisme.Cette nouvelle Arménie est mise à rude épreuve par la défaite subie par les Arméniens dans la guerre du Karabagh de l'automne 2020 face à l'Azerbaïdjan qui récupère nombre de territoires en vertu du cessez-le-feu qu'a dû signer N.Pachinian avec le président azéri I.Aliev sous l'égide du président russe V.Poutine ; discrédité, accusé de trahison lors de manifestations de l'opposition réclamant sa démission, N.Pachinian est néanmoins réélu, mais sans enthousiasme, aux législatives anticipées du 20 juin 2021, à la tête de son parti Contrat civil,qui domine un Parlement où l'opposition est représentée par les alliances formées autour des ex-présidents Kotcharian et Sarkissian, confirmant la polarisation de la scène politique entre "démocrates" et "populistes".

Entre Russie et Occident

S’il est un domaine que la Révolution de velours n’a pas affecté, c’est bien la diplomatie qui obéit à la même règle de « complémentarité » entre la Russie et l’Occident suivie depuis l’indépendance, que remettait pourtant en cause N. Pachinian quand il était dans l’opposition. En intégrant le concert des nations en 1991, l’Arménie a refusé de se laisser enfermer dans une logique de guerre dans laquelle l’entraînait le conflit avec l’Azerbaïdjan, et a renforcé ses assises diplomatiques, tout en gardant des liens étroits avec la Russie, au sein de la CEI, sous l’égide de laquelle un accord de cessez-le-feu au Karabagh est conclu en mai 1994, dans l’attente d’un règlement durable du conflit dont la Russie assure la médiation, avec la France et les États-Unis, à la tête du Groupe de Minsk de l’OSCE. Face à la menace que représente la Turquie, qui affiche sa solidarité avec son « frère azéri » en imposant un blocus terrestre à l’Arménie en 1993, Erevan a développé ses relations avec l’Iran, sa seule porte sur le monde avec la Géorgie, et a remis sa sécurité entre les mains de la Russie, qui protège les frontières extérieures de l’Arménie et y entretient des bases militaires, en vertu de l’accord de défense de 1997, consolidé en 2010. L’Arménie est ainsi membre de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), alliance militaire dirigée par la Russie et composée de 6 ex-Républiques soviétiques, et l’essentiel de son arsenal lui est fourni par Moscou à prix cassés. L’Arménie s’est aussi rapprochée de l’UE dans le cadre du programme de partenariat oriental lancé en 2009 par Bruxelles en réponse à la guerre livrée par la Russie à la Géorgie, qui ravivait un climat de guerre froide, tout en esquissant une normalisation avec la Turquie, gelée en 2010. Sous la pression de Moscou, elle renonce en septembre 2013 à l’accord d’association et de libre-échange qu’elle allait signer avec l'UE pour rallier l’Union économique eurasienne (UEE) de Poutine, dont elle devient membre en janvier 2015. Tout en critiquant la Russie pour avoir failli à ses devoirs de solidarité au sein de l’OSTC en vendant à l’Azerbaïdjan, qui n’en est pas membre, pour des milliards de $ d’armes utilisées contre les Arméniens lors de la « guerre de 4 jours » d’avril 2016, Erevan renoue le dialogue avec l’UE en vue d’un accord de coopération global et renforcé (CEPA), signé en novembre 2017. Depuis son accession au pouvoir en mai 2018, N. Pachinian suit la même ligne, affirmant vouloir renforcer ses liens avec la Russie qui ne cache pas sa méfiance envers ce leader qui prônait en 2017 encore, le retrait de l’UEE, tout en développant les relations avec l’Europe, les États-Unis et l’Iran. Mais la guerre remportée par l'Azerbaïdjan, avec l'aide de la Turquie, le 9 novembre 2020, après 45 jours de combats au Karabagh, en montrant l'isolement de l'Arménie, a confirmé les limites de cette diplomatie : la Russie, devenue la garante de la sécurité d'un Karabagh amoindri et des frontières contestées de l'Arménie face à la menace azéro-turque, exerce une influence accrue à Erevan tout en cherchant à garder de bonnes relations avec Bakou.

Une « révolution économique »

La fin des monopoles dans un contexte économique débarrassé du fléau endémique de la corruption et assaini, plus propice aux investissements, tels sont les enjeux de la « révolution économique » prônée par N. Pachinian. La situation économique exige en effet plus que les « changements systémiques » annoncés en 2017. L’Arménie, qui a abordé l’indépendance avec le lourd passif d’un système soviétique à bout de souffle aux infrastructures obsolètes, aggravé par le séisme de 1988 qui a détruit Gyumri, la 2e ville et le nord-ouest du pays, faisant 500 000 sans-abris, qui s’ajoutent aux réfugiés de la guerre contre l’Azerbaïdjan, a certes surmonté les pénuries des années 1990, au prix d’une thérapie de choc et avec l’aide de la diaspora, qui a notamment contribué à la rénovation du réseau routier, ainsi que de la Banque mondiale, du FMI et de la BERD. Mais les privatisations ont surtout profité aux oligarques, qui ne redistribuent guère les fruits d’une croissance à deux chiffres jusqu’en 2008, portée par les exportations de produits miniers (cuivre, molybdène, or) et par le boom de l’immobilier. Ne disposant pas de ressources énergétiques, sinon l’or blanc des centrales hydroélectriques et l’électricité produite par la centrale nucléaire de Medzamor, datant de l’époque soviétique, et maintenue en vie avec l’aide des Russes, l’Arménie est dépendante du gaz naturel de la Russie – qui a desserré son emprise sur son secteur énergétique, sinon sur son économie – même si elle se fournit en gaz depuis 2011 aussi en Iran, à qui elle le reverse sous forme d’électricité. Malgré le blocus terrestre turco-azéri, elle a pu développer ses exportations de produits agroalimentaires et miniers, auxquels l’entrée à l’UEE et le CEPA ouvrent de plus vastes marchés, et a renoué avec la croissance en 2017, tout en concentrant ses efforts sur les hautes technologies et le numérique, moins soumis aux aléas de la géopolitique. Développant un secteur minier plus soucieux de l’environnement, comme le montre le blocage en 2018-2019 du mégaprojet d’une multinationale américano-britannique exploitant le gisement aurifère d’Amulsar, c’est sur cette voie, ouverte par les centres TUMO de technologies créatives formant l’élite de demain et confirmée par un congrès mondial des technologies de l’information en octobre 2019 à Erevan, désignant la plaine de l’Ararat comme une Silicon Valley à l’arménienne, que s’oriente résolument l’Arménie, située aussi sur les « nouvelles routes de la soie » chinoises, tout en se mettant à l’heure des énergies renouvelables. Ces perspectives sont pourtant assombries depuis 2020 par les difficultés économiques dues à la pandémie aggravées par les conséquences de la dernière guerre du Karabagh.