La naissance d’un pays
La logique voudrait faire débuter l’histoire en 1608, date à laquelle Samuel de Champlain fonda la ville de Québec, mais voilà qui serait nier la valeur et l’intérêt des écrits des visiteurs de la Nouvelle-France, à l’instar de Jacques Cartier, navigateur français qui fut le premier à explorer le golfe du Saint-Laurent. Si nous lui devons la paternité du nom « Canada », certainement une déformation du mot iroquois « kanata », l’homme a également laissé à la postérité ses Relations. Bien que tous les manuscrits originaux aient été perdus, que certains n’aient été découverts que par le biais de traductions et qu’il y ait un doute sur la véritable identité de l’auteur de ces récits de voyage, ceux-ci n’en demeurent pas moins passionnants et se doivent de figurer dans la bibliothèque de tous les curieux qui trouveront leur bonheur aux précieuses éditions de la BNF qui publient également Des sauvages de Samuel de Champlain.
En ce XVIIe siècle, les préoccupations majeures sont bien loin de la littérature : l’implantation de la colonie est périlleuse, puis viendra au siècle suivant la Guerre de Sept Ans qui opposera, entre autres, les Français aux Anglais, et qui aura pour conséquence, de ce côté-ci de l’Atlantique, la signature en 1763 du traité de Paris par lequel les premiers céderont aux seconds le Canada. De cette longue période troublée, il est tout de même intéressant de retenir l’ample correspondance de Marie de l’Incarnation, une ursuline qui, en 1639, quitta Tours pour Québec. De vocation d’abord contrariée, la missionnaire est en effet mère, et c’est à son fils Claude, resté sur le Vieux Continent, qu’elle raconte ce qu’elle vit, jusqu’à son décès en 1672. La rencontre avec les peuples autochtones inspire aussi les chroniques, l’œuvre de l’anthropologue Louis-Armand de Lom d’Arce (1666-1716) fera sensation au XVIIIe siècle et rivalise d’intérêt avec celle de l’historien Pierre-François-Xavier de Charlevoix (1682-1761). Enfin, le célèbre Louis-Antoine de Bougainville a participé à la guerre de la Conquête contre la Nouvelle-Angleterre et même si, en sa qualité de bilingue, il eut à négocier la capitulation de son pays, ces épisodes figurent en bonne place dans ses Mémoires.
Un délicat équilibre
Le régime britannique tente alors, sans succès, une assimilation des colons franco-catholiques. Ce n’est que la première étape de la mise en place d’un fragile équilibre qui, au cours des ans, devra faire cohabiter deux langues, deux cultures et deux religions. Au-delà de l’aspect politique et de ses nombreux rebondissements, c’est bien de la langue française québécoise dont il est question, tout autant par les menaces dont elle sera l’objet que dans sa spécificité, elle qui désormais évoluera loin de l’influence parisienne. Une lutte qui prend des accents patriotiques au cours de ce XIXe siècle qui débute par la publication de ce qu’il est d’usage de retenir comme le premier roman canadien français : L’Influence d’un livre, de Philippe Aubert de Gaspé fils (1814-1841), paru en 1837 puis réédité en 1864, après quelques coupes, par Henri-Raymond Casgrain sous le titre Le Chercheur de trésors. Notre bon censeur, qui était également homme d’Église, a beaucoup œuvré pour la sauvegarde de la littérature canadienne dont il fut précurseur dans l’approche critique. Sa rencontre avec Octave Crémazie (1827-1879), le « premier poète national québécois », par ailleurs libraire, fut décisive et entraîna la création de L’École littéraire (ou patriotique) de Québec. Ce mouvement, plutôt romantique et d’influence catholique, se réunit autour de deux publications : Les Soirées canadiennes, créée en 1861, puis Le Foyer canadien, en 1863. Des membres éminents de ce cénacle, nous retiendrons plus particulièrement Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882), qui a signé le roman Jean Rivard et la chanson Un Canadien errant, et Hubert LaRue (1833-1881), médecin qui écrivait aussi pour d’autres revues, même si l’Abbé Casgrain ne minimisa jamais l’influence de leur aîné François-Xavier Garneau (1809-1866), célèbre pour L’Histoire du Canada qui est demeuré un classique, et dont il écrira la biographie. Henri-Raymond Casgrain se consacra ensuite aux voyages et certaines de ses œuvres furent couronnées par l’Académie française.
La flamme n’eut heureusement pas le temps de s’éteindre que déjà elle était alimentée par L’École littéraire de Montréal. Sur l’initiative du poète Jean Charbonneau et de son acolyte écrivain Paul de Martigny, la première séance se tient le 7 novembre 1895. Germain Beaulieu est alors président et Louvigny de Montigny apporte son aide. Les « exotistes » puisent leur inspiration dans l’ailleurs, bénéficient d’influences aussi diverses que le symbolisme ou les parnassiens français. En 1897, le cercle accueille un tout jeune homme, Émile Nelligan, comète fulgurante qui illuminera la poésie québécoise. Cet ardent admirateur de Baudelaire, romantique absolu dans tous les thèmes qu’il abordera, de la nostalgie de l’enfance à la beauté féminine, suscitera l’admiration de tous en déclamant La Romance du vin le 26 mai 1899. Il s’agissait là pourtant de son chant du cygne puisque peu de temps après, et alors qu’il n’avait pas 20 ans, il sera interné pour troubles mentaux et restera enfermé jusqu’à son dernier souffle, en 1941. Son ami Louis Dantin (1865-1945) rassemblera ses écrits et les fera publier en 1903, commençant sa préface par ces terribles mots : « Émile Nelligan est mort », présageant ainsi que l’inspiration divine s’était définitivement tarie.
L’École littéraire de Montréal, quant à elle, fait paraître en 1900 Les Soirées du Château de Ramezay, œuvre collective qui donne à lire les conférences qui se sont tenues jusqu’alors, puis semble tomber dans une certaine léthargie dont elle ne sortira vraiment qu’en 1909, avec le lancement d’une nouvelle revue, Terroir. Le succès relatif de celle-ci s’explique peut-être par une ligne qui s’éloigne trop des buts premiers de l’association, mais qui dans le même temps ne convainc pas les férus d’un courant qui est alors en passe de devenir prédominant, celui des « terroiristes ».
Si la littérature régionaliste existait depuis le milieu du XIXe siècle, le mouvement s’intensifie en ce début du XXe siècle avec la création de la Société du parler français au Canada, sur l’impulsion de deux professeurs de l’Université Laval, Adjutor Rivard et Stanislas-Alfred Lortie. Dans le même temps, l’ecclésiastique et futur recteur Camille Roy commence la rédaction d’un manuel de littérature canadienne-française, dont la première mouture date de 1907, et qui rencontre un succès immédiat. L’enjeu est double : affirmer le québécois dans son originalité, en détachement, voire en opposition au français de France, et vanter des valeurs traditionnelles telles que la terre, la famille et la religion. L’exemple le plus parlant est certainement Maria Chapdelaine qui pourtant fut écrit, en 1913, par un Brestois exilé, Louis Hémon.
La révolution est en marche
Les années filent et un certain conservatisme règne. Il faut attendre les années 1940 pour que surgissent les prémices d’une véritable révolution culturelle menée par Paul-Émile Borduas, peintre qui fédère autour de lui les « automatistes » issus de milieux aussi divers que la photographie, la danse, le design et bien sûr la littérature. Leur manifeste, Refus global, publié secrètement le 9 août 1948, rejette l’immobilisme et revendique une ouverture radicale, artistique et sociale. L’accueil est glacial, certains signataires n’ont pas d’autre choix que de se plier à l’exil, mais le ver est dans le fruit et au tout début des années 1960 se dessine la Révolution tranquille, période de rupture avec la tradition qui se montrera favorable à l’apparition d’une écriture plus réaliste, et d’autant plus affirmée. C’est un peu le même cheminement que suit Gaston Miron (1928-1996) qui renoncera à sa vocation religieuse pour se consacrer à la poésie, cofondant en 1953 la première maison d’édition consacrée à cet art, L’Hexagone, puis n’hésitant pas ensuite à s’engager politiquement. Son remarquable investissement en tant que diffuseur, et en tant qu’écrivain renommé, lui vaudra des obsèques nationales. Il faut retenir de lui le recueil L’Homme rapaillé paru en 1970, œuvre majeure de la littérature québécoise.
De nouvelles plumes fleurissent, des noms s’imposent. Le fort discret Réjean Ducharme publie en 1966 L’Avalée des avalés chez Gallimard, son manuscrit n’ayant pas trouvé preneur au Québec. Il sera nommé pour le Goncourt et recevra le Prix du Gouverneur général. La même année, c’est une Québécoise qui remporte le prestigieux Prix Médicis. Marie-Claire Blais a en effet fait paraître l’année précédente Une saison dans la vie d’Emmanuel, grande fresque qui prend place dans une famille de 16 enfants. Si les comportements déviants de certains des personnages ont pu heurter lors de la publication, cet ouvrage reste important car il restitue justement cette transition entre valeurs conservatrices et idées progressistes. En 1967, Gabrielle Roy reçoit pour sa part le titre de Compagnon de l’Ordre du Canada. Figure importante de la littérature franco-manitobaine, l’auteure perd la vie en 1983 à Québec, laissant à son public nouvelles, poésies et récits à découvrir, ou à redécouvrir, tels que Bonheur d’occasion, La Montagne secrète ou La Rivière sans repos. Enfin, impossible d’évoquer la littérature québécoise sans citer « l’écrivain national » Michel Tremblay. C’est par le théâtre que l’homme entre en littérature, avec un certain fracas quand on songe au scandale causé par Les Belles-Sœurs, pièce jouée pour la première fois en 1968. En 1978, il entame avec La Grosse femme d’à côté est enceinte le cycle des Chroniques du Plateau Mont-Royal, et ne cessera plus de publier des romans qui allient tendresse, humour, vision critique et mise en avant du joual, ce fameux français populaire canadien.
La littérature québécoise ne cesse de prendre de l’envergure et s’ouvre aux autres cultures avec l’apparition des « écritures migrantes », notamment grâce aux voix de Kim Thuy, Dany Laferrière et Wadji Mouawad qui s’élèvent avec brio. Aujourd’hui, son écho est international, les succès se multiplient, du Jour des Corneilles de Jean-François Beauchemin, Prix France-Québec 2004, à Taqawan d’Éric Plamondon (Quidam) qui reçut la même récompense en 2018. Les maisons d’édition québécoises (La Peuplade, Mémoire d’encrier, Les 400 coups, Le Quartanier, Alire, etc.) trouvent place sur les tables des librairies françaises, proposent à la découverte des textes forts et novateurs, et, devant une telle richesse de la langue, rares sont les éditeurs français qui s’interrogent encore sur le lieu de naissance des auteurs qui leur soumettent des manuscrits. Notre langue commune, belle dans ses différences, a su faire fi des frontières.