Les origines
C’est en terre romaine que voit le jour Sénèque l’Ancien, vers 60 av. J.-C., à Cordoue. Si la valeur de ses Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs, controverses fictives qui entraînent à l’art de l’argumentation, est indéniable, la grâce de sa descendance a surtout marqué les mémoires. Il est en effet peu courant d’avoir comme fils un philosophe et comme petit-fils, issu d’une autre branche, un poète. Le premier, Sénèque, dit parfois Le Jeune pour le distinguer de son père, naît également Cordouan, mais c’est à Rome qu’il est élevé et qu’il embrassera une carrière politique, faite d’intrigues et de mauvaises fréquentations, sa proximité avec Néron le condamnant en effet au suicide en avril 65. Malgré ces péripéties, et un exil corse de huit années, il trouva le temps d’écrire les neuf tragédies qui nous sont parvenues (Médée, Phèdre, Œdipe, etc.), son traité scientifique en sept livres, Les Questions naturelles, et surtout ses dialogues dont les sentences résonnent encore avec tant de justesse à notre époque. Il s’inspire du stoïcisme grec, mais c’est bien une véritable philosophie romaine qu’il élabore, mêlant morale et sagesse, bonheur et raison. Son neveu, Lucain, connaîtra le même sort tragique, lui aussi sommé de se trancher les veines sur ordre de l’empereur. Malgré son talent précoce, il n’eut pas le temps d’achever son épopée, Pharsale, qui ne fut publiée qu’après sa mort, qui le faucha à 25 ans.
La littérature nous autorise un saut temporel et l’Al-Andalus, future Andalousie, que nous retrouvons au Xe siècle est devenue terre arabe, suite à sa conquête par les Maures en 711. Quelques siècles plus tard, en 1930, le Madrilène Emilio García Gómez publiera Poemas arabigoandaluces qui rencontrera un franc succès et mentionne quelques poètes d’importance d’alors, notamment Ibn Hazm (994-1064). Sa poésie et l’universalité de l’amour qu’il chante, celui qui « commence en plaisanterie et s’achève gravement », ont su franchir les ans, ainsi les éditions Babel offrent à la découverte Le Collier de la colombe dans une traduction de Gabriel Martinez-Gros. Un autre nom figure en bonne place dans l’anthologie de García Gómez : Al-Mutamid ibn Abbad, qui hérita du trône de Séville en 1068. Les faits d’armes de l’émir ne l’empêchèrent pas de faire preuve d’une grande sensibilité, sa poésie en est gage et son témoignage de l’exil nous touche toujours de près. Deux noms, seulement, comme une invitation à se plonger dans une période féconde par ses multiples influences et la beauté des brassages culturels.
Mais déjà se profile le temps de la Reconquista, peu à peu durant le Moyen Âge les Rois Catholiques reconquièrent les territoires occupés par les musulmans. Symptomatique, c’est justement en 1207 qu’est transcrite à l’écrit, par Per Abad, El Cantar de Mio Cid, la plus ancienne chanson de geste de la littérature espagnole. Fragmentaire, cet incunable, rédigé en castillan médiéval, prône le courage de Rodrigo Diaz de Vivar et son épopée qui le mènera à reprendre Valence où il régnera jusqu’à sa mort en 1099. Quatre cents ans plus tard, le dernier bastion maure tombe, et Abû Abdil-lah remet les clefs de Grenade à Isabelle de Castille et à Ferdinand d’Aragon. La même année, 1492, Antonio de Nebrija publie sa célèbre Gramatica castellana, pour la première fois en Europe une langue vernaculaire fait l’objet d’un traité de grammaire.
Siècle d’or, déclin et renaissance
En 1528, le Cordouan exilé à Rome Francisco Delicado fait paraître à Venise La Gentille Andalouse. Cette courte intrigue dialoguée est intéressante car, outre le fait qu’elle s’inscrit dans la lignée de La Célestine de Fernando de Rojas, elle augure de ce qui sera l’un des genres les plus populaires en Espagne : le roman picaresque. Le pícaro est une figure littéraire qui mériterait presque d’être qualifié d’anti-héros tant il présente quelques caractéristiques propres aux filous. Vivant en marge de la société, parfois à ses dépens, il n’hésite pas à faire preuve de ruse pour mener à bien toutes ses pérégrinations, bien qu’il le regrette souvent plus tard. Contrepoint au roman de chevalerie, le Guzmán de Alfarache, du Sévillan Mateo Alemán, en est un bon exemple, lui qui associe divertissement sous la forme d’une autobiographie rocambolesque, et discours moraliste du narrateur devenu adulte. Notons que l’auteur est né la même année (1547) que Miguel de Cervantes, et que s’il ne s’agit pas ici de débattre du fait que Don Quichotte entre, ou non, dans cette catégorie spécifique, il est intéressant de se souvenir que le célébrissime écrivain a lui-même vécu en Andalousie et qu’une part non négligeable de son intrigue y prend place. Enfin, il semblerait selon des découvertes récentes que La Vie de Lazarillo de Tormes, considéré comme le premier roman picaresque, soit l’œuvre de l’ambassadeur Diego Hurtado, né à Grenade en 1503.
L’Espagne vit son Siècle d’or, Séville voit naître le poète Gutierre de Cetina en 1520, puis le dramaturge Juan de la Cueva en 1543. Ce dernier s’affranchit des normes aristotéliciennes, d’unité de temps et de lieu, et de la classique forme en cinq actes. Il s’inspire en outre du Romancero et de la mythologie pour écrire ses comédies de mœurs dont la plus célèbre est El Infamador (Le Diffamateur). En cela, il préfigure l’originalité de Lope de Vega (1562-1635), considéré comme le fondateur de la Comedia nueva et qui, bien que Madrilène, vivra également en Andalousie. Sa vie amoureuse, pour le moins compliquée, ne freinera pas son talent, au contraire les nombreuses pensions alimentaires dont il devra s’acquitter expliquent peut-être le foisonnement de sa production théâtrale, plus de 1 800 pièces lui sont attribuées ! Vantant le patriotisme tout autant que le sentiment, il aurait influencé jusqu’aux auteurs français. Autre figure majeure de son temps, Luis de Góngora naît à Cordoue en 1561, où il perdra la vie, terriblement diminué, en 1627. S’il est rarement reconnu pour la richesse de ses thèmes, ses intrigues étant aussi minces que celle de Solitudes qui narre le sauvetage d’un naufragé par des chevriers, ses pairs et son public l’admirent pour la luxuriance de ses métaphores, à tel point qu’il est devenu l’emblème du style baroque appelé cultisme… ou gongorisme. Quelques années plus tard, en 1630, est joué pour la première fois El Burlador de Sevilla (L’Abuseur de Séville) du moine Tirso de Molina qui s’est peut-être inspiré de son passage dans la ville pour créer cette pièce considérée comme la première à mettre en scène le mythique Don Juan. L’âge du rayonnement culturel espagnol s’achève, d’aucuns précisent en 1681 avec la mort de Calderón, et le siècle à venir s’annonce plus silencieux.
Le XIXe apporte un nouveau souffle. À Séville, le 17 février 1836, vient au monde Gustavo Adolfo Bécquer. De sa courte vie, 34 années en partie madrilènes, il ne tire aucune reconnaissance, c’est après sa mort, survenue un soir d’éclipse, que son ami Casado del Alisal lance une souscription pour publier Libro de los gorriones (Les Rimes) qui valent aujourd’hui au poète d’être célébré comme le fondateur du lyrisme espagnol moderne. Ses Légendes, quant à elles, reprennent des textes initialement parus dans les journaux de son vivant, et ont trait au romantisme, par leur touche surnaturelle, tout comme les premiers écrits de son contemporain Pedro de Alarcón (1833-1891), influencé par Edgar Allan Poe. L’écrivain guadijeño, pourtant, marque aussi la transition vers le réalisme, lui qui raconte ses souvenirs de campagne militaire dans son Journal d’un témoin de la guerre d’Afrique. Son œuvre la plus populaire, Le Tricorne (1874), une frasque presque vaudevillesque, reprend le thème d’une romance ancienne et s’amuse d’un adultère inabouti. Enfin, El Clavo est volontiers cité comme étant le tout premier roman policier espagnol.
Au tournant du siècle, l’Espagne est en pleine Restauration. Si le pouvoir en place semble stable, la société souffre de nombreuses disparités, puis la flotte espagnole connaît une cuisante défaite contre les États-Unis au large de Cuba, ce qui signe la fin de l’immense empire colonial. C’est alors qu’émerge la Génération de 98, dont le Grenadin Ángel Ganivet García est l’un de précurseurs, tout au moins d’un point de vue idéologique si l’on pense à son pessimisme prégnant. Ses successeurs réfléchissent au déclin de leur patrie, se donnent comme mission la régénérescence culturelle de leur peuple et se réunissent autour de Miguel de Unamuno. Le Sévillan Antonio Machado est à ses côtés et portera leur admiration pour le retour à la terre dans son fameux Champs de Castille en 1912. S’ils n’ont pas alors conscience d’appartenir à un mouvement littéraire, les voies qu’ils empruntent étant par ailleurs disparates, les auteurs de cette génération ont le mérite de rendre à l’Espagne ses lettres de noblesse à un moment où tout semblait voué à l’échec. L’émulsion intellectuelle se poursuit avec Juan Ramón Jiménez, né à Moguer en 1881, que l’on associe à la Génération de 14, mais qui est surtout loué pour avoir, en 1956, été couronné par le prestigieux Prix Nobel de littérature alors qu’il vivait en exil. Sa poésie est disponible aux éditions José Corti, et c’est chez Seghers que l’on découvre son petit bijou andalou : Platero et moi. Les dialogues entre un homme et son âne, leurs mésaventures, se teintent d’une douce mélancolie qui rapproche ce conte poétique de la beauté du Petit Prince. Puis naît l’avant-gardiste Génération de 27 dont le mouvement créatif ne sera interrompu que par la Guerre civile espagnole qui se déclenchera en 1936. L’une de ses figures de proue fut Federico García Lorca, fusillé alors qu’il avait tout juste 38 ans, et mort deux fois puisque ses œuvres furent interdites par le régime de Franco. De lui, il faut retenir sa poésie, bien sûr, mais aussi son théâtre, notamment Noces de sang (Gallimard) qui raconte le drame d’un crime d’honneur en terres andalouses. Son contemporain, Rafael Alberti, Prix Cervantès 1983, est publié en français chez le même éditeur (Marin à terre - L’Amante - L’Aube de la giroflée). Enfin, Vicente Aleixandre, lui aussi membre de la Génération de 27, connaîtra également la consécration suédoise en 1977.
La guerre laisse place à la dictature qui elle-même, en 1975, laissera place à la monarchie. En littérature, les générations s’enchaînent et la seconde moitié du XXe en Andalousie est surtout marquée par deux hommes, deux grandes plumes. Fort d’une quarantaine d’œuvres, José Manuel Caballero Bonald (1926-2021), né à Jerez de la Frontera, se trouve difficilement dans notre langue, bien que les précieuses éditions Solanhets lui aient offert quelques traductions ces dernières années. Autant à l’aise en prose qu’en poésie, il a pourtant été récompensé par plusieurs prix et son style baroque est représentatif d’une certaine littéraire d’après-guerre. Antonio Muñoz Molina jouit d’une meilleure visibilité, repéré dès son premier roman, Beatus ille par Actes Sud, puis repris en poche par Points. Flirtant avec le roman noir avec L’Hiver à Lisbonne, s’engouffrant carrément dans le polar avec Pleine Lune, il sait aussi se montrer tendre, mais inquiet, dans En l’absence de Blanca.