De la convergence aux débats
Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est en prenant une leçon d’histoire et en jetant un coup d’œil à une carte de géographie que s’impose la meilleure façon d’appréhender la littérature de Montréal. La ville, qui est avant tout une île, marque son statut particulier de zone de confluence : située à la rencontre du fleuve Saint-Laurent et de la rivière des Ouatouais, elle appartient à un archipel qui porte un nom ancestral, Hochelaga.
Ce souvenir toponymique rappelle l’arrivée d’un Français, Jacques Cartier, qui en 1535 découvre le village iroquois éponyme. Le contact avec la population autochtone se passe plutôt bien, l’explorateur en profite pour nommer la montagne qui domine le site : mons realis, Mont Royal. L’histoire ne le sait pas encore mais tout est en germe dans ce court épisode : le caractère insulaire d’une future métropole, le brassage des populations (qui se fera de façon plus ou moins apaisée, n’en déplaise aux Anglais), les différentes langues qui n’empêchent pas de communiquer mais revendiquent de conserver leur identité propre, et une appellation qui se déclinera en celle qui nous est aujourd’hui familière : Montréal.
En un mot comme en cent, impossible donc de résumer la littérature montréalaise à un courant unique, la confluence ne deviendra jamais unité, et si le cosmopolitisme, ethnique ou linguistique, sera parfois source de discordes, il est aussi représentatif d’une cité qui s’invente dans la diversité de ses quartiers. Il n’y a pas une Montréal, il y a des Montréal, une ville-monde qui reste le décor préféré de bon nombre d’écrivains, et peut-être est-ce là leur unique point commun.
Si en littérature la pluralité est synonyme de richesse, le lecteur succombant aux mille tableaux qui se dressent devant ses yeux, impossible de faire fi des forces divergentes qui ont tenté de s’imposer, voire de l’inquiétude soulevée par ces préoccupations symbolisée par une expression littéraire entrée dans le langage courant : Two Solitudes. Tel est le titre d’un ouvrage de Hugh MacLennan, né en Nouvelle-Écosse en 1907 et devenu professeur d’anglais à la prestigieuse université McGill, dans lequel il s’intéresse aux rapports - conflictuels il faut l’avouer - entre Canadiens anglophones et Canadiens francophones. Le talent de savoir donner à un problème local une portée universelle fera de lui l’un des premiers écrivains à être reconnus à l’étranger, son œuvre foisonnante sera l’objet de maintes traductions.
La coexistence, à défaut d’une association équitable et salvatrice, tel semble être le triste constat que paradoxalement contredit un parler montréalais qui entortille les deux langues dominantes, au grand dam des francophones qui ont pu se sentir menacés - la question est certainement toujours d’actualité -, d’autant plus qu’ils s’interrogeaient déjà sur leur légitimité face à une autre contrée, la France.
Comment définir une littérature spécifiquement québécoise (voire canadienne) ? Voilà le nœud de l’affaire, un débat aux nombreuses ramifications qui prendra de l’ampleur au XXe siècle, posera sur la table de multiples nuances et se tiendra en partie dans la ville qui nous intéresse. Ainsi, l’École littéraire de Montréal, fondée notamment par le poète Jean Charbonneau, le critique Louvigny de Montigny (1876-1955) et le dramaturge Germain Beaulieu (1870-1944) en 1895 se verra-t-elle taxée d’« exotisme » par les chantres du régionalisme qui déplorent que les influences aillent se chercher au-delà des frontières du pays, se discerne dans la longue dispute à venir de l’opposition entre campagne et ville, conservatisme et modernisme. Étonnamment un jeune Montréalais, Émile Nelligan, né le 24 décembre 1879 au 602 de la rue de la Gauchetière, sera honoré par les deux partis, les premiers reconnaissant son importance au sein de l’histoire littéraire du pays, les seconds louant sa plume nimbée de son admiration pour les poètes français. La vie lui réservera pourtant un triste sort, après l’envolée de sa Romance du vin qu’il déclamera avec ferveur lors de la séance du 26 mai 1899, la maladie psychique dont il souffrait le rattrapera. Interné par son père quelques mois plus tard, c’est entre les quatre murs d’un hôpital qu’il terminera sa vie en 1961, l’inspiration l’ayant quitté en même temps que la liberté lui était retirée.
Ce chant du cygne sera également celui de l’École littéraire de Montréal dont les activités deviendront sporadiques jusqu’à cesser totalement dans les années 1930, mais la ville n’en restera pas moins la scène privilégiée d’une certaine avant-garde, par exemple lors du lancement de la revue Le Nigog qui réalimentera la querelle en 1918, ou lors de l’ouverture en 1937 d’une librairie, tenue par Henri Tranquille, où seront mis en vente onze ans plus tard les 400 exemplaires du Refus Global, manifeste qui attisera à nouveau de vifs débats, dénonçant le conservatisme en vigueur et coûtant l’exil à certains de ses signataires. L’établissement poursuivra pourtant sa « Révolution tranquille », devenant point de ralliement de nombreux écrivains et se faisant miroir des réformes qui enfin embrasseront le pays dans les années 1960. Sans précipiter l’histoire, rappelons que la littérature à Montréal ne s’écrit pas qu’en français, comme le soulignent certains auteurs de la première moitié du XXe siècle.
Diversité linguistique et littéraire
Abraham Moses Klein naît en Ukraine en 1909 mais c’est à Montréal qu’il grandit et du Québec qu’il assistera à la Seconde Guerre mondiale. Miné par les crimes des nazis à l’encontre des juifs, il s’investira comme rédacteur dans l’hebdomadaire Canadian Jewish Chronicle de 1938 à 1955. Son dernier et plus célèbre recueil, The Rocking Chair (1948), explore le thème de la communauté qui lui est cher mais se montre un peu mordant face au Canada français dont il mesure les limites. Il lui vaudra néanmoins de nombreux éloges et sera couronné par le Prix du Gouverneur général.
Avant de sombrer dans la dépression et un profond mutisme à la fin de sa vie, il prendra soin de transmettre sa passion pour la littérature à Irving Layton, lui aussi d’origine juive et européenne, qui était également arrivé sur le continent américain alors qu’il n’avait pas un an, suite au départ de ses parents de la Roumanie qui l’avait vu naître en 1912.
Diplômé en agriculture puis en économie par dépit et manque de moyens, son goût pour les lettres le pousse à envoyer ses premiers poèmes à la revue First Statement dès 1942. Il en résulte la chance d’entrer au comité de rédaction d’une nouvelle parution, Northern Review. Il affirme très vite sa place au sein des cercles intellectuels, multipliant les publications. Ses recueils rencontrent leur public mais c’est avec Un Tapis rouge pour le soleil (1959) qu’il est honoré à son tour par le Prix du Gouverneur général. Sa verve et la fraîcheur de ses propos, notamment à l’encontre de la classe bourgeoise, feront de lui l’un des plus appréciés poètes du Canada. Il s’éteindra en 2006, à l’âge honorable de 93 ans, à Montréal.
L’un de ses plus proches amis ne cessera de louer son talent, et bien qu’il puisse paraître étonnant de citer dans ce court panorama de la littérature montréalaise un homme adulé pour sa musique, Léonard Cohen (1934-2016) n’en reste pas moins écrivain. Natif du quartier de Westmount, orphelin de père à 9 ans, il entre à l’Université McGill en 1951. C’est là qu’il rencontre Irving Layton mais aussi Louis Dudek. Tous deux, en compagnie de Raymond Souster, commencent à publier des auteurs dans Contact Press, Dudek poursuivra en 1954 en créant le magazine d’avant-garde CIV (pour civilisation) puis The McGill Poetry Series où trouvera place le premier recueil de Léonard Cohen, Let Us Compare Mythologies, en 1956. Trois ans plus tard, The Spice Box of Earth, paru aux éditions McClelland & Stewart, lui apportera une vraie reconnaissance au cœur de cette nouvelle vague de poètes canadiens. Léonard Cohen empruntera ensuite la voie du roman, livrant avec The Favorite Game un récit d’apprentissage aux accents autobiographiques. Puis viendra le départ pour les États-Unis, son premier succès en tant que parolier avec Suzanne et la mémorable carrière qui sera la sienne.
Un autre homme trouvera la reconnaissance de l’autre côté de la frontière, à tel point qu’on en oublie régulièrement ses origines montréalaises. C’est pourtant à Lachine qu’habite Saul Bellow (1915-2005) jusqu’à ses 9 ans, fréquentant volontiers l’école de la rue dont il retiendra un argot qui émaillera ses romans à venir. Fils d’immigrés russes, d’origine modeste, la vie ne le préservera pas puisqu’il perd sa mère alors qu’il est encore adolescent. Il entrera néanmoins à l’université de Chicago dont il sortira diplômé en anthropologie en 1937. Son premier roman, The Dangling man, possède quelques accents canadiens, mais dès The Victim en 1947, l’Amérique l’inspire. Les Aventures d’Augie March lui valent le National Book Award, puis viendront Herzog, Prix International de littérature, Le Don de Humbold, Prix Pulitzer, et bien d’autres titres qui sont pour la plupart disponibles chez Folio. Une écriture à l’image de l’auteur, haute en couleur, sulfureuse, pétillante, qui sera applaudie par la remise de la plus prestigieuse des récompenses, le prix Nobel de littérature qui lui sera décerné en 1976.
Un peu de la même trempe, Mordecai Richler naît lui aussi dans un quartier populaire, le Mile End. Il s’en servira comme décor pour sa dizaine de romans, dont le plus connu est L’Apprentissage de Duddy Kravitz qui rivalise en humour avec Solomon Gursky ou Le Monde selon Barney. Les Editions du Sous-sol ont eu la très grande idée de remettre cet auteur au goût du jour en France en publiant certaines de ses œuvres dans de très jolis formats. Richler fait désormais partie du fonds de toutes les bonnes librairies qui se respectent.
La littérature montréalaise de langue française n’a pas à rougir de ce palmarès, elle qui place en haut de l’affiche des noms aussi familiers de notre côté de l’Atlantique que Michel Tremblay ou Dany Laferrière. Peut-être un peu oublié, mais avouons que l’auteur a tout fait pour éviter les médias, mais pourtant incontournable, Réjean Ducharme (1941-2017) mérite également le détour, notamment pour son inclassable L’Avalée des avalés à lire chez Folio.
Enfin, le secteur de la bande dessinée se porte bien comme le prouve le succès des maisons d’éditions qui s’exportent aussi bien que La Pastèque ou Pow Pow. En guise d’auteurs, le très sympathique Michel Rabagliati continue de ravir ses fans avec les aventures de Paul, son double, tandis que Chester Brown n’en finit plus d’attiser les controverses quand il aborde des sujets aussi crus que la prostitution ou la pornographie.
Pendant quelques jours de mai, la rue St-Denis est investie par le Festival de la BD (FBDM). Un rendez-vous à ne pas manquer.