L’opéra et Milan : une histoire d’amour
En 1776, Milan est sous domination autrichienne. Un incendie détruit le théâtre de cour ; impossible pour Milan de rester sans opéra, tant l’amour des Milanais pour le spectacle est grand. L’impératrice Marie-Thérèse ordonne rapidement la reconstruction d’un nouveau théâtre. Il s’élèvera sur les vestiges d’une précédente église vouée à sainte Regina della Scala, d’où ce curieux nom de Scala, « échelle » en français. Inaugurée en 1778, c’est Rossini, avec ses opéras aux formidables enchaînements musicaux, qui fera de la Scala le cadre sacré du mélodrame italien au début du XIXe siècle. Stendhal, grand amateur du genre, y avait ses habitudes et nous a laissé de très belles lignes sur ses soirées mondaines : « Il pleut, il neige, au dehors de la Scala, qu’importe ? Toute la bonne compagnie est réunie dans les cent quatre-vingts loges de ce théâtre ». Plus tard, la Scala devient symbole d’unité nationale, quand en 1842, Verdi y joue son Nabucco ; les Milanais prennent le chœur des Israélites prisonniers du terrible Nabucco comme une espèce d’hymne patriotique contre les Autrichiens. En 1943, dans la ville dévastée par les bombardements, la Scala est l’un des premiers bâtiments à être reconstruits. Plus récemment, après un an et demi de fermeture à cause de la pandémie, encore une fois c’est par la musique de leur opéra que les Milanais ont retrouvé espoir. La réouverture du théâtre au public par un concert à l’automne 2021 a, en effet, marqué un nouvel élan pour la Scala et a renforcé le lien qu’elle entretient avec le public milanais depuis près de trois siècles.
Un produit culturel de qualité irréprochable
Au même titre que la mode ou le design, à Milan l’opéra se doit d’être parfait. En effet, concerts, ballets ou opéras, tous les spectacles de la Scala sont d’une qualité comme on en voit rarement ailleurs. Chefs d’orchestre, interprètes et musiciens, mais aussi artisans, décorateurs, scénographes et costumiers, rien ne manque à la Scala pour se rendre séduisante.
Tous les grands compositeurs d’Italie y ont été donnés, et les plus importants compositeurs internationaux y ont eu une ou plusieurs de leurs œuvres jouées. De la même manière, tous les grands chanteurs du XIXe et du XXe siècle se sont bousculés pour s’y produire. On évoquera les soirées fabuleuses pendant lesquelles Maria Callas (années 1950 et 1960), ou Luciano Pavarotti (années 1980), par leurs vocalises sans égales, parvinrent à émouvoir les foules jusqu’aux larmes et à fidéliser encore davantage un public pourtant toujours acquis. C’est à la Scala, au cours d’une représentation du Pirate de Bellini, que Callas invectiva dans la scène, dans un air qui s’y prêtait, le directeur d’alors, Ghiringhelli, qui l’avait offensée. Mais c’est de cette même scène aussi que la chanteuse salua le grand chef d’orchestre Arturo Toscanini, présent dans la salle.
Les metteurs en scène Luchino Visconti et Franco Zeffirelli illuminèrent le plateau de leurs mises en scène élégantes et recherchées. Claudio Abbado, Riccardo Muti et Riccardo Chailly, chef d’orchestre actuel, ont tenu les rênes de la direction musicale avec empathie et autorité. Sans oublier le ballet, présent à la Scala depuis le début. Les plus grands interprètes de tous les temps s’y sont produits : l’étoile locale Carla Fracci, l’inégalable Rudolf Nureyev et enfin Roberto Bolle, « le Leonardo Di Caprio du ballet ». Parmi les Français qui laissèrent leurs marques à la Scala, on compte Stéphane Lissner, qui en 2005 est le premier non-Italien à en devenir le surintendant. Depuis 2020, un autre Français aux commandes : Dominique Meyer, dont la direction du théâtre pendant la crise du covid a été particulièrement applaudie pour son « informatisation ».
La Scala de Milan, une question de société
Chaque année, le 7 décembre, jour de la Saint Ambroise, saint patron de Milan, l’ouverture de la saison de la Scala est une fête. L’évènement est devenu presque plus mondain que musical, avec un défilé de personnalités politiques et du cinéma. Le spectacle d'ouverture de la Scala devient aussi parfois une tribune, à l'image du 7 décembre 2023 lorsqu'un journaliste s'est écrié : « Viva l'Italia antifascista ! » (Vive l'Italie antifasciste !), juste avant le début du spectacle. Comme une tradition, des mélomanes inconnus, nichés dans le poulailler, applaudissent ou sifflent aussi la représentation chaque année, en signant ainsi son sort pour la saison entière.
Il fut un temps pas si lointain où la Scala était réservée à la société italienne couverte de diamants ou de visons, où obtenir un siège constituait un véritable tour de force pour ceux qui ne faisaient pas partie de ces happy few. Les choses ont légèrement changé aujourd’hui. Certes, l'opéra reste une activité coûteuse, mais les derniers directeurs de la Scala ont entrepris une politique de baisse des prix des spectacles, visant à rendre accessible le théâtre aux amateurs de musique qui s’en étaient éloignés faute de moyens. Le calendrier s’est aussi enrichi d'une centaine de représentations par an et le répertoire affiche un choix qui varie entre les œuvres plus connues « de répertoire » et celles plus pointues, sélectionnées parmi des auteurs moins connus, plus anciens ou plus modernes. Certains tarifs se sont adaptés aux familles et aux moins de 18 ans, et les prix varient en fonction des différents degrés de visibilité. Si vous êtes à Milan le 7 décembre, sachez aussi que vous pourrez assister au spectacle d'ouverture de la saison de la Scala dans plusieurs théâtres de la ville qui le retransmettent gratuitement sur des écrans géants. Le dernier souhait du directeur actuel, Dominique Meyer, est d’exporter le calendrier de représentations « hors les murs » pour porter la Scala avec ses artistes et son esprit si milanais dans le monde entier.