Le goût du passé
Londres est de ces villes où le martèlement des pas sur les pavés et la beauté des monuments ne cessent de ramener le promeneur aux temps anciens. La capitale, où a vu le jour l’un des pères de la littérature anglaise, Geoffrey Chaucer, auteur des Contes de Canterbury qu’il a commencé à imaginer en 1387, a aussi assisté à la rocambolesque aventure du Théâtre du Globe dans lequel Shakespeare écrivit ses plus belles pièces. Tout d’abord itinérant, comme souvent au XVIe siècle, ce lieu mythique fut démonté en catimini une nuit de Noël pour échapper aux griffes d’un bailleur mécontent. Reconstruit de l’autre côté de la Tamise, dans le quartier de Southwark, il fut inauguré en 1599, portant haut son épigraphe latine : « Totus mundus agit histrionem » (Le monde entier est un théâtre). Malheureusement, un incendie puis la vindicte des puritains eurent raison de cet établissement qui fit néanmoins l’objet d’une reconstitution à l’identique, respectueuse des techniques d’époque, en 1997, quelques centaines de mètres plus loin. Point de rendez-vous des amoureux de Shakespeare, qui n’oublieront pas que Londres a aussi vu naître bien des siècles plus tard un autre dramaturge de talent, Harold Pinter, Prix Nobel de Littérature en 2005, le Théâtre du Globe est l’un des symboles du XVIIe siècle, époque que l’on découvre également sous la plume de Samuel Pepys. Ce célèbre diariste, né en 1633 et par ailleurs haut fonctionnaire de l’Amirauté, a en effet décrit dans son Journal les évènements dont il fut témoin de 1660 à 1669, s’attardant avec humour sur les futiles sorties mondaines et la mode vestimentaire en cours alors, mais racontant par ailleurs la terrible peste de 1665 et l’incendie qui ravagea Londres, tout en mettant fin à l’épidémie, l’année suivante.
En 1720, Daniel Defoë évoquera également ces tragédies dans Journal de l’Année de la Peste, mais c’est son Robinson Crusoé qui a surtout marqué les mémoires. Ce roman d’aventures, écrit à la première personne, raconte comment un naufragé a survécu vingt-huit ans sur une île avec pour seul compagnon un cannibale repenti, Vendredi. Plus d’un siècle plus tard, ce récit enthousiasmera un jeune Écossais né en 1860. Devenu adulte, mais resté fluet d’apparence, James Matthew Barrie imaginera pour des enfants rencontrés dans le parc londonien de Kensington un personnage qui lui ressemble : Peter Pan. Une histoire qui rappelle celle de Lewis Caroll qui s’était inspiré de la jeune Liddell, qu’il photographia dès 1856, pour inventer son Alice aux pays des merveilles. Si les aventures de la petite fille hantent encore les bibliothèques enfantines, celles d’un jeune garçon suscitent toujours l’émotion et la compassion depuis sa première apparition dans la revue Bentley’s Miscellany, en 1837.
Une recette politique
Oliver Twist est un petit orphelin qui subit les sévices des institutions charitables avant d’être embrigadé par une bande de pickpockets. Il est certainement l’un des plus célèbres héros de la littérature anglaise et assurément celui qui a donné ses lettres de noblesse au plus grand romancier de l’époque victorienne : Charles Dickens. Cet écrivain, qui dut travailler dans une usine de cirage à 12 ans pour éponger les dettes de son père, fut toute sa vie sensible aux préoccupations sociétales. Le bédéiste américain Will Eisner estima néanmoins que Dickens s’était montré injuste envers le chef de bande qui apprend aux enfants à voler, et se chargea de réhabiliter ce protagoniste dans sa bande dessinée Fagin le juif parue en 2003. C’est un autre personnage dessiné qui amuse les lecteurs du magazine satirique Judy à l’ère victorienne. Ally Sloper, « The friend of man », est un vagabond toujours à l’affût d’un mauvais coup. Fruit de l’imagination de Charles Henry Ross et de sa compagne Marie Duval, il sera ensuite repris par William G. Baxter puis par W. Fletcher Thomas. Une longue épopée qui lui a valu la postérité.
En 1903, un autre chemineau reprend le flambeau de la dénonciation de la pauvreté. Déguisé en clochard, Jack London s’en va visiter les bas-fonds de Londres et livre dans Le Peuple d’en bas un témoignage sans concession : misère noire, maladies, alcoolisme, violence. La capitale se fait sordide et bien étrangère aux beaux quartiers dans lesquelles Virginia Woolf fera évoluer son héroïne, Mrs Dalloway, vingt ans plus tard. Dans ce roman, publié en 1925, le lecteur suit pendant une journée une élégante Londonienne qui orchestre la cérémonie bourgeoise qu’elle organise le soir même. Mais ce monologue intérieur offre une autre facette de Clarissa, loin de son rôle d’hôtesse de maison, elle s’interroge sur sa vie et sur ses amours. Ce récit éthéré et mélancolique est aussi une plongée dans les rues de Londres et dans son atmosphère étouffante, où résonnent inlassablement les coups de Big Ben. Ce sont à nouveau les bas-fonds et la précarité qui sont dévoilés en 1933 dans les écrits d’Eric Arthur Blair, quand il raconte sa lente descente aux enfers (Dans la dèche à Paris et à Londres). Le jeune homme, né en 1903 à Motihari, dans une Inde encore sous le joug du régime colonial britannique, deviendra célèbre sous un autre nom : George Orwell.
Une pincée de fantastique
Avec son 1984, une simple date évoque la dystopie la plus populaire au monde. Dans ce roman d’anticipation règne une dictature menée d’une main de fer par un leader invisible, mais omniscient, Big Brother. Winston Smith, le personnage principal, a pour mission de servir le ministère de la Vérité et de réécrire les journaux, et donc l’Histoire. Quand l’amour puis le doute l’envahiront, il signera sa perte.
Il se pourrait que l’ambiance londonienne agite les imaginaires, pour preuve deux écrivains qui n’y sont pas nés l’ont choisie comme décor de leur conte fantastique. En 1886, l’Écossais Robert Louis Stevenson publie, enfin, L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde après que sa femme eut détruit son premier manuscrit dont elle jugeait qu’il n’était fait que de « sottises ». Quatre ans après, c’est au tour de l’Irlandais Oscar Wilde de faire paraître Le Portrait de Dorian Gray. Dans ces deux histoires fantastiques, la question du double monstrueux est omniprésente, une interrogation sur l’identité que l’on découvrait déjà dans le fameux Frankenstein (1818) de la Londonienne Mary Shelley et que l’on retrouvera dans L’Île du docteur Moreau, de Herbert Georges Wells. Décédé à Londres le 13 août 1946, et souvent honoré du titre de premier auteur de science-fiction, il est resté célèbre pour La Machine à explorer le temps, L’Homme invisible et La Guerre des mondes. Au cours de sa vie, il croisa la route d’Aldous Huxley, dont Le Meilleur des mondes est également devenu un classique du genre. Plus proche de nous, l’inclassable J. G. Ballard demeure une icône de la nouvelle vague de science-fiction britannique. Son étrange Crash !, dans lequel les protagonistes développent une perversion sexuelle autour des accidents de voiture, aura inspiré à David Cronenberg un film éponyme qui lui vaudra le Prix spécial du jury au 49e Festival de Cannes, en 1996.
Un an plus tard, Rowling signe avec Harry Potter à l’école des sorciers le premier tome d’une saga devenue culte. Poudlard, Voldemort, le Chemin de traverse, autant de noms qui nous sont devenus familiers et qui parsèment la foultitude des visites guidées autour de cette œuvre que propose Londres aujourd’hui.
Un zeste d’humour
À la même époque apparaît une autre héroïne que l’on retrouvera quelques années plus tard sur grand écran. Bridget Jones est une pimpante trentenaire romantique et diablement en quête du grand amour. Hésitant entre son coureur de jupons de patron, Daniel Cleaver, et l’ombrageux Marc Darcy qui ne veut pas s’engager, la Londonienne tient un journal qui ravira les lectrices du monde entier. Helen Fielding ne s’en cache pas, elle s’est largement inspirée d’Orgueil et préjugés de Jane Austen, un grand texte classique qui se déroule en partie dans la capitale anglaise.
De l’amour et de l’humour, voilà une recette qui n’aurait pas déplu au prolifique Pelham Grenville Wodehouse, auteur de soixante-dix romans et plus de deux cents nouvelles, dont quelques vaudevilles et autres comédies de mœurs. Acclamé pour ses intrigues autant que pour sa langue, qui mêle astucieusement argot édouardien et grammaire sans faille, l’homme décéda à New York en 1975, certainement le sourire aux lèvres. Car le rire est tout autant une religion en Grande-Bretagne que le football, même s’il se fait parfois acerbe, n’en déplaise à Martin Amis dont La Trilogie de Londres n’en finit pas de faire grincer quelques dents. Les trois ouvrages peuvent se lire séparément, on croisera dans le premier tome – Money, Money – un publicitaire cupide symbole des années Thatcher, dans London Fields (1989) un drôle de trio, un assassinat et une apocalypse, et enfin dans L’Information (1995) une satire du monde littéraire. Son contemporain, Julian Barnes, s’est lui aussi prêté à la critique sociétale dans England, England qui met en scène Jack Pitman, milliardaire excentrique, qui décide de créer sur l’île de Wight un parc d’attractions d’un genre un peu particulier. L’auteur britannique avait débuté sa carrière sous le pseudonyme de Dan Kavanagh, publiant alors des romans policiers.
Une pointe de suspens
Car la ville inspire aussi les histoires sombres, comme semble le confirmer, dès 1840, le Français Paul Féval avec ses fameux Mystères de Londres. Tout d’abord publiée sous forme de feuilletons dans les journaux sous le pseudonyme de sir Francis Trolopp, cette œuvre - commandée après le succès des non moins célèbres Mystères de Paris d’Eugène Sue - est désormais disponible dans son intégralité en poche, sous le vrai nom de l’auteur. Complots et assassinats s’y enchaînent à un rythme infernal et trouvent écho dans les écrits du contemporain anglais de Féval, et ami de l’incontournable Dickens, Wilkie Collins, dont les romans « à sensation » amorcent l’apparition des romans policiers. Ainsi, le plus connu des détectives anglais, Sherlock Holmes, apparaît quelques années plus tard sous la plume d’Arthur Conan Doyle. Dans Une étude en rouge, publié en 1887, se dessine un personnage complexe qui deviendra tellement mythique que sa maison du 221B Baker Street se visite toujours aujourd’hui. Le héros inspire toujours, preuve étant le succès de la bande dessinée Les Quatre de Baker Street, scénarisée par Jean-Blaise Djian et Olivier Legrand, croquée par David Etien, qui met en scène trois enfants de l’East End londonien du XIXe qui jouent parfois les espions pour le célèbre détective. 1888, la réalité prend le pas sur la fiction et le district de Whitechapel est frappé par les meurtres sordides de prostituées. Si Jack the Ripper alimente alors les rumeurs les plus folles, il nourrira également l’imaginaire des écrivains. Pour n’en citer qu’une, Anne Perry, également née à Londres, imagine le retour du tueur en série dans Pentecost Alley. Autre auteure féminine immanquable, Phyllis Dorothy James, dite P. D. James, dont les aventures du « gentleman detective » Adam Dalgliesh continuent de séduire les accros du genre. Ses nombreux livres s’inscrivent dans la mouvance des romans à énigme d’Agatha Christie qui, bien que non londonienne, connaît l’honneur de voir l’une de ses intrigues, The Mousetrap, jouée sans interruption depuis des décennies au St Martin’s Theater de West Street, London.