Singularités d’un jeune cinéma croate
En parallèle, l’avènement d’un cinéma d’animation cherchant à s’affranchir des contraintes de la censure, qu’on a baptisé l’école de Zagreb, contribue à fixer la spécificité croate. Sa renommée culmine en 1961 quand Dušan Vukotić remporte avec Succédané l'Oscar de sa catégorie, ce qui n’était jamais arrivé à un réalisateur non-américain. Vatroslav Mimica, dont la carrière navigue entre courts-métrages d’animation et longs-métrages en prises de vues réelles, est un autre de ses plus éminents représentants. Le cinéma des années 1950 est cependant encore très empreint de classicisme : il en va ainsi des films de Branko Bauer dont le plus célèbre, Mon fils, ne te retourne pas (1956), met en scène les retrouvailles difficiles d’un partisan avec son jeune fils endoctriné par l’idéologie fasciste. H-8 (1958) de Nikola Tanhofer préfigure peut-être dans ses partis pris narratifs – le spectateur prévenu au début du film voit s’acheminer les protagonistes d’un accident de la circulation vers leur mort – le courant moderniste qui traverse les années 1960. Celui-ci correspond à une certaine détente du régime fédéral, dont certaines prérogatives sont confiées à des institutions locales favorables à l’expérimentation. Coïncidence amusante, c’est l’époque où Orson Welles tourne à Zagreb sa version du Procès (1962) de Kafka qui s’inscrit à merveille dans ce courant. Prométhée de l’île de Viševica (Vatroslav Mimica, 1964) rénove le thème déjà éculé du partisan et de la guerre en tentant de retranscrire la façon dont les souvenirs affluent à la mémoire du personnage principal lorsqu’il retourne sur son île natale. Dans la même veine, on citera Rondo (1966) de Zvonimir Berković, filmé dans un noir et blanc léché, comme inspiré par le Nouveau Roman, où le jeu d’échecs sert de symbole pour montrer la guerre sourde que se livrent, derrière les apparences et les civilités, les protagonistes de ce triangle amoureux. Dans une Croatie rurale et lugubre, encore en proie à des coutumes archaïques, habitée de personnages aux antipodes de ceux de Rondo, Breza (1967) d’Ante Babaja fait preuve d’une semblable sophistication. Cette époque bénie prend fin petit à petit à la fin des années 1960 – on citera également Une vie accidentelle (Ante Peterlić, 1969), qui suit le quotidien désœuvré de deux jeunes de Zagreb. Un nouveau triangle amoureux forme le semblant de trame de ce qui reste jusqu’à aujourd’hui l’un des films les plus populaires du cinéma croate, Qui chante ne pense pas à mal (Krešo Golikse, 1970), évocation nostalgique du Zagreb des années 1930, baignée de chansons folkloriques, et dont le charme d’antan semble alors bien loin. La même année, dans un film âpre et sec comme la Zagora où il est tourné (Les Menottes), Krsto Papić raconte comment l’arrivée de deux agents titistes en charge d’une arrestation vient troubler un mariage dans un village des environs de Vrlika. L’histoire revient sur des événements remontant à 1948 mais préfigure de manière effrayante les querelles intestines qui vont mettre les Balkans à feu et à sang quelques années plus tard. Son film suivant, Représentation de Hamlet au village (1972), est une satire plus légère des compromissions du pouvoir. À la fin de la décennie, L'Occupation en vingt-six images (Lordan Zafranović, 1978) montre, non sans un certain raffinement, comment le quotidien idyllique de trois amis d’origines différentes vivant à Dubrovnik se trouve bouleversé par la guerre – et condense en une scène à la limite du soutenable les exactions oustachistes. Alors que le soin apporté aux productions semble avoir largement fléchi, souffrant de la concurrence féroce que représente la télévision, On n’aime qu’une seule fois de Rajko Grlić (1982), l’histoire d’un amour impossible, rappelle qu’il faut toujours compter sur le cinéma croate. Il faudra attendre un peu plus de trente ans néanmoins pour qu’un film croate soit de nouveau sélectionné à Cannes.
Le cinéma croate et ses fantômes
Les années 1980 sont surtout marquées par les tentatives de réalisateurs croates, comme Zoran Tadić, d’accommoder un cinéma de genre d’inspiration américaine à un cadre communiste sur le point de s’effondrer. La guerre qui suit le démantèlement de la Yougoslavie plonge évidemment le cinéma croate dans la crise. En 1996, Comment la guerre a commencé sur mon île (Vinko Bresan, 1996), qui remporte un franc succès auprès des Croates, prend le parti de l’humour noir pour traiter de plaies encore ouvertes. Pendant longtemps, le cinéma croate donne en fait l’impression d’être irrémédiablement traumatisé par la guerre et la transition difficile entre socialisme et une démocratie précaire à bien des égards. C’est dans ce contexte qu’une nouvelle génération de cinéastes fait peu à peu surface. Fine Dead Girls (Dalibor Matanić, 2002) met en scène un couple lesbien en butte à l’intolérance de ses voisins. Une merveilleuse nuit à Split (Arsen Anton Ostojić, 2004) donne à voir, avec un humour volontiers cynique, une image inédite de la ville portuaire, dissipée, un peu interlope, où un dealer et un concert de rock sont les uniques choses qui réunissent trois fils narratifs différents. Ostojić s’est également distingué en signant un film Le Chemin d’Halima (2012) sur le versant serbo-bosniaque du conflit en Yougoslavie. Métastases (Branko Schmidt, 2009) est une sorte de chronique sociale sur trois fans du Dinamo Zagreb, adeptes de drogues, d’alcool et de hooliganisme. Aujourd’hui, on assiste à un renouveau des coproductions balkaniques, signe de relations pacifiées dont il faut se réjouir, mais il n’est pas certain que le cinéma – de qualité – en ressorte gagnant pour le moment. Il est d’autant plus difficile de tirer des conclusions que ces films mettent parfois du temps à nous parvenir : ainsi, il a fallu attendre quatre ans pour que Quiet People, un jour à Zagreb (2014) sorte en France. Novine ou The Paper (2016) a tenu les Balkans en haleine avant d’être la première série en langue slave achetée par Netflix : le rachat d’un journal indépendant de Rijeka par un homme d’affaires mafieux sert de point de départ à une plongée dans les arcanes de la politique croate. The Eighth Commissioner (2015) d’Ivan Salaj aborde le même thème, mais de façon comique, en montrant la conversion morale d’un politicien véreux, forcé de s’exiler sur une île éloignée de tout. C’est l’île de Vis qui sert en partie de décor à Comic Sans (2018) de Nevio Marasović, incarnation d’un cinéma jeune et branché, dont les angoisses typiquement contemporaines se surajoutent à celles des Balkans.
Dans le même temps, le pays devient un studio à ciel ouvert, attirant des superproductions venues du monde entier, ce qui semble aller de pair avec la fortune nouvelle que le pays connaît sur le plan touristique. Des circuits sont désormais proposés à travers les sites naturels, les centres historiques et les monuments qui ont pu servir de décor à la série Games of Thrones : Dubrovnik y joue en effet le rôle de King’s Landing. C’est là-bas aussi qu’a été tournée la dernière saison des Borgia. L’Adriatique, ses plages et eaux bleues, sa proximité géographique et ses coûts avantageux attirent aussi logiquement les productions de l’Europe entière, comme récemment L'Odyssée (Jérôme Salle, 2016), biographie consacrée à Cousteau. Dans En amont du fleuve (Marion Hänsel, 2017), l’un des personnages se prénomme Homer, mais son périple nous emmène à l’intérieur des terres, à travers les sublimes gorges du parc national de Paklenica. On signalera, en vertu de son originalité, une autre coproduction européenne sortie récemment, Chris the Swiss (Anja Kofmel, 2018), où la réalisatrice enquête dans un film d’animation sur la mort de son cousin, un journaliste suisse assassiné en Croatie en pleine guerre. En 2023, c'est le film d’Andrej Korovljev Hôtel Pula qui replonge en 1995 lorsque des réfugiés bosniens, porteurs de lourds traumatismes, essayent de se reconstruire dans la cité côtière.