L’extérieur et l’intérieur
Nous pourrions débuter cette aventure littéraire au temps des peintures rupestres ou des dolmens qui parsèment encore l’Alentejo, à celui de l’occupation romaine ou de la conquête arabe, à l’époque où la religion catholique s’est implantée, mais c’est finalement à un natif qui ouvrit en 1498 une route maritime vers les Indes que nous allons consacrer ces premières lignes. Vasco de Gama est né aux environs de 1469 à Sines, il ne reviendra pas de sa troisième expédition qui le verra pousser son dernier soupir à Cochin en 1524. Il sera le premier à contourner l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, à relever un défi et à pourchasser une légende, celle du mythique royaume du prêtre Jean dont plusieurs voyageurs européens avaient attesté l’existence dès le XIIe siècle. La relation de sa première expédition (de 1497 à 1499) a été faite par un homme qui l’accompagna mais dont l’identité resta longtemps un mystère. Il est dorénavant coutume de l’identifier à un certain Álvaro Velho, témoin oculaire dont le récit se découvre avec un plaisir intact et toujours renouvelé aux belles éditions Chandeigne.
Tandis que le naviguateur s’en allait découvrir le vaste monde, au pays deux auteurs natifs de l’Alentejo s’attelaient à explorer de nouveaux genres littéraires : Garcia de Resende (1470-1536) et Bernardim Ribeiro (1482-1552). Le premier entra comme page au service de Jean II à l’âge de 10 ans, il consacrera au roi une chronique (La Crónica de D. Jao II) truffée d’anecdotes personnelles en 1545, mais cela n’est que l’un des travaux qu’il accomplit avec brio, puisqu’on lui accorde également la paternité d’une anthologie regroupant les œuvres de près de 300 poètes portugais et espagnols (Le Cancioneiro Geral, 1516) et de la Miscellanea où, en 300 strophes, il raconte son époque. D’aucuns le voient également comme l’instigateur du cycle A castro que portera sur scène Antónia Ferreira à Coimbra en 1587, lui qui implantera avec cette tragédie le courant classique au Portugal. Garcia de Resende fut en effet le premier à évoquer l’étrange destin post-mortem d’Inés de Castro, proclamée reine après sa mort et dont le corps fut déterré afin d’être présenté lors d’une cérémonie de couronnement pour le moins funèbre durant laquelle, dit-on, les membres de la cour durent lui faire un baise-main… Bernardim Ribeiro, quant à lui, est considéré comme l’initiateur du roman pastoral avec ses Mémoires d’une jeune fille triste ou Le Livre des solitudes qui fut traduit par les éditions Phébus en 2003 mais qui est aujourd’hui malheureusement épuisé. Avec ce portrait de femme qui rêve sa vie à travers le destin de trois de ses congénères, Bernardim Ribeiro est sans doute le premier à évoquer la saudade, ce sentiment de « nostalgie heureuse » si typiquement portugais. L’époque est celle de l’effervescence intellectuelle comme le confirme la création par le Cardinal Infant Dom Henrique, futur roi du Portugal, de l’Université du Saint-Esprit d’Évora en 1559. Cet établissement prestigieux accueillera entre ses murs notamment Pedro da Fonseca (1528-1599) – qui s’échinera à la publication de commentaires d’Aristote, ce qui lui vaudra d’être comparé au philosophe antique –, et Luis de Molina qui également enseignera la philosophie à l’Université, s’intéressant pour sa part à l’œuvre de saint Thomas d’Aquin.Du XVIIe au XXe siècle
Le 4 janvier 1669, le libraire-éditeur parisien Claude Barbin fait paraître Lettres portugaises traduites en français. Si l’objet de cette correspondance est somme toute assez classique – une femme, séduite par un homme, qui attend en vain son retour, oscillant entre espoir et désespoir – son histoire ne l’est pas, puisqu’elle est tout d’abord publiée sous couvert d’anonymat. À l’issue de ce qui ressemble à une véritable enquête littéraire, ces écrits seront attribués, sans réelle certitude, à Mariana Alcoforado, née en 1640 à Beja et placée au couvent de sa ville par sa famille. Son amour et le destinataire de ses missives, quant à lui, serait l’officier français Noël Bouton de Chamilly. Enfin, le sauvetage et la traduction de cette correspondance, qui avait vocation à rester secrète, seraient le fait de Gabriel de Guilleguargues, un lettré réputé de l’époque. Cette histoire, romanesque et rocambolesque, se découvre désormais aux éditions Larousse sous le titre Lettres de la religieuse portugaise.
Le XIXe siècle est marqué par un homme qui se trouve aux antipodes de notre couventine, Fialho de Almeida (1857-1911), qui s’inscrit dans le courant du post-romantisme, voire dans celui du décadentisme à en croire ses œuvres – Os Gatos, O Pais das uvas, Contos, … – qui associent à son réalisme exacerbé, propre à son métier de journaliste, un goût certain pour la morbidité. Figure tutélaire de son temps, son ironie mordante et sa posture provocatrice n’auront laissé personne indifférent, mais il faut souligner la tendresse qu’il ne cessa de porter au « petit peuple » de sa région natale. Son contemporain António Lobo de Almada Negreiros (1868-1939) exercera aussi la profession de journaliste, ce qui l’amènera à être envoyé à Paris par le gouvernement de Lisbonne pour présenter les colonies portugaises lors de l’Exposition universelle de 1900. Il sera ensuite nommé vice-consul dans la capitale française où il publiera des articles dans de nombreux journaux mais également des ouvrages sur son thème de prédilection, les colonies. Par ailleurs poète, il rencontrera un joli succès avec le recueil Lyra occidental. La toute fin du XIXe siècle salue enfin la naissance, en 1894 à Vila Viçosa, de la grande poétesse Florbela Espanca. Frappée par des deuils successifs, dont celui de sa mère et celui de son frère, et par trois divorces, ses vers sont empreints d’une vraie mélancolie mais ne refusent pas non plus à se prêter, à l’occasion, à l’érotisme. Sans cesse redécouverte depuis sa mort précoce, par suicide le jour de ses 36 ans, Florbela Espanca est désormais considérée comme l’une des plus grandes auteures portugaises, les éditions Les Petites allées offrent un aperçu de son talent dans Notre maison qu’elles ont publié en version bilingue en 2021.Le siècle nouveau
Florbela Espança n’est pas forcément associée à un mouvement littéraire spécifique tant son œuvre aborde des sujets universels et tant elle use de formes classiques, mais avec le XXe siècle naissant ses pairs s’ingénient à explorer de nouvelles pistes. Ainsi, si José Régio privilégie une approche psychologique des dichotomies humaines – corps et esprit, individualité et instinct grégaire – dans Poèmes de Dieu et du diable (1925) ou dans Le Cantique interdit (1968), il s’associe par ailleurs à la revue « anti-littéraire » Presença dont il est l’un des membres fondateurs en 1927. Cette publication regroupera les modernistes portugais et donnera traduction de nombreux écrivains français, tels Apollinaire ou Gide. Manuel de Fonseca (1911-1993) et Antunes da Silva (1921-1997) s’attelleront pour leur part à creuser la veine du néoréalisme, faisant ricocher leur plume sur les turpitudes et inquiétudes de l’histoire de leur pays qui, depuis le coup d’État du 28 mai 1926, a sombré dans la dictature.
Il faudra attendre la Révolution des Œillets, en 1974, pour que le Portugal se libère, et la littérature de l’Alentejo bénéficiera alors d’un second souffle, porté par Relevé de terre (Levantado de Chão), de José Saramago, publié à l’aube des années 1980. Celui qui sera couronné par le prix Nobel en 1998 est né en 1922 dans une famille très modeste, dans son discours de réception il rendra d’ailleurs hommage à ses grands-parents analphabètes auprès de qui il avait passé une partie de sa jeunesse. C’est donc d’une vie qu’il connaît bien, celle d’un village rural, qu’il s’inspirera pour sa première œuvre ayant rencontré le succès, la première également dans laquelle il innovera en se passant d’une ponctuation trop rigide et en mêlant habilement discours direct et indirect, initiant la langue qui sera désormais sa marque de fabrique. Relevé de terre convoque trois générations d’une même famille de paysans agricoles confrontés à l’Église et à la mainmise des propriétaires fonciers, depuis le début du XXe siècle jusqu’à la Révolution des Œillets. Ce livre, très réaliste, est indispensable pour qui veut comprendre l’Alentejo de l’intérieur.
Almeida Faria, né en 1943 à Montemor-o-Novo, s’inspirera également de la vie d’une famille de l’Alentejo sous la dictature dans sa Tétralogie lusitaine, même si celle-ci ne constitue qu’une partie infime du travail d’un écrivain qui se fera également traducteur, et qui surtout bouleversera les codes stylistiques à plusieurs reprises. En 2016, l’éditorialiste du journal Expresso, Henrique Raposo, publiera sur le même thème Alentejo Prometido, un ouvrage qui fera polémique, certains y voyant une caricature grossière du monde paysan, d’autres saluant la dénonciation du taux de suicide important dans cette région du Portugal. Quoi qu’il en soit, la littérature fleurit et s’épanouit sur ces terres arides, en témoigne la richesse du site Internet de l’ASSESTA (Associação de Escritores do Alentejo) qui référence les nouveaux talents et a, par ailleurs, créé le Prix Joaquim Mestre, du nom d’un bibliothécaire de Beja qui eut une influence décisive sur la vie culturelle locale et qui se fit aussi connaître par la qualité de sa prose couronnée par le Prix Manuel da Fonseca pour Breviário das Almas paru en 2009. Il faut également évoquer le parcours sans faute de José Luís Peixoto, né à Galveias Ponte del Sor en septembre 1974, qui remporta le prestigieux Prix Saramago pour son premier roman publié alors qu’il n’avait que 26 ans. Ce titre – disponible en français chez Grasset sous le titre Sans un regard – raconte l’histoire d’un berger, José, hanté par l’idée que sa femme lui est infidèle. La seconde partie propulse les lecteurs trente ans plus tard, lorsque ses descendants sont confrontés à un destin tout aussi incertain. La vigueur de son écriture et la force de ses thèmes se sont confirmées dans les romans qui ont suivi, notamment dans Une maison dans les ténèbres mettant en scène un écrivain vivant reclus avec sa mère et tombé amoureux de l’héroïne de papier du récit qu’il couche sur le papier, ou dans Livro qui s’intéresse à l’immigration portugaise en France sous la dictature de Salazar.