Une belle entente entre chrétiens et musulmans
On ne peut donc pas réellement parler de religion majoritaire en Côte d'Ivoire, mais plutôt d'un syncrétisme harmonieux typique de la pratique religieuse ivoirienne, toujours nourri d'un fond d'animisme et de croyances populaires rattachées à la tradition villageoise et familiale. On observe une disparité géographique, le nord est majoritairement musulman et le sud chrétien. On observe une cohabitation harmonieuse de ces différentes confessions et pratiques et qui ne sont nullement sources de divisions ou de conflit. Certains apprentis sorciers ont bien tenté d'instrumentaliser ces différences d'obédience pendant la crise post-électorale, mais la sauce n'a pas pris et la stigmatisation religieuse n'est jamais entrée en ligne de compte dans les divers troubles qu'a pu connaître le pays. À l'image des villages, qui comptent souvent leur église, leur temple harriste et leur mosquée, la plupart des villes du pays sont « sectorisées » en quartiers de cultes différents. Aujourd'hui encore, les grandes fêtes religieuses rythmant le calendrier annuel sont les fêtes de tout le monde, et il n'est pas rare qu'une même famille compte en son sein des chrétiens et des musulmans. En Côte d'Ivoire, la religion transcende les clivages des différents dieux honorés.
Des musulmans à majorité malékites
La plupart des musulmans de Côte d'Ivoire sont sunnites de rite malékite, comme tout le Maghreb et le Sahel sub-saharien musulman. Le malikisme ou malékisme est l'un des quatre madhahib, écoles classiques sunnites. Il est fondé sur l'enseignement de l'imam Malik ibn Anas (711 - 795), « faqih » (juriste islamiste) et théologien né à Médine. C'est par ailleurs ce même islam qui existait en Sicile et en Andalousie sous domination musulmane.
Quatre confréries d'origine soufie existent aussi en Côte d'Ivoire, dont la qadiriyya, la tidjaniyya, les plus populaires. Jusqu'au début du XXe siècle, les Dioulas constituaient la principale communauté musulmane du pays, depuis l'édification du Royaume de Kong très tôt dans l'histoire. En effet, ce sont les Dioulas islamisés par les commerçants arabes berbères du Sahara avec lesquels ils commerçaient qui ont introduit cette religion dans le pays. À ce titre, ils avaient un statut religieux particulier, comme le monopole de confection des amulettes. L'apparition de la dawa, une forme de prosélytisme visant à convertir les non-musulmans, contrebalance l'évangélisation poussée des églises évangéliques. Le pays est passé de 7 % en 1920 à 14 % puis 20 % de musulmans en 1960, pour atteindre 30 % des Ivoiriens depuis les années 1990, les nouveaux croyants étant principalement à Abidjan.
Parmi les lieux de culte, on peut citer la mosquée de Kong, qui existait aux prémisses de l'empire éponyme au XIe siècle et qui attirait des érudits de l'Islam des quatre coins du Sahel. Elle ressemble à celle de Tombouctou par son architecture. En 1741, Kong possédait déjà plusieurs mosquées, dont la Grande mosquée (Missiriba) détruite par Samory Touré vers 1897. L'actuelle a été construite au début du XXe siècle. On peut citer la grande mosquée du plateau à Abidjan, particulièrement belle avec son dôme bleu nuit, et la grande mosquée de Yamoussoukro tout aussi monumentale.
Des chrétiens concentrés dans le sud du pays
Côté christianisme, les catholiques représentent 17 % de la population contre 11 % pour les protestants évangéliques. Les missionnaires chrétiens étaient présents dès l'arrivée des premiers colons au XVIIe siècle, cherchant à convertir de nouveaux fidèles et s'accommodant des croyances locales. Le prince d'Assinie, emmené au Roi-Soleil en 1688, va rester 10 ans à la cour de Versailles de Louis XIV, son parrain. Il se découvrira une foi chrétienne en visitant Notre-Dame à Paris. Sur la côte lagunaire, là où se fonde la colonie française entre Assinie et Grand-Bassam, les écoles publiques étaient souvent confiées aux missionnaires. Ils sont cependant chassés des classes en 1900, suite à la loi républicaine décrétant la séparation de l'Église et de l'État, poussant les missionnaires dans des missions d'évangélisation en territoire peu enclin au catholicisme. La réouverture d'écoles privées catholiques autorisée et la conversion en 1915 au catholicisme de Félix Houphouët-Boigny, qui deviendra par la suite le père de la nation, ont ensuite influencé la christianisation du pays. Ce n'est que dans les années 1960 que commencent à fleurir les églises évangélistes pentecôtistes qui, par leurs pratiques s'arrangeant des traditions animistes, séduisent bon nombre d'Ivoiriens encore ces dernières années. Dans les lieux de culte emblématiques, on peut citer la charismatique cathédrale Saint-Paul au plateau qui rassemble beaucoup de fidèles, d'un style moderniste osé, avec sa forme triangulaire, son toit incurvé comme une toile tendue par le poids de la croix géante inclinée vers la lagune. On peut citer aussi la fameuse Basilique de Yamoussoukro, copiée sur celle de Saint-Pierre du Vatican voulue par Félix Houphouët-Boigny pour sa ville, mais plus haute de 20 mètres par rapport à l'originale !
Les nouvelles églises pentecôtistes
Même s'il n'est pas nouveau, le phénomène le plus marquant de ces dernières années reste toutefois l'incroyable prolifération de sectes et d'églises locales fondées sur des religions syncrétiques parfois pittoresques aux doctrines abracadabrantes, variantes plus ou moins avérées et souvent réinterprétées du christianisme protestant pour la plupart d'entre elles : outre les méthodistes, les pentecôtistes et l'Église harriste (église indépendante de type prophétique qui a foi en Jésus Christ, surtout implantée en Côte d'Ivoire ; fondée au début du XXe siècle par le Libérien William Wade Harris Wury, elle appartient depuis 1998 au Conseil œcuménique des églises), on trouve par exemple l'Église des assemblées de Dieu, l'Église Papa Nouveau, le Déima, Jésus le Rocher ou encore la Légion de Marie, pour ne citer que quelques exemples. Cette multiplication des liturgies a donné lieu à diverses dérives dont certaines sont particulièrement déplorables : le mal-être ambiant constituant souvent le terreau de conversions inopinées, on assiste ainsi depuis plusieurs années à la floraison de « prophètes », « visionnaires », « apôtres », « pasteurs », « guides », « faiseurs de miracles » et autres « Prophétikos » (liste non exhaustive) auto-proclamés, sortes de nouveaux « brouteurs » qui pratiquent leur catéchisme habillés comme des DJs en hurlant leurs sermons dans des micros mal réglés, n'hésitant pas à exploiter la détresse matérielle et morale de leurs émules. À l'image de Guy-Vincent Kodja, ancien membre du groupe RAS, certains de ces « électriseurs de foules » et charlatans charismatiques proviennent du milieu du showbizz et construisent leur prêchi-prêcha en apposant les codes du star-system au monde « religieux ». Se réclamant d'une illumination subite, les « pasteurs-faroteurs » déclarent avoir reçu l'onction suprême pour évangéliser les masses de « brebis égarées », et pendant que celles-ci, incitées par leur « sauveur », s'abîment dans des prières censées exaucer tous leurs vœux, il n'est pas rare de retrouver les sauveurs en question en Une des magazines people en vogue de la place, ou roulant à tombeau ouvert sur les boulevards de la ville dans le dernier modèle de Porsche importé directement des États-Unis.Si les foules de croyants s'accommodent si bien de la doctrine protestante (et dérivés) pour sa proximité avec les modes d'expression religieux des cultures traditionnelles (danse, chant, transes mystiques, etc.), les prédicateurs dévoyés, eux, trouvent dans la concomitance historique entre protestantisme et prospérité économique le prétexte idéal pour ne pas avoir à justifier la provenance de leur fortune, d'autant plus indécente qu'elle « croît et se multiplie » sur le dos des démunis, moutons de Panurge et vaches à lait dociles : en dehors des dîmes et des offrandes que ces derniers versent « volontairement » aux ambassades de la folie religieuse, les adeptes sont soumis au paiement de divers frais destinés à financer notamment des « séances de délivrance » et des « activités internes de l'église » (goodies, pose de panneaux 4 par 3 dans la ville, cortèges de limousines derrière lesquelles galopent les adorateurs emboîtant le pas à leur Dieu vivant sur la route de la dernière « grande assemblée d'éveil »), sans compter la vente de symboles religieux, de brochures, et de livres édités par le « prophète » et imposés aux clients de ces « supermarchés de la foi ». « Heureux les pauvres, car le royaume des Cieux est à eux »... Un véritable charity-business à l'américaine s'est ainsi développé ces dernières années, avec grands rassemblements, exorcismes et miracles en direct live à l'appui.
Dieu est partout
Si le sentiment religieux est extrêmement présent dans le pays – phénomène que les années de crise ont considérablement amplifié – et mis en perspective dans chaque geste et chaque parole de la vie quotidienne, il se banalise. Dans toutes les agglomérations ou villages de Côte d'Ivoire, on croisera quelque part un « ministère de la montagne et du feu » ou assimilé, tandis que l'invocation à la protection de Dieu figure en bonne place sur les panneaux publicitaires, enseignes de maquis, magasins et revendeurs de rue (vu et lu à Abidjan, sur la pancarte d'un revendeur d'unités téléphoniques : « Jésus, 100 FCFA l'appel »), et parfois même à la fin des mails, notes de service et autres communiqués officiels (dans certains bureaux de la place, il arrive que les journées commencent par des séances de prières collectives). Les bonnes grâces divines sont également invoquées pour clôturer chaque rencontre et chaque conversation (« Que Dieu te garde », « Dieu merci » et « Grâce à Dieu » sont presque devenus des signes de ponctuation), tandis qu'à l'arrière des innombrables taxis, gbakas, camions et autres véhicules sillonnant la ville et le pays, fleurissent moult « C'est Dieu qui est fort », « Le crayon de Dieu n'a pas de gomme » et autres « God bless Allah » (si si) en veux-tu, en voilà.
Religion ne veut pas dire privation
Cependant, les élus touchés par la grâce de Jésus, Marie, Allah et même Claude Vorilhon (Raël) sont tout aussi susceptibles que les « mécréants » de céder à l'appel de la fête et du farotage. Tandis que les élans de religiosité succombent souvent aux derniers avatars du coupé-décalé, à la mode dans cette vaste capitale des enjaillements qu'est Abidjan, la religion reprend vite le relais à la moindre occasion, et chaque fois que vient l'heure de prier et d'effectuer sa « toilette spirituelle » en allant s'asseoir à l'église ou au temple. Mais l'ambivalence est bien vécue, d'autant que les Ivoiriens ignorent le cartésianisme occidental, qui voudrait qu'un fervent pratiquant, obéissant à une implacable logique comportementale, ne boive ni ne s'exhibe gaiement dans des lieux de fête à la faveur de la nuit. En Côte d'Ivoire, et d'autant plus dans le contexte d'incertitude et de précarité ambiante, la survie morale des citoyens se traduit de manière quasiment schizophrénique en une propension égale à la prière et à la fête.
Les guérisseurs animistes
Si un croyant est recalé pour la énième fois à un examen ou rate son entretien d'embauche, c'est parce qu'il est victime d'un « blocage mystique » ou d'un « totem ». Si une croyante ne parvient pas à tomber enceinte parce qu'elle est stérile, c'est que telle ou telle cousine du village ou le deuxième bureau de son époux qui la jalouse lui a jeté un sort. Lorsqu'aucune explication satisfaisante ne peut être avancée, on attribue hâtivement son malheur aux humeurs d'un Dieu ou d'un fétiche et l'on s'en va consulter son « guérisseur ». Car tous les moyens sont bons pour se défaire du « mauvais œil » et accéder aux monts et merveilles promis par des bishops sans scrupules : se parer d'un talisman que l'on garde dans sa poche ou arbore autour des reins ou des doigts, sous forme de bague ; sacrifier un animal et enterrer ses ossements au pied de l'arbre de la cour commune ; récupérer les cheveux ou effets personnels d'untel ou d'unetelle ; cracher par terre à la vue d'un chat noir... C'est ainsi que dans l'ombre des arrière-cours, marabouts et féticheurs continuent de rencontrer l'assentiment des masses populaires, et que les sacrifices et trafics de tous types sont pratiqués régulièrement, dans l'espoir d'améliorer un quotidien que l'on aimerait plus rose.
La légende de la reine Pokou
La reine Abla Pokou a réellement existé au XVIIIe siècle, guidant son peuple, une branche des Akan du royaume Ashanti, vers les terres de Côte d'Ivoire, devant la première reine Baoulé. Néanmoins, l'histoire de cette héroïne est nourrie d'une légende, celle du sacrifice du fils unique pour permettre à son peuple de franchir le fleuve Comoé. Elle fait partie de l'inconscient collectif. Le mot « Baoulé » vient d'ailleurs de « Ba-ouli », ce qui signifie « l'enfant est mort ».
Au XVIIe siècle, le puissant royaume Ashanti à son apogée couvre alors les deux tiers du Ghana actuel. Le modèle sociétal matrilinéaire de cette ethnie nomme prince héritier le fils de la sœur du roi plutôt que le fils du frère. La reine, nièce du roi Oseï Tutu, se retrouve au cœur d'une lutte de succession fratricide à la mort du roi, puis à la mort de son neveu (le fils de sa sœur). Itsa, un vieil oncle issu de la famille régnante, et Dakon, le second frère d'Abla Pokou se disputent le trône. Dakon est tué à Kumasi, la capitale du royaume. Comme dans une tragédie grecque, la reine Pokou comprend qu'Itsa lui réservera le même sort, à elle et à son fils, pour arriver à ses fins. Elle décide alors de s'enfuir avec sa famille, ses serviteurs, ses soldats fidèles et tous ceux du peuple qui se reconnaissent en elle et en Dakon. Bloqués dans leur fuite par la crue hivernale du fleuve Comoé, barrière naturelle des terres de leurs ancêtres, talonnés par leurs poursuivants, la légende raconte que la reine Pokou aurait levé les bras au ciel pour se tourner vers son devin et lui demander « Dis-nous ce que demande le génie de ce fleuve pour nous laisser passer ! ». Le vieil homme aurait répondu : « Reine, le fleuve est irrité, et il ne s'apaisera que lorsque nous lui aurons donné en offrande ce que nous avons de plus cher. » Aussitôt, les femmes auraient donné leurs parures d'or et d'ivoire ; les hommes leurs taureaux et leurs béliers. Mais le devin aurait précisé : « Ce que nous avons de plus cher, ce sont nos fils ! ». Personne n'aurait voulu offrir le sien en sacrifice. La reine aurait élevé l'enfant au-dessus d'elle, le contemplant une dernière fois avant de le précipiter dans les spasmes bouillonnants du fleuve. Les eaux se seraient alors calmées brusquement et retirées jusqu'aux genoux, permettant le passage de la tribu vers les terres du centre de la Côte d'Ivoire où vivent actuellement les Baoulé. La reine aurait alors sangloté « ba-ouli », l'enfant est mort, donnant son nom à son peuple. Elle est morte peu de temps après l'installation de la tribu sur ses nouvelles terres.