Des origines au Moyen Âge, de la poésie à l'Encyclopédie
En 1851, sur l’île de Krk, une pierre de 800 kg, datée approximativement de l'an 1100, a été découverte dans le dallage de l’église Sainte-Lucie. Sur cette stèle, dite de Baška, du fait de la proximité de la ville éponyme, on peut lire une inscription en mélange de tchakavien et slavon, croate ancien rédigé en glagolitique, l'alphabet composé par les frères Cyrille et Méthode. Bien qu’il ne s’agisse pas du vestige le plus reculé que l'on ait retrouvé dans le pays, il est d’importance car il comporte, pour la première fois en langue vernaculaire, le terme Croatie.
Durant une longue période, l’écrit se met essentiellement au service de la foi. D’ailleurs, dès 1483, soit trente années après la parution de la Bible à quarante-deux lignes de Gutenberg, le Missale Romanum Glagolitice est imprimé, soit le premier missel à ne pas être rédigé en latin.
Au Moyen Âge, la poésie gagne le cœur des hommes. Les vers du Ragusain, Džore Držić (1461-1501), portent l’influence de Pétrarque dans une langue lyrique et contemplative. Son dialogue pastoral, Radmio i Ljubmir, préfigure la future dramatique croate. Certainement très appréciée de son temps, une partie de ses écrits trouve une bonne place dans la compilation, entamée en 1507 par le jeune Nikša Ranjina. Ce premier recueil poétique, surnommé Ranjinin Zbornik, donne la part belle à Šišmundo Menčetić, ragusain également, né en 1458 et mort en 1527 lors d’une épidémie de peste. Tout comme son compatriote, il s’inspire du maître florentin, il évoque l’amour courtois, s’autorisant parfois une certaine sensualité.
Leur contemporain splitois, Marko Marulić (1450-1524), est considéré aujourd’hui comme le père de la littérature croate. Ses œuvres latines, l’Evangelistarium et l’Institutio bene vivendi per exempla sanctorum, rencontrent un succès fulgurant qui les fait connaître, dit-on, jusqu’au lointain Japon. Mais c’est son poème épique Judita, composé en tchakavien, qui est surtout resté à la postérité. L’auteur relate l’épisode biblique du livre de Judith, au moment même où sa ville natale est menacée par les troupes ottomanes. Peut-être s’agit-il là d’une supplique à la puissance divine ou d’un encouragement donné à ses compatriotes.
L’enfant de Zadar, Petar Zoranić, signe lui le premier roman pastoral croate, Planine (Les Montagnes), qui sera imprimé à titre posthume à Venise, en 1569. Dans son histoire, un berger, que des fées délivrent de la souffrance d’un amour non partagé, finira par suivre la voie religieuse. S'y dessine aussi la crainte de l’envahisseur et se forme déjà le regret que si peu de textes soient écrits en langue vernaculaire.
À Venise toujours, paraît Ribanje i ribarsko prigovaranje de Petar Hektorović (1487-1572), un enfant de l'île de Hvar. Son texte inclassable, à la croisée du récit de voyage, du discours sur la pêche et de réflexions philosophiques, offre un magnifique aperçu de la vie en Croatie en ce milieu du XVIe siècle. L’auteur est également connu pour ses traductions en croate du poète Ovide et pour les chants de marins qu’il avait récoltés. Sa maison natale se visite encore à Stari Grad sur sa terre insulaire.
Autre figure majeure de la Renaissance dalmate, Marin Držić (1508-1567), neveu de Džore, joyeux fanfaron dont la vie écrit à elle seule sa légende. Tout avait pourtant commencé de manière conventionnelle puisqu'il entre dans les ordres à l’adolescence. Mais, très vite, la passion du théâtre le submerge et un séjour à Sienne aggrave son penchant pour ce genre littéraire. De retour dans à Dubrovnik, il écrit l’essentiel de son œuvre. De sa première comédie en prose, Pomet, il ne reste rien, pourtant on se souvient qu’elle fut présentée en 1548, un jour de carnaval. Elle lui valut certainement l’une des accusations de plagiat et nombreuses agressions dont il fut victime. C’est que l’homme débonnaire n’a pas la langue dans sa poche. Ses farces éraflent ses contemporains et son dégoût de l’injustice sociale est assumé. Son chef-d’œuvre, Dundo Maroje, L’Oncle Maroje en français, est un truculent récit d’un jeune homme qui, oubliant les directives de son père, s’en va à Rome dépenser l’argent familial qui lui avait été confié.
La deuxième partie du XVIe siècle est marquée par la Réforme, qui influence peu la littérature de Croatie. Citons Matija Vlačić Ilirik (1520-1575), théologien protestant né à Labin (Istrie), auteur de plusieurs textes d’envergure, dont La Clé de l’Écriture sainte, célèbre lexique biblique. Le prêtre jésuite Bartol Kašić (1575-1650) fut le premier traducteur de la Bible (l’intégralité en croate). La religion, toujours, imprègne Les Larmes du fils prodigue d’Ivan Gundulić (1589-1638), fleuron du style baroque et sommité vantée pour son poème épique, Osman. Sa morale chrétienne et ses idées nationalistes font écho aux préoccupations d’un peuple qui doit se positionner face à des influences extérieures fortes, parfois antinomiques.
Le dessein patriotique d’Andrija Kačić Miošic (1704-1760) s'inscrit dans cette lignée. Il illumine le temps des Lumières. Théologien, philosophe, il publie en 1756, en langue vernaculaire, Conversation agréable du peuple slave. Sa volonté première, outre celle de sauvegarder un certain folklore patriotique, est de fixer l’histoire de son peuple. Cette œuvre encyclopédique, entrecoupée de poèmes, continuera à s'enrichir après sa mort. Il en existe aujourd’hui près de quatre-vingts éditions.
Identité nationale, réalisme, écrits postraumatiques
Au XIXe siècle, le besoin d’affirmation identitaire aboutit au Mouvement des Illyriens, le Renouveau national croate, porté par Ljudevit Gaj (1809-1872). Le linguiste et politique œuvre à l’édification d’un alphabet et d’une langue écrite unifiés, basés sur le chtokavien. Il publie le premier journal croate de Zagreb avec son supplément littéraire.
Bien que l’ère soit au romantisme européen, le chef-d’œuvre d’Ivan Mažuranić (ban de 1873 à 1880) a des accents épiques. Les cinq chants de La Mort de Smaïl-aga Tchenguitch prônent le rejet de la tyrannie, gage de puissance libératrice. Un patriotisme que reprend, en chansons, Petar Preradović (1818-1872), même s’il n’hésite pas à mettre l’amour en mots.
Le virage vers le réalisme se fait avec l’éditeur, poète et dramaturge August Šenoa (1838-1881). Il marque tellement son époque qu’il est d’usage de désigner une partie de la seconde moitié du XIXe siècle par son nom. Dans Le Mendiant Luka (1879) et Branka (1881), il peint une fresque contemporaine et se consacre au roman historique (Le Trésor de l’orfèvre, La Révolte des paysans). Par ailleurs, il sera rédacteur en chef de la revue Vijenac jusqu’à sa mort (1881), fédérant ainsi toute une génération d’auteurs modernes, qui dépassent les frontières de l’identité nationale. La littérature entre alors dans son âge d’or, les lecteurs se laissant séduire par les livres de Vjenceslav Novak (1859-1905), surnommé le Balzac croate, l’autobiographie d’Ante Kovačić (1854-1889) ou la poésie militante de Silvije Strahimir Kranjčević (1865-1908).
Début XXe siècle, les plumes s’abreuvent encore aux esthétismes européens. Le Zagrébois, Antun Gustav Matoš (1873-1914), que la bohème a mené à Paris, s’inspire du symbolisme français, alors que son contemporain, Vladimir Vidrić, poète maudit, finira à l’hôpital psychiatrique de Zagreb. Terrible aussi la brève existence de Janko Polić Kamov (1886-1910), écrivain avant-gardiste, dont le roman Le Bourbier desséché ne paraîtra pas avant 1957. La littérature de l'époque révèle de grands textes, La Trilogie de Dubrovnik (1902) d’Ivo Vojnović ou Les Étranges Aventures de l’apprenti Lapitch (1913), premier roman d'Ivana Brlić-Mažuranić, auteure de livres pour la jeunesse, qui sera par deux fois pressentie pour le prix Nobel de littérature.
Dans l’entre-deux guerres, le talent de Miroslav Krleža (1893-1981) s’affirme. Protéiforme, nouvelliste (Mars dieu croate), dramaturge (Le Cycle des Glembay) et romancier (Le Retour de Philippe Latinovicz), il s'engage en faveur de la langue croate et fonde l’Institut de lexicographie en 1950, puis milite pour la reconnaissance d’une nation indépendante. Le poète virtuose, Tin Ujević (1891-1955), possède aussi un grand savoir livresque. Traducteur de ses pairs européens, il réussit à fusionner les styles classique et moderne. À ses côtés, Antun Branco Šimić (1898-1925) développe une fulgurance poétique personnelle, habitée sans doute par le pressentiment que le temps lui était compté. Après la Seconde Guerre mondiale, le poète Vladimir Nazor (1876-1949) devient président de la République populaire de Croatie ; la poétesse Vesna Parun pleure son premier amour dans Zore i vihori, annonçant de nombreux autres recueils et le romancier Slobodan Novak sera récompensé de multiples prix, notamment le NIN pour Mirisi, zlato, tamjan (1968).
Certains auteurs font le choix de l’exil, ce qui donne naissance à la littérature dite de l’émigration. D’autres se réunissent autour de publications, littéraires et politiques, comme Krugovi dans les années 1950 et plus tard Quorum.
Le postmoderne s’impose avec Goran Tribuson, dont Le Cimetière englouti flirte avec le fantastique et l'onirique, où se croisent des personnages excentriques (Serge Safran éd. 1990).
Le devoir de mémoire revient en force avec le roman documentaire, Sonnenscheinde de Daša Drndić, énorme fresque familiale, hantée par l’histoire douloureuse des Juifs croates durant les deux guerres mondiales, traduit en 2013 (Gallimard). Mêmes quêtes historiques avec l'Espagnole Clara Usón dans La Fille de l'Est, sorti en 2014 chez Gallimard, le Français Thierry Beinstingel, originaire d’une famille souabe du Danube dans Yougoslave (Fayard, 2020) ou l’Israélien David Grossman pour La vie se joue de moi (Points, 2021). Dubravka Ugrešić (1949-2023) a dû elle se résigner à quitter son pays en 1993 après avoir publié plusieurs ouvrages contre le nationalisme et la haine ethnique. L'essai Kultura laži (La Culture du mensonge), sorti en 1996, lui attire la vindicte de certains médias croates qui l'ont qualifiée de « traître » et de « sorcière ». Traduits en français, ses romans, Le Musée des redditions sans condition (1998), Baba Yaga a pondu un œuf (2004), Le Ministère de la douleur (2008) sont ressortis en poche chez Christian Bourgois (2023) ainsi que La Renarde (2017), son dernier récit. Même parcours pour l’essayiste italien de langue croate, Predrag Matvejević, antinationaliste convaincu, l'auteur d’un Bréviaire méditerranéen (Fayard 1992), qui reçut de nombreux prix ou Slavenka Drakulić (Je ne suis pas là, Belfond, 2002), journaliste croate qui évoque les guerres de l'ex-Yougoslavie ou de Robert Perišić, dont les deux romans parus en France, Les Turbines du Titanic (2019) et Notre correspondant sur place (2022) auscultent aussi et sans concession la société croate contemporaine.
En 2017, une maison d’édition zagréboise (Durieux) publie une Anthologie d'auteurs croates contemporains – Le fantôme de la liberté ?, un hors-série avec des nouvelles, des extraits de romans et de nombreuses contributions, tant sur la scène littéraire, poétique, théâtrale ou musicale (*PDF disponible gratuitement sur le site du Courrier des Balkans, où l’on trouve d’autres livres croates traduits en français).
Du côté des pièces écrites, les scènes internationales accueillent les œuvres d’Ivo Brešan et de Slobodan Šnajder. Ce dernier publie aussi des romans historiques, dont La Réparation du monde, traduit en 2021 (Liana Levi Éditions). Aujourd'hui, différents auteurs se lancent dans le roman réaliste ou le récit, tous plus ou moins marqués par l’ex-Yougoslavie ou la dernière guerre. Citons Miljenko Jergović, Le Jardinier de Sarajevo, Volga, Volga (2015, Actes Sud), Olja Savicevic, Adios cowboy (JC Lattès, 2020), le Voyage dans les Balkans (Le Bord de l'eau 2009) du Français Jean-Raymond Masson.
La bande dessinée croate peine à trouver sa place en France. Miroslav Sekulić-Stuja échappe à la règle. Peintre, illustrateur et dessinateur de BD, il écrit également des contes, des scénarios et de la poésie. En 2010, salué par la critique, il obtient le troisième prix Jeunes talents à Angoulême pour L'homme qui acheta un sourire, ce qui lui ouvre les portes d’Actes Sud. En 2016 et 2021, il édite deux tomes de Pelote dans la fumée et, en 2022, Petar & Liza.