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Un pays divisé

La guerre de 1992-1995 a bouleversé la Bosnie-Herzégovine. Toute une partie de la population a été déplacée. D’un point de vue institutionnel, le pays est depuis la fin du conflit divisé en trois entités : la République serbe de Bosnie (49 % du territoire), qui est essentiellement peuplée de Bosno-Serbes de confession chrétienne orthodoxe, la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (50 % du territoire), où, selon les cantons, dominent les Bosniaques musulmans ou les Bosno-Croates chrétiens catholiques, et le petit district de Brčko (1 % du territoire), seule entité à voir conservé son caractère multicommunautaire d’avant-guerre. Ainsi, à quelques exceptions près, les Bosniaques, les Bosno-Serbes et les Bosno-Croates vivent désormais chacun de leur côté, dans des régions qui étaient autrefois mixtes. À cela vient s’ajouter le fort ressentiment des familles déplacées et des anciens combattants qui soutiennent des partis politiques nationalistes ayant peu d’égard pour l’intérêt général de la nation. Cela se traduit par des blocages institutionnels. Faute de consensus, les institutions culturelles nationales sont en crise, à l’image du Musée national, à Sarajevo, qui est resté fermé plusieurs années et qui souffre toujours d’un manque de financement. Autre exemple sur les questions de santé : face au coronavirus, la République serbe de Bosnie a adopté des mesures bien plus laxistes que les deux autres entités avec, à la clé, une situation sanitaire déplorable.

Un cadre politique complexe

Les accords de Dayton signés à Paris le 14 décembre 1995 régissent le fonctionnement des institutions du pays. S’ils ont mis fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine, ils ont créé les conditions de la division actuelle du pays. Déjà, ce sont ces accords qui ont donné naissance aux trois entités politiques que sont la République serbe de Bosnie, la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine et le district de Brčko. Chacune possède une large autonomie avec une Constitution, un président (sauf pour le district de Brčko), un gouvernement et un parlement. Au niveau national, le pays est dirigé par une présidence collégiale de trois élus représentant chacun une des communautés principales. Ce système implique que chaque communauté vote pour ses propres partis politiques. Non seulement aucune place n’est prévue pour des partis transcommunautaires, mais les minorités (les Roms, les Albanais, les Monténégrins…) doivent se faire enregistrer en tant que « Bosniaques », « Serbes » « Croates » ou « autres » pour pouvoir voter. Enfin, le plus haut pouvoir politique est occupé par un étranger. Il s’agit du « haut-représentant international en Bosnie-Herzégovine ». Ce poste est confié depuis sa création en 1995 à des responsables politiques de pays de l’UE – c’est l’ancien ministre de l’Agriculture allemand Christian Schmidt qui occupe cette fonction depuis 2021. Secondé par un diplomate américain, le haut-représentant possède de larges prérogatives, comme de pouvoir révoquer des élus locaux corrompus. S’il a par le passé joué un rôle important, par exemple en imposant un système unique pour les plaques d’immatriculation ou en indexant la monnaie nationale sur l’euro, il reste à l’écart de la plupart des débats qui agitent la société aujourd’hui.

Un risque d’éclatement

En République serbe de Bosnie, une majorité de la classe politique souhaite l’indépendance de son entité, faisant craindre une nouvelle guerre. L’idée est portée par Milorad Dodik. Né à Banja Luka en 1959, c’est l’homme fort de l’entité bosno-serbe. Président de celle-ci depuis 2010, il s’affiche comme un ultranationaliste et bénéficie du soutien non seulement des dirigeants de la Serbie, mais aussi du président russe Vladimir Poutine. Ainsi, depuis 2021, Milorad Dodik a entrepris de bloquer les institutions centrales du pays (justice, impôts, armées) en affichant son « mépris » pour la Bosnie-Herzégovine. Toutefois, malgré sa victoire aux élections d’octobre 2022 (avec un fort soupçon de fraude électorale), son projet de sécession est freiné. D’une part, les pays occidentaux voient l’indépendance de la République serbe de Bosnie comme une violation des accords de Dayton et menacent l’entité de fortes sanctions en cas de sécession. D’autre part, depuis février 2022, la guerre en Ukraine est venue fissurer l’unité des nationalistes serbes soutenus par Vladimir Poutine. En Serbie, une majorité d’entre eux a condamné l’agression russe et souhaite éviter de s’opposer frontalement au bloc occidental par crainte de sanctions. Milorad Dodik se retrouve donc isolé. De même, certains nationalistes bosno-croates, qui bénéficiaient, eux aussi, du soutien russe, ont depuis la guerre en Ukraine mis en sourdine leur projet séparatiste des cantons peuplés en majorité de Bosno-Croates, en Tropolje et en Herzégovine.

Les traces de la guerre

Elles sont visibles partout, des portraits de criminels de guerre peints sur les murs de Srebrenica aux impacts d’explosion ou de tirs de snipers dans les rues de Sarajevo. Malgré des milliards d’euros d’aide internationale investis pour la reconstruction du pays, celui-ci n’a toujours pas pansé complètement ses plaies. Toute une partie des usines des secteurs de l’automobile, de l’armement et de l’aéronautique a fermé définitivement à cause du conflit, engendrant un fort taux de chômage qui alimente l’exode massif de la jeunesse. Mais les cicatrices les plus profondes restent invisibles. Il s’agit des troubles psychologiques subis par les anciens combattants, par les blessés et orphelins de guerre, par les proches des familles de victimes, par les femmes violées et par les centaines de milliers de réfugiés intérieurs. Des pensions spéciales et des ONG viennent un peu soulager ces souffrances. Mais il suffit parfois d’une phrase, d’un mot dans une conversation pour raviver les souvenirs d’un conflit qui reste encore très vivace dans la mémoire collective, y compris parmi les jeunes générations nées après 1995. C’est sur ce terreau qu’ont fleuri les partis nationalistes qui polluent aujourd’hui la vie politique bosnienne. On recommande d’ailleurs d’aborder avec prudence toutes les questions relatives aux conflits qu’a traversés le pays au cours du XXe siècle.

L’ingérence étrangère

Elle est officielle et plutôt bénéfique dans le cas de l’Union européenne. Celle-ci nomme le haut-représentant international en Bosnie-Herzégovine, finance toutes sortes de projets et dirige une mission militaire de maintien de la paix, la force européenne Althea (du nom de la déesse grecque de la Guérison Althée) qui compte aujourd’hui environ 1 600 militaires. L’UE est surtout un horizon d’espoir pour les habitants. Le pays a déposé son dossier de candidature pour l’adhésion en 2016 et s’est vu reconnaître le titre de « candidat officiel » en 2022. Cela se traduit par une convergence aux niveaux des normes et des lois, mais aussi par une aide financière accrue. Toutefois, aucun accord sur les taxes douanières n’est encore à l’ordre du jour. Cela demeure un frein aux échanges, notamment avec l’Allemagne, la Croatie, l’Italie et l’Autriche qui sont les principaux partenaires économiques du pays. L’influence des États-Unis demeure, elle aussi, très forte. Ceux-ci disposent sur place d’une immense ambassade à Sarajevo et d’un diplomate au sommet de l’État chargé de seconder le haut-représentant. Washington, qui a défini les termes des accords de Dayton sous la présidence de Bill Clinton, demeure très impliqué, notamment pour garantir l’intégrité du pays face aux nationalistes bosno-serbes soutenus par Moscou. La Croatie et la Serbie, nations voisines et belligérantes durant le conflit bosnien, avancent aussi leurs pions. Par exemple, les habitants bosno-serbes peuvent bénéficier de la nationalité serbe offerte par Belgrade. Zagreb fait de même avec les Bosno-Croates, avec l’attrait supplémentaire de l’accès à l’Union européenne qui va de pair avec la nationalité croate. La communauté bosniaque est quant à elle la cible d’une opération séduction lancée par les riches pays musulmans du Golfe (Arabie saoudite, Koweït, Qatar…). Depuis la fin de la guerre, ceux-ci financent des mosquées ou des médias (dont la grande chaîne d’information Al Jazeera Balkans lancée en 2011), mais aussi des organisations religieuses, avec à la clé l’essor d’un islamisme radical, certes marginal, mais qui a déjà provoqué des actes de terrorisme. Enfin, la Turquie est présente dans toute l’ex-Yougoslavie. Ici, Ankara restaure des mosquées, favorise les investissements turcs et s’assure des relais d’opinion, notamment auprès des communautés bosniaque et bosno-serbe.

Une identité bosnienne malgré tout

Malgré ses divisions, la Bosnie-Herzégovine possède une véritable identité nationale. Déjà, les habitants parlent tous la même langue. Certes, il existe ici à présent trois « langues officielles » : le bosniaque, le croate et le serbe. Mais les différences sont ténues : certains mots de vocabulaire, l’utilisation fréquente du cyrillique pour le serbe et quelques particularismes régionaux. Si bien que les Bosniens de toutes origines peuvent se parler et suivent grosso modo les mêmes programmes à la télévision. Ils sont aussi très attachés à leur histoire, en particulier à la figure des rois bosniens et aux stećci du Moyen Âge. Ils partagent les mêmes passions pour le sport et la pratique du sport, les musiques traditionnelles locales, la nourriture de rue (bureks et ćevapi) et les montagnes et les rivières. Sur le terrain, des associations de montagnards ou d’écologistes militent ensemble pour sauvegarder l’environnement. Si les mariages mixtes sont désormais rares, ils étaient fréquents avant la guerre. Ainsi, de nombreux enfants de double culture aujourd’hui devenus adultes continuent de faire le lien entre les communautés. D’un point de vue génétique, les Bosniens dans leur ensemble ont aussi hérité de leurs ancêtres de la préhistoire un particularisme qui en fait les plus grands hommes d’Europe.