Timbre représentant Muhsin Ertugrul © rook76 - shutterstock.com.jpg
Deniz Gamze Erguven au Variety Creative Impact Awards en Californie en 2016. (c) Kathy Hutchins -shutterstock.com .jpg

Exubérance de l’âge d’or

Les deux premiers films turcs datent de 1917 et sont l’œuvre de l’écrivain, journaliste et réalisateur Sedat Simavi. Aujourd’hui perdus, pourquoi les mentionner ? L’Espion inaugure une longue tradition de films d’espionnage, de Voyage au pays de la peur (Norman Foster, 1943) à La Taupe (Tomas Alfredson, 2011) en passant par L’Affaire Cicéron (Joseph L. Mankiewicz, 1952), qui, avec délectation, feront de la Turquie et d’Istanbul en particulier un véritable nid d’espions – ce qui semble toujours être le cas si l’on en croit l’actualité récente. L’essentiel de la production cinématographique turque d’avant-guerre est le fait d’un seul homme, Muhsin Ertuğrul, lequel a fait ses classes dans les théâtres allemands. Les films qu’il a laissés en portent les stigmates. Trois titres de gloire à son actif : il signe en 1931 le premier film parlant du cinéma turc, Dans les rues d’Istanbul, réalise une coproduction gréco-turque, Le Mauvais chemin (1933) dans l’espoir de rapprocher ces deux ennemis jurés, puis un dernier film, La Tisserande (1953), qui le confirme dans son statut d’indécrottable pionnier, puisqu’il s’agit du premier film turc en couleur. L’industrie cinématographique turque est alors en pleine expansion, profitant des mesures fiscales prises en sa faveur par le gouvernement en 1948. Comédies, mélodrames, sagas paysannes, films patriotiques sont les genres en vogue parmi une abondante production. Rares sont les films qui s’extirpent des conventions dans un premier temps : le coup d’essai de Ömer Lütfi Akad, Frappez la putain (1949), non exempt de naïveté, signale une inspiration singulière en racontant l’histoire d’une institutrice en butte au fanatisme religieux à son arrivée dans un petit village d’Anatolie. Au nom de la loi (1952), un film policier qui investit les rues d’Istanbul, La Loi de la frontière (1966) avec Yılmaz Güney en bandit anatolien, archétype du cinéma de l’époque, ou un beau mélodrame, Ma bien-aimée publique (1968), avec la célèbre Türkan Soray témoignent de la variété de son inspiration et de la place importante qu’il occupe dans le cinéma turc. Réussites précoces elles aussi, Trois amis (Memduh Ün, 1958), charmante chronique de la vie au bord du Bosphore, ou La Route sans fin (Duygu Sagiroglu, 1965) sur les rêves brisés de jeunes gens venus chercher du travail à Istanbul. Chant d’amour, comme son titre l’indique, à la Sublime Porte, Oh, Belle Istanbul (1966) dresse le portrait enchanteur d’une Istanbul qui n’existe plus. Le film n’est que l’un des nombreux coups d’éclat du prolifique Atıf Yılmaz, aux côtés de Ma bien-aimée à l’écharpe rouge (1978) ou du Sacrifice (1979), inspiré d’un fait divers qui a eu lieu dans le village de Kargın dans l’Est anatolien. Autre figure essentielle, Metin Erksan qui fait exploser en mille morceaux l’image idéalisée de la société rurale dans des films où les personnages sont atteints d’une espèce de furie de posséder. Un Été sans eau (qui obtient l’Ours d’or à Berlin en 1964) raconte comment un paysan s’approprie une source pour irriguer son seul terrain, Le Puits (1968) narre l’obsession maladive jusqu’à l’irréparable d’un homme pour une femme qui se refuse à lui (Bedrana de Süreyya Duru en 1974, qui s’inscrit dans la même veine tragique et pastorale, est une grande réussite de la décennie qui suit). C’est une passion fétichiste et fantasmatique qui sert de prétexte au Temps d’aimer (1966), situé dans les Îles des Princes, un style qui le rapproche de la vague moderniste qui sévit alors en Europe et dans le monde. Qu’il signe une photocopie de L’Exorciste simplement transposé dans le monde musulman avec Şeytan (1974) annonce au moins autant le déclin de la production à venir que celui de son inspiration. En effet, le Yeşilçam, du nom de ce quartier d’Istanbul qui abrite en ces temps la majeure partie des studios turcs, produit alors à la chaîne des films plus qu’anecdotiques, contrefaçons de films hollywoodiens ou films érotiques – une rareté dans le monde musulman.

Bâtons dans les roues

Mais le réalisateur qui fait véritablement connaître le cinéma turc hors de ses propres frontières est Yılmaz Güney, qu’on surnomme le roi laid. Son pessimisme et l’attention qu’il porte à la misère du monde éclatent dans L’Espoir (1970). Yol, la permission de Serif Gören, coréalisé depuis la prison par Güney – accusé d’avoir tué un juge – avant qu’il ne réussisse à prendre la fuite en France, obtient la Palme d’or à Cannes en 1982, une première pour un film turc, et connaît un retentissement international, dans lequel la situation de Güney joue un rôle non négligeable : ce film âpre et beau entremêle les histoires de plusieurs prisonniers, à qui une permission permet de retourner auprès de leurs proches pour finalement se heurter aux archaïsmes qui sont encore profondément ancrés dans la société turque. Après le coup d’État militaire de 1980, le film a été logiquement interdit en Turquie. Des cinéastes continuent d’émerger malgré les contraintes que fait peser sur eux le gouvernement, comme Ömer Kavur. Visage secret (1991), adapté d’un roman d’Orhan Pamuk, est le sommet de son œuvre : c’est une histoire d’amour étrange, imprégnée de tradition soufie, qui n’a pas vraiment d’équivalent dans le cinéma turc. Les films d’Ali Özgentürk, comme Hazal (1980), sont marqués par un réalisme magique qui a lui aussi quelque chose de neuf et font une place importante aux personnages féminins qui se débattent avec de vieilles traditions tribales. Satire acerbe de la société turque d’alors, Cuisine de riches (Basar Sabuncu, 1988) relève de l’excellent théâtre filmé. En 1990, le succès 
d’Abdullah de Minye (Yücel Çakmakli, 1990) lance une mode des films prônant la pratique d’un islam rigoriste. Une suite est d’ailleurs tournée la même année. Concurrencée par la télévision et le cinéma américain – la plupart des salles sont détenues par des majors américaines –, la production cinématographique locale a faibli dramatiquement dans les années 1990, ce qui n’empêche pas une nouvelle génération de cinéastes, toujours très active aujourd’hui, de maintenir la flamme.

Regain de forme

La carrière de Reha Ederm connaît un premier départ, mais ne démarrera vraiment qu’au tournant du siècle. Zeki Demirkubuz rumine déjà son angoisse existentielle dans C Blok (1994), description quasi carcérale de la banlieue stambouliote, avant de réaliser Innocence (1997), classique turc et torturé des années 1990 qui ne fait pas dans la dentelle.
Il lui donnera une sorte de prologue en 2004 avec Kader. 1996 est une année particulièrement fructueuse : Eskiya le bandit (Yavuz Turgul) maintient en vie un cinéma populaire et compétent, Dervis Zaim s’impose comme un petit maître du polar avec Somersault in a Coffin, désargenté, mais pas dépourvu d’humour noir. Et surtout, Nuri Bilge Ceylan lance une carrière, avec Kasaba (1996), et connaîtra la consécration suprême avec une Palme d’or pour Winter Sleep en 2014. Son œuvre austère, contemplative, couverte d’éloges par la critique, donne une impression presque physique des paysages qu’elle arpente.
Entre autres, Istanbul sous la neige dans Uzak (2002), l’été à Kaş sur la côte méditerranéenne et l’hiver à Ağrı à l’est dans Les Climats (2006), chronique d’une rupture. Son dernier film, Le Poirier sauvage (2018), voit son héros regagner Çanakkale, sa ville natale, et confirme sa place d’auteur statufié. Non seulement Aller vers le soleil (réalisé par Yeşim Ustaoğlu) confirme en 1999 cette embellie, mais c’est aussi le premier film de l’histoire du cinéma turc qui ose aborder de plein front la question kurde. Une économie relancée voit la production de films commerciaux et de séries décupler, tout particulièrement comiques. Ils connaissent un succès important à l’export, en Allemagne par exemple où la communauté turque est importante, mais surtout ailleurs en Orient. Parmi elles Atiye (2019) raconte les aventures d’une jeune archéologue, mais la liste est trop longue. Citons la toute récente Bartu Ben (2019) qu’on doit au talentueux Tolga Karaçelik, sur le quotidien et les névroses d’un trentenaire gay et maladroit à Istanbul. Spécialisé dans les séries, Onur Ünlü a signé avec Sen Aydinlatirsin Geceyi (2013) un original film fantastique en noir et blanc situé aux abords de la mer Égée. Nombreux sont les films de guerre et séries d’action à faire dans la propagande spectaculaire et décomplexée. Confiture de figue (Aytaç Agirlar, 2011) est un drame romantique situé à Istanbul qui adopte de façon peu orthodoxe le point de vue d’un Européen. Les films plus personnels ne sont pas en reste, et Özcan Alper s’est engouffré dans la voie ouverte par Ceylan avec Sonbahar (2008) qui, pour lent qu’il soit, donne un aperçu magnifique des montagnes qui bordent la mer Noire, ou Le Temps dure longtemps (2011), voyage aux côtés d’une étudiante en musicologie partie explorer la région de Hakkâri et de Diyarbakır dans le sud du pays. Des temps et des vents (2006), décrivant trois enfants rebelles à l’autorité des adultes dans un petit village, Kosmos (2010), un conte mystique tourné à Kars, non loin de la frontière arménienne, ou Jîn (2013), qui voit une jeune Kurde abandonner ses habits de combattante, signé Reha Ederm, sont autant de films singuliers, visuellement fouillés, parfois déconcertants qui visent à une sorte de poésie cosmique. Dernièrement, le cinéma turc a fait tout particulièrement parler de lui avec Mustang (2015) de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven, énième mais rafraîchissant manifeste pour l’émancipation féminine dans un pays souvent conservateur. Thriller psychologique (Sarmasik de Tolga Karaçelik, 2015), chronique générationnelle (Majority, 2010), comédie noire (Vivian de Durul Taylan et Yagmur Taylan, 2009), western montagnard d’une lenteur consommée (Derrière la colline du bien nommé Emin Alper en 2012) : le cinéma turc n’est pas en peine de talents de toutes sortes. Reste à espérer que les films soient accessibles plus facilement sur nos écrans.

Du côté des séries

Depuis une dizaine d’années, le pays connaît un succès sans précédent sur le terrain de la série télévisuelle. À tel point qu’en 2018, une étude européenne plaçait la Turquie en deuxième position mondiale, soit juste après le géant américain, pour le nombre d’exportations de séries dans le monde. Ce nouvel empire, c’est « Istanbulywood ». En effet, les productions turques s’exportent aujourd’hui dans plus de 140 pays à travers le monde, générant une manne financière de plus de 300 millions de dollars (10 millions seulement en 2008) et à l’horizon 2024, les autorités du pays comptent bien rapporter à l’État jusqu’à 2 milliards de bénéfices grâce à l’exportation des biens culturels. Une prévision qui augure de belles festivités pour le centenaire de la naissance de la République turque qui aura lieu la même année. Une telle success-story s’explique par l’engouement des pays arabes et sud-américains pour les propositions turques. L’engouement est le même dans les pays des Balkans. Le succès de ces « télé-romances » turques résiderait dans les valeurs prônées et les messages distillés dans chacun des feuilletons : vivre l’amour libre (et chaste) tout en tenant compte des valeurs traditionnelles et sociétales, des valeurs communes à tous les pays de confession à majorité musulmane. La fiction audiovisuelle turque a de beaux jours devant elle…