Une terre documentaire
Les premiers films tournés à Madère, des courts documentaires accessibles en quelques clics et aux titres éloquents comme Le Pays du vin, montrent un monde et une société hors du temps, que la modernité semble avoir laissé intacts et que troublent à peine les paquebots de touristes de passage. Sissi avait fait figure d’illustre initiatrice en s’y retirant en 1860, ce que rappelle le dernier volet de la trilogie qui fit de Romy Schneider une star, Sissi face à son destin (Ernst Marischka, 1957), où Ravello en Italie, moins lointaine et moins exotique, servit à figurer à la fois Madère et Corfou. Quelques années auparavant, Jorge Brum do Canto, à qui un petit musée est aujourd’hui dédié à Porto Santo, était venu tourner un drame paysan aux accents néoréalistes avant l’heure dans cette terre de levadas, ces canaux d’irrigation qui servent aujourd’hui également de chemins de randonnée, A Canção da Terra (1938), hymne à la terre nourricière, comme son titre l’indique, mais aussi témoignage des rigueurs de la sécheresse sur l’île, sur fond de rivalités amoureuses. L’après-guerre et la consolidation du pouvoir de Salazar correspondent à une période de vaches maigres pour le cinéma portugais, et madérien a fortiori alors que la manne potentielle du tourisme ne laisse pas insensible la dictature. Signes avant-coureurs : la venue de John Huston à Madère, pour y filmer quelques scènes de son Moby Dick (1956), et pas les moindres puisqu’elles comprennent une scène de chasse à la baleine tournée avec les baleiniers de l’archipel, pratique qui ne prendra fin qu’en 1981, puis une curiosité, le premier et unique film tourné en Cinemiracle (un procédé à trois caméras), Windjammer (Louis de Rochemont, Bill Colleran, 1958), un spectaculaire documentaire retraçant la traversée transatlantique d’un voilier et de son équipage scandinave qui fait escale à Madère pendant les fêtes du Nouvel An. L’industrie cinématographique portugaise, encore très artisanale, n’investit que très sporadiquement l’île aux fleurs, mais c’est là-bas que LA vedette de la chanson portugaise, Amália Rodrigues, interprète son dernier rôle au cinéma dans Les Îles enchantées (Carlos Vilardebó, 1961), film déroutant et mutique inspiré d’une nouvelle de Melville, qui fait la part belle aux paysages abrupts et sauvages de Madère.
Révolution tranquille
En 1972, Madère inaugure son premier aéroport international, ce qui explique peut-être qu’un cinéaste comme Jesús Franco, l’un des papes du cinéma d’exploitation désargenté, vienne alors y tourner quelques-uns de ses innombrables films. Parmi eux, Le Miroir obscène (1973), qui compte parmi ses films les plus réputés, portrait d’une jeune chanteuse à la dérive à travers les clubs de jazz de Funchal et dont on conseillera la version espagnole plus conforme à la vision de Franco, plutôt que la française charcutée par les producteurs et lestée de quelques scènes pornographiques, ou La Comtesse noire (1973) où se retrouve sa prédilection pour l’horreur et l’érotisme. António da Cunha Telles, l’un des rares réalisateurs natifs de l’archipel, qu’il a quitté pour étudier à Paris avant de s’installer à Lisbonne, entame sa carrière avec un portrait de femme en quête d’émancipation (O Cerco, 1970) puis celui d’une génération désillusionnée qui ne se doute pas de l’imminence de la Révolution des Œillets (Meus Amigos, 1974). Mêlant images prises sur le vif, dont de belles vues aériennes aux couleurs chaudes, et images d’archive, Colónia e Vilões (Leonel Brito 1977), interdit lors de sa sortie par le gouvernement de Madère, constitue un document inestimable sur la vie à Madère à la suite de ladite Révolution, profondément imprégnée de catholicisme, où l’on retrouve évidemment les maisons aux toits de chaume, les jardins en étages et toutes les choses qui ont fait la renommée de l’île, mais aussi une volonté nouvelle chez les paysans de l’île de se défaire d’un système inique. Un an auparavant, indice des changements à venir, Funchal avait inauguré son casino, imaginé par Oscar Niemeyer, qui sert de décor à la rencontre d’un couple possédé par le démon du jeu, interprété par Jacques Dutronc et Bulle Ogier dans Tricheurs (Barbet Schroeder, 1984), film qui mérite le détour. Raoul Ruiz, dont la carrière fait état d’un tropisme portugais, qu’on peut expliquer en partie par le tandem qu’il forme avec le producteur Paulo Branco, donne libre cours à sa fantaisie débridée avec Les Trois couronnes du matelot (1983) – où Madère tient le rôle de Valparaiso – et, dans la foulée, une mini-série de trois épisodes conçue pour la télé portugaise, Les Destins de Manoel (1985), un conte fantasmagorique qui devient de plus en plus délirant à mesure qu’il s’approche de son terme.
De nos jours
Depuis, rares sont les films tournés à Madère : Porto Santo (Vicente Jorge Silva, 1997) est l’une de ces exceptions – et encore, le scénario fait une escale à Madère fortuite et involontaire quand un vol transatlantique se voit contraint d’y atterrir. La figure tutélaire du cinéma portugais Manoel de Oliveira s’y rend enfin pour Christophe Colomb, l’énigme (2007), méditation mélancolique sur l’explorateur dont le passage sur l’île – où il s’est marié – fait la fierté des habitants. Adaptation d’un roman d’Agustina Bessa-Luís, qu’affectionne également Oliveira, A Corte do Norte (João Botelho, 2008) fait preuve des qualités toutes particulières d’un certain cinéma portugais, dont les ambitions ne se formalisent en aucune manière du manque de moyens : c’est le portrait d’une famille aristocrate sur plusieurs générations, rehaussé d'images des flancs verdoyants de l’île qui tombent à pic dans la mer. Hormis quelques telenovelas, ou des documentaires consacrés aux réserves naturelles qu’abritent les minuscules îles Desertas et Selvagens (là où Cousteau aurait trouvé les eaux les plus pures du monde), le documentaire occasionnel sur la star locale Cristiano Ronaldo, l’actualité cinématographique ronronne dans cet archipel tout de même dix fois plus petit que la Corse, qui ne comporte pas non plus les commodités logistiques de ses acolytes espagnoles, les îles Canaries, ce qui explique en partie une tranquillité toute relative pour ce qui est du septième art.