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Luxemburgensia et premiers classiques

La création du Luxembourg se formalise dans les mots, ceux de la chartre que signe en 963 Sigefroi, descendant de Charlemagne, qui prend possession d’un petit fort, certainement romain, appelé Luculinburhuc, à la place duquel il érigera un château, et ceux de la légende qui donne au comte pour épouse une femme-poisson, Mélusine. Le château-fort deviendra ville, puis pays aux délimitations aussi fluctuantes que les frontières en temps de guerre. Mais le Grand-Duché, qu’est toujours aujourd’hui le Luxembourg, est également un territoire linguistique qui voit cohabiter français, allemand et une langue déclarée nationale en 1984, le luxembourgeois (lëzebuergesch), ramification du moyen-allemand dont la trace à l’écrit la plus ancienne est le Codex Mariendalensis. Dans ce long poème épique, qui selon les estimations, aurait été rédigé à la toute fin du XIIIe siècle par le frère Hermann von Veldenz, se dévoile la vie d’une autre figure tutélaire de la nation, Yolande de Vianden, qui s’opposa à ses parents pour vivre sa foi et devint prieure du monastère qu’elle avait rejoint.

À dire vrai, hormis la référence inaugurale que constitue le Codex Mariendalensis au XIIIe siècle, la littérature luxembourgeoise ne commencera à s‘épanouir que six siècles plus tard, très exactement à partir de 1839. En cette année charnière est signé le Traité de Londres qui reconnaît l’indépendance du Grand-Duché. Bien que celui-ci se voit amputer d’une partie de son territoire et que les rapports de domination avec ses voisins soient encore prégnants, naît un sentiment patriotique qui passe par l’affirmation d’une langue commune et s’inscrit dans la littérature.

Ainsi, un texte fondateur avait été publié dix ans auparavant par Antoine Meyer (1801-1857), professeur de mathématiques qui exercera à l’Université libre de Bruxelles et qui par ailleurs se consacrera à sa langue natale, réfléchissant à sa grammaire et lui offrant ses lettres de noblesse avec son recueil de poésies satiriques intitulé E’Schrek ob de lezeburger Panassus. Précurseur à double titre, il ouvrira la voie à trois auteurs qui font désormais figures de classiques : Michel Lentz, Edmond de la Fontaine et Michel Rodange.

Le premier voit le jour en 1820 à Luxembourg où il s’éteindra en 1893, lui aussi poète mais pour sa part influencé par les Romantiques, il a principalement marqué les mémoires pour avoir écrit les paroles de l’hymne national, Ons Heemecht (« Notre patrie »). Le deuxième, plus connu sous son pseudonyme Dicks, donne à son pays ses premières pièces de théâtre, des vaudevilles à l’instar de De Scholtschäin interprété en 1855 au Cercle littéraire sur la place d’Armes où depuis 1903 trône un monument le représentant avec Michel Lentz, mais aussi des poèmes. Il s’attellera également à la collecte des us et coutumes locaux dans son ouvrage Luxemburger Sitten und Bräuche. Enfin, Michel Rodange est certainement celui qui produit l’œuvre la plus aboutie, son Rénart le renard (1872), inspiré du Reineke Fuchs de Gœthe, façonne en vers un fascinant récit d’aventure tout en esquissant une représentation des mœurs contemporaines. Poésie, théâtre et épopée, la base de la littérature luxembourgeoise étant posée, il ne lui restait plus qu’à s’écrire.

Multilinguisme et ouverture

Si ce trio de tête usait du luxembourgeois, les autres langues du pays commencent elles aussi à inspirer les écrivains, à l’exemple de Félix Thyes, auteur proclamé du premier roman écrit en français et paru à titre posthume en 1855. Marc Bruno : profil d’artiste, texte romantique tout autant que réaliste, narre les errances professionnelles et les amours malheureuses d’un jeune homme en proie au doute constant.

Du côté de l’allemand, c’est Nikolaus Welter (1871-1951) qui s’impose en se faisant tour à tour dramaturge avec Die Söhne des Öslings en 1904 ou poète lyrique avec Hochofen en 1913. Batty Weber (1860-1940), quant à lui, débutera comme feuilletoniste dans le Das Luxemburger Land dès 1883 puis intègrera le Luxemburger Zeitung dont il deviendra rédacteur en chef en 1893. Des poèmes et un roman fort bien accueillis contribueront à sa réputation : depuis 1987 un prix littéraire porte son nom.

Est-ce parce que les deux guerres mondiales se montrent particulièrement cruelles envers le Luxembourg qui se retrouve le jouet des puissances étrangères qui n’hésitent pas à violer par deux fois sa neutralité que la littérature semble connaître une période de repli sur elle-même ? Toujours est-il que la première moitié du XXe siècle n’est pas particulièrement féconde, les écrits se focalisent sur un certain passéisme et sur un amour patriotique parfois disproportionné qui se devine notamment dans la mise au ban dont souffrira durant des décennies Norbert Jacques (1880-1954) à qui il sera reproché, très légitimement, son accointance avec l’Allemagne nazie, mais surtout le fait d’avoir osé critiquer vertement sa patrie dans son roman Der Hafen.

Malgré tout, les années 1950 et 1960 marquent un renouveau : la vision romantique de la nation, qui rime souvent avec patriotisme exacerbé, laisse enfin place à la possibilité d’une certaine critique sociale, gage également d’ouverture sur le monde. Cette nouvelle génération s’incarne parfaitement dans la filiation européenne de la poétesse Anise Koltz. Née en 1928, elle sera récompensée l’année de son 90e anniversaire par le Goncourt de la poésie, une distinction plus que méritée au regard de son investissement dans la vie culturelle luxembourgeoise.

D’autres noms rimeront, et riment toujours, avec ce renouvellement littéraire qui prendra une véritable ampleur dans le courant des années 1980. Jean Portante, né de parents italiens mais écrivant en français, devient le chantre des voyages linguistiques, faisant du néologisme un art à savourer dans ses multiples recueils, tandis que Michèle Thoma s’adonne aux feuilletons et chroniques d’une plume volontiers acérée. 1985 sonne le grand retour du luxembourgeois grâce aux romans de Guy Rewenig dont la maison d’édition Le Castor astral a traduit La Cathédrale en flamme en 1997. Cette ferveur pour la langue nationale est encouragée par les écrits autobiographiques de Roger Manderscheid qui gagne le cœur de ses concitoyens, mais les écrits dans les deux, voire trois si l’on compte l’anglais, autres langues rencontrent aussi leur public. Jean Krier, Guy Helminger, Jean Sorrente, Pierre Joris… : autant de noms qui ont vocation à être gravés dans l’histoire littéraire du Luxembourg.