Un saut dans le passé

La romanesque redécouverte de Petra pourrait presque être une métaphore de la littérature jordanienne vue par le reste du monde : il faudra écouter la rumeur confirmant qu’elle existe, la débusquer et creuser, avant de se rendre compte de son importance, de sa valeur et de sa pérennité. Cet épisode rocambolesque est aussi celui qui a donné lieu au premier récit de voyage au sein de la si mystérieuse Jordanie, un texte intime qu’il est malheureusement bien difficile de se procurer aujourd’hui alors que ce périple a pourtant été abondamment documenté par son auteur, Jean Louis – dit aussi Johann Ludwig ou John Lewis – Burckhardt. Né à Lausanne en 1784, ce dernier s’inscrit dans la longue lignée des explorateurs-écrivains suisses et démontre dès le plus jeune âge une appétence certaine pour l’ailleurs. Après avoir étudié en Allemagne et visité l’Angleterre, il initie à 25 ans une expédition pour tenter de trouver la source du fleuve Niger. Pour ce faire, il décide d’apprendre l’arabe, d’adopter la culture musulmane et de se rebaptiser Ibrahim ibn Abdullah, pensant ainsi se fondre plus facilement dans le décor. Commence alors une vie d’aventure qui l’amènera à séjourner en Syrie, au Liban, en Egypte… et, en chemin, dans l’actuelle Jordanie où lui parvient la rumeur d’une cité ancienne aux abords de Wadi Moussa (de nos jours Gaia). Inventant une histoire de sacrifice et sous couvert de son déguisement, Burckhardt aura la chance de traverser la ville défendue le 22 août 1812 en compagnie de son guide. Il fera part de sa découverte qui sera reprise dans son livre Travels in Syria and the Holy Land publié à titre post-mortem, car rien n’ayant pu le détourner de son objectif premier, il poursuivra sa route mais n’y rencontrera qu’une mort précoce, de dysenterie, au Caire, à 32 ans.

Toujours est-il que la révélation de l’existence de Petra se répandra rapidement, et fera la joie des archéologues qui entreprendront dès 1818, et malgré la défiance de la population locale, des visites régulières à l’inestimable site archéologique. Empreints d’un héritage religieux et influencés par l’attrait pour l’orientalisme qui imprègne alors la vie intellectuelle, les premiers savants à étudier Pétra vont sans doute avoir tendance à édifier un véritable mythe autour de celle-ci, cela ne saurait pourtant pas minorer son importance quant à ce qu’elle livre d’une civilisation éteinte mais prestigieuse, celle des Nabatéens. L’origine de ce peuple marchand reste mal connue, il semble néanmoins mentionné dans des textes antérieurs de plusieurs siècles à la naissance du Christ. Constituant leur véritable héritage, les nombreuses inscriptions retrouvées sur les rochers de Petra ont donc stimulé les recherches des savants, l’écriture nabatéenne, elle-même a priori dérivée de l’araméen, constituerait en effet le socle de l’alphabet arabe.

Retour au présent

Après cette parenthèse historique, il serait bon de s’intéresser à la littérature jordanienne dans toute sa réalité contemporaine, le pays possédant certes un riche passé mais étant finalement fort récent. Ainsi, il serait possible de citer Ménippe de Sinope ou Méléagre de Gadara, l’un philosophe et l’autre poète, qui ont vécu au premier siècle avant Jésus-Christ, mais ils demeurent surtout les symboles des nombreux peuples qui ont occupé l’actuel territoire jordanien, en l’occurrence les Grecs, et non celui d’une identité qui est aujourd’hui en train de se constituer dans une certaine unité, bien que cela n’ait pas été sans peine comme le rappelle le parcours de Samith Al-Qassim (1939-2014). Celui-ci voit le jour à Zarkah, ville de garnison où son père exerçait alors comme capitaine de l’armée des frontières. Etudiant avec la même assiduité la philosophie et l’économie politique, il se fait journaliste et poète, puis éditeur en créant Arabisk. Son militantisme lui vaudra maintes condamnations mais il est désormais considéré comme l’un de ceux qui ont engagé la Palestine dans la voie de la modernité. Ses œuvres, traduites dans de nombreuses langues, constituent une vingtaine de recueils. Cinq d’entre elles se découvrent aux éditions de Minuit sous le titre Je t’aime au gré de la mort. Elias Farkouh, né à Amman en 1948, s’intéressera aussi au devenir politique du Moyen-Orient. Egalement journaliste et éditeur, d’abord au sein de Al-Manarat puis en créant en 1991 sa propre maison, Dar Azminah, les portraits, particulièrement émouvants, qu’il a livrés d’individus soumis aux turpitudes de l’histoire lui ont valu une grande postérité couronnée en 2008 par le Prix International de la Fiction arabe pour son roman The Land of Purgatory, malheureusement non disponible en français. Un autre de ses titres, Columns of Foam, publié en 1987, a par ailleurs été distingué comme appartenant aux 100 (en fait, 105) meilleurs romans arabes du XXe siècle sélectionnés par l’Union des Ecrivains arabes (liste complète à découvrir sur le site internet arablit.org). Elias Farkouh a perdu la vie en 2020, au terme d’une brillante carrière littéraire qui lui a valu une reconnaissance internationale. Son parfait contemporain, Mahmoud al-Rimawy, a à son tour exercé sa plume dans les colonnes des journaux, notamment dans Al Ra’i et dans Al-sijill, il a ensuite pianoté sur son clavier en créant un site – Qaba Qaosayn – qui a fédéré une large audience. Du côté de la littérature, son travail fut tout aussi abondant puisqu’on lui attribue plus d’une dizaine de recueils de nouvelles et des romans dont l’un, Man you’nis assayida, fut pressenti en 2010 pour le prestigieux Prix International de la Fiction arabe. Si Mahmoud al-Rimawy a quitté sa ville natale, Beit Rima, pour s’installer dans la capitale jordanienne, d’autres ont fait un plus long voyage, à l’instar de Wajih Rayyan qui, à 18 ans, s’installa en Belgique. Deux de ses textes sont disponibles en français aux éditions L’Harmattan : De Jordanie en Flandres : ombres et lumières d’une vue ailleurs (2010), qui comme le titre le suggère est à forte connotation autobiographique, et La Princesse d’une nuit (2016), qui campe une jeune femme originaire de l’est de l’Afrique, également exilée dans le plat pays. Peu à peu, elle livrera sa difficile histoire, entre abandon, violence et intégrisme. C’est dans un tout autre domaine qu’excelle Taghred Najjar, née en 1951, puisque son œuvre foisonnante – plus de 60 albums depuis 1977, dont deux traduits par les éditions québécoises Crackboom ! : Mon grand frère et moi (2019) et La Folie de la pastèque (2018) – se destine aux plus jeunes. Cette approche, ludique et pédagogique, car elle est par ailleurs diplômée en psychologie, lui vaut une belle ouverture sur le monde, par le biais de traductions, de sélections à de grands prix de la littérature jeunesse et par la participation à des festivals internationaux, dont le Emirates Airline Festival of Literature en 2018.

Nouvelles tendances

Dans le même temps, les femmes se préoccupent également des questions politiques, à l’image de Fadia Faqir qui vit le jour en 1956 à Amman. Quatre ans après s’être installée au Royaume-Uni à l’âge de 28 ans, elle a commencé à faire paraître des romans dont le sens de la mesure et l’art de la nuance ont été salués unanimement. Après Nisanit (1988) qui dépeint la vie dans une zone de conflit – en l’occurrence la Palestine et Israël – sont parus Pillars of Salt (1996), puis Mon nom est Salma dont les éditions Liana Levi avaient donné une traduction française en 2007. Ce livre raconte l’histoire d’une femme ayant dû s’exiler après être tombée enceinte hors mariage, ce qui était inacceptable pour l’ensemble du village bédouin au sein duquel elle vivait jusqu’alors. Dans sa carrière professionnelle, Fadia Faqir s’est aussi préoccupée du sort de ses congénères, coordonnant un projet d’étude sur les femmes du Moyen-Orient pour le compte de l’université de Durham. Depuis, elle continue de creuser les problématiques liées à la double culture et à l’immigration dans une œuvre, stylistiquement élégante, qu’elle rédige en anglais. Sa cadette de trois ans, Amal Naseer, a été la première femme à obtenir un doctorat en littérature à l’université de Jordanie, elle a mis ses compétentes au service de l’étude de la poésie classique, s’intéressant pareillement à la question féminine. Du côté des hommes, dans cette même génération, il faudrait citer Jamal Naji (1954-2018) qui est né en Palestine dans un camp de réfugiés mais a grandi en Jordanie, puis qui a publié une vingtaine de romans, dont The Road to Balharit, à partir des années 80 ; Ibrahim Nasrallah distingué en 1991 par le Prix Arar pour l’ensemble de son œuvre composée d’une quinzaine de recueils de poèmes et des romans, notamment The Time of White Horses ; et surtout Amjad Nasser (1955-2019) qui a incarné le renouveau de la poésie arabe. Engagé politiquement, sa poésie se tourne plutôt vers l’évocation du quotidien, poursuivant une véritable démarche esthétique. Les éditions Sindbad (Actes Sud) ont publié en janvier 2021 son œuvre ultime, écrite alors qu’il luttait déjà contre la maladie : Le Royaume d’Adam qui possède un souffle épique inédit dans ses écrits antérieurs. Cet ouvrage se fait aussi anthologie de ses précédents poèmes, ce qui permet d’appréhender son travail, et l’évolution de celui-ci, dans sa globalité. 

Une nouvelle génération d’écrivains est apparue à l’aube du changement de millénaire, et bien qu’il soit toujours difficile d’accéder aux traductions françaises de leurs ouvrages, cela démontre que la littérature jordanienne s’épanouit désormais à la faveur d’un climat politique plus serein. Nous pourrions ainsi mentionner Jalal Barjas qui a reçu en 2021 le Prix international de la Fiction arabe pour Notebooks of the Bookseller, un roman choral, écrit pendant la pandémie, qui se déroule à Amman, Madaba et Moscou entre 1947 et 2019. Il décrit le sort d’un libraire qui va peu à peu sombrer dans la marginalité et la délinquance, un triste destin auquel va s’ajouter la voix de nombreux autres personnages. Par ailleurs poète et directeur du Jordanian Narrative Labatory, Jalal Barjas est l’un des écrivains les plus en vue de nos jours. Hisham Bustani, né en 1975, fait également l’objet de toutes les attentions, autant pour les sujets qu’il aborde dans ses contes fantastiques ou dans sa poésie, que par le talent qu’il possède de distordre la langue en brisant les codes. Mêlant habilement désenchantement et ode à la nature, s’affirmant volontiers comme cynique ou comme nostalgique, dépréciant l’amour et encensant la mort, ses œuvres (Ani l’hubbi wa l’mawt, Al-Fawda Rratiba lil wujud, etc.) ne laissent pas indifférent, et conquièrent désormais le monde anglo-saxon après avoir séduit le public arabe. Enfin, pour conclure avec un roman disponible dans notre langue chez L’Asiathèque, citons Fadi Zaghmout qui évoque la question du genre sur son blog et interroge la société dans L’Epouse d’Amman. Ce livre s’attarde en effet sur la vie de quatre jeunes filles et un garçon d’aujourd’hui, aux prises avec une tradition qui dicte tout autant leurs amours que leur ambition professionnelle.