L’alphabet au service des Saintes Écritures et des épopées
La langue écrite arménienne a pris naissance au Ve siècle de notre ère. Elle a été l’apanage du clergé dont les œuvres ont enrichi la littérature jusqu’au Moyen Âge. Ces lettrés se sont penchés tout d’abord sur la traduction des livres sacrés, pour élargir très vite leur étude à l’histoire et bien sûr à la théologie. Le IXe siècle sera celui de l’épopée, transcrivant la geste des héros nationaux, réels ou mythiques, comme l’épopée de Sassountsi David. Retenons le nom de Moïse de Khorène (Movses Khorénatsi) qui a transmis les chants populaires et les traditions de l’époque païenne dans une longue fresque, plus épique qu’historique, qui lui vaut d’être considéré comme l’Hérodote des Arméniens !
Une trinité littéraire
Devant la menace des invasions arabes puis turques et mongoles, les monastères tendent à devenir les principaux foyers culturels du pays. Le plus important probablement des lettrés de cette époque est le poète et religieux Grégoire de Narek (945-1010). Viendront Nerses le Gracieux (XIIe siècle), dont l’œuvre porte sur la poésie sacrée et la musique liturgique, et plus tard à Nerses de Lampron (XIIIe siècle), chantre de l’Arménie cilicienne. Cette trinité littéraire témoigne de la soif de connaissance et de l’esprit de tolérance de ces théologiens, œcuménistes convaincus qui plaidèrent en faveur d’un rapprochement entre chrétiens.
La période cilicienne (XIIe-XIVe siècles)
Cette période donne les signes d’un renouveau littéraire. On relève chez des écrivains comme Mkhitar Gosh ou Mkhitar Hératsi, une volonté de sortir des limites du religieux, de s’intéresser aux sciences, à la philosophie, à la médecine, au droit… Si, à cette époque, la langue des lettrés se rapproche de la langue parlée, le contexte politique ne lui laissera pas le temps d’accomplir sa mutation vers un savoir profane, émancipé de la tutelle religieuse.
Les lettres arméniennes s’exilent
Du XVe au XVIIe siècle, les poètes, fussent-ils des religieux, chantent l’amour et la nature, à l'image de Koutchak. Le XVIIIe siècle est une période sombre de l’histoire des Arméniens, tiraillés entre les Perses et les Ottomans. La production littéraire s’en ressent, contraignant les lettrés arméniens à fuir à Constantinople, à Venise, en Perse, à Rome, ou encore à Amsterdam là où il y a des imprimeries. À partir de ce moment, la culture arménienne se développe hors des terres ancestrales. Dans un pays qui n’est que ruine et désolation, fleurissent pourtant les trouvères (achough) tels Sayat-Nova, Djivani, Chirine, Tourindj, qui écrivent, il est vrai, plus souvent en turc et en persan, selon les cours princières qu’ils sont chargés de distraire. Les Arméniens vivant dans les régions orientales, sous domination turque ou persane, ne pourront réellement exprimer cette identité en gestation qu’avec l’apparition des Russes en Transcaucasie, au début du XIXe siècle.
Une renaissance
De nombreuses écoles sont créées, et Tiflis, majoritairement peuplée d’Arméniens jusqu’au début du XXe siècle, devient le centre de rayonnement de la culture arménienne, présente aussi à Moscou et Saint-Pétersbourg. Badganian, Chirmazanian, Nalbandian et tant d’autres sont les précurseurs de ce renouveau culturel qui s’accompagne d’une promotion de la presse, riche d’une vingtaine de journaux et périodiques en langue arménienne. Certains auteurs s’essaient aussi au théâtre, souvent sur des thèmes patriotiques et sociaux. Cette intelligentsia, très influencée par les courants de pensée européens, est à l’origine de la diffusion d’une langue arménienne moderne, épurée, et accessible au peuple. Mais c’est Khatchatour Abovian qui est considéré comme le principal artisan de ce renouveau littéraire et linguistique. Avec lui, la littérature s’ouvre à la langue parlée, épurée de ses nuances dialectales et unifiée, scellant la rupture avec la langue classique réservée aux moines et aux lettrés, qui creusait le fossé entre le peuple et le monde du savoir. En Arménie, une ville et de nombreuses rues portent son nom.
À Constantinople, des revues savantes vont s’attacher à l’épuration de la langue parlée de ses éléments trop dialectaux, marquant les prémices d’un vrai mouvement intellectuel au XIXe siècle. Des salons littéraires accueillent les passionnés des belles-lettres. On traduit beaucoup, surtout les auteurs français, répondant ainsi à la soif de connaissances et d’ouverture. Les romanciers et poètes arméniens de l'époque ont été tout naturellement influencés par le romantisme, comme dans toute l’Europe orientale. Citons par exemple Krikor Odian, le père Léonce Alichan et Hagop Baronian dont les pièces comiques sont encore jouées en Arménie…Lettres modernes
Au début du XXe siècle, le génocide constitue une tentative d’éradication de cette langue et de cette culture arménienne moderne, qui étaient aussi le vecteur d’une dignité nationale retrouvée. Les autorités ottomanes l’avaient bien compris, en désignant les intellectuels arméniens comme leurs premières victimes : le 24 avril 1915, quelque 200 intellectuels, dont les poètes Daniel Varoujan (1884- 1915), Siamanto (1878-1915), Roupen Zartarian (1874-1915) et Krikor Zorab (1861-1915) sont les premiers à être arrêtés pour être ensuite déportés et massacrés. Parmi ceux qui ont survécu, certains ont repris la plume écrivant souvent plus dans la langue de leur pays d'accueil qu'en arménien ; ce sont les écrivains de l’exil, de la diaspora. L’Arménie russe, devenue soviétique, se verra quant à elle imposer les canons littéraires du réalisme soviétique, mis à la sauce d’un nationalisme toléré. Écrivant dans la langue de la région, l’arménien oriental, ces auteurs, dont certains ont connu le tsarisme, puis l’indépendance et, enfin, le communisme, ont maintenu vaille que vaille le flambeau de la littérature nationale, dans une orthographe remaniée par les « grands prêtres » locaux de la culture soviétique, qui révulse les puristes. Citons les poètes et romanciers Hovannes Toumanian et Avetik Issahakian, les poètes Vahan Terian et Avedis Aharonian, ou encore les romanciers et novellistes Kostan Zarian et Chirvanzade. Évoquons également Yervant Odian, satiriste mémorialiste, les poètes Vahan Tékéyan et Medzarents, la romancière Sibil, Lévon Chanth, Hagop Ochagan, Zarifian, ou encore le poète et écrivain Krikor Beledian, qui réside et publie en France.