Omniprésentes dans le paysage
Vous ne verrez jamais autant de bananiers qu’aux Canaries. Grandes serres à Tenerife ou productions à ciel ouvert comme à La Palma, ces plantations occupent de nombreux plateaux et font partie du paysage rural, bordant routes et autoroutes, campagnes et montagnes et s’étalant jusqu’en bord de mer. Rien de surprenant dans ces paysages qui traduisent d’abord l’importance économique des bananes (plátanos en espagnol) pour les Canaries, mais aussi la longue histoire entretenue par ces îles avec cette production. Originaire d’Asie du Sud-Est, la culture de cette banane a été introduite aux Canaries par les Portugais au VIe siècle, après être passée par Madagascar, le continent africain puis les côtes méditerranéennes. Sa bonne acclimatation dans les îles Canaries conduira ensuite les Espagnols à l’introduire en Amérique, après la découverte du Nouveau Monde.
Le début d’une monoculture
Mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que son exploitation deviendra une monoculture pour les Canaries. Et ce, pour deux raisons essentielles. En premier lieu, l’adoption du statut de port franc en 1852 va permettre le libre commerce de ce produit sans barrière fiscale, et ce jusqu’à l’entrée en vigueur du marché unique européen. Second élément déterminant, l’exploitation de ce marché par des compagnies anglaises qui vont contrôler sa production et son exportation vers le continent européen, essentiellement la Grande-Bretagne, en mettant en place toute la logistique nécessaire jusqu’à l’installation en 1888 d’une ligne de transport régulière via un bateau à vapeur exportant depuis Las Palmas de Gran Canaria vers le port de Londres. Au XXe siècle, l’entrée dans l’Union européenne s’est traduite par une concurrence nouvelle pour les bananes canariennes, notamment avec l’entrée en vigueur en 1993 de l’OCM de la banane qui met fin à un marché réservé avec l’Espagne mis en place depuis 1972 et qui favorisait les produits canariens. Toutefois, conformément aux textes de l’Union européenne, la production de plátanos canariens bénéficie d’une préférence de commercialisation au sein du marché européen, tout comme les bananes de Madère, de la Martinique et des pays de l’ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Concrètement, les importations vers la zone euro en provenance des autres pays du monde sont limitées à 50 %, avec comme objectif de diminuer la diffusion de la banane peu chère en provenance de l’Amérique centrale et souvent appelée « banane dollar ». Mais après une période d’incertitude, le marché canarien s’est adapté à cette nouvelle donne grâce à de fortes campagnes publicitaires mettant en valeur les avantages de son produit, notamment en direction du marché espagnol.
Première production agricole en volume
Avec plus de 9 000 hectares de surfaces cultivées en 2018, la banane canarienne se situe à la deuxième place des productions canariennes, après la vigne et avant la pomme de terre, mais elle reste à la première place en ce qui concerne le volume de production, avec une moyenne annuelle dépassant souvent les 400 millions de kg. C’est pour l’essentiel un produit d’exportation puisque seuls 8 % de cette production sont consommés dans les îles, le reste étant avant tout exporté vers l’Espagne métropolitaine. Si elle ne contribue que pour 1 % au PIB canarien, elle n’en rapporte pas moins environ 115 € millions d’euros par an et fait vivre plus de 15 000 personnes, de manière directe ou indirecte, de la cueillette à la distribution. Elle est cultivée dans toutes les îles à l’exception de Fuerteventura, les principales bananeraies se situant à Tenerife (48 % de la production) et notamment dans la vallée de la Orotava, qui dans le nord de Tenerife, représente à elle seule près de 30 % des plantations canariennes et dont le paysage a été totalement modifié par ces bananeraies. Les zones basses des îles de La Palma et de Gran Canaria sont aussi de grosses zones de production avec des pourcentages respectifs de 38 et 17 %. Elle est enfin présente, mais de manière résiduelle, à La Gomera et à El Hierro.
Plátano versus banane
D’origine asiatique, cette banane de la variété Cavendish (Musa acuminata) est aussi appelée banane naine, bien que sa taille ne soit petite que par rapport aux variétés africaines et antillaises, plus consommées en Europe. Précisons que, malgré sa taille, le bananier n’est pas un arbre, mais simplement un rhizome, c’est-à-dire rien de moins que la plante la plus grande du monde. Le bananier canarien est cependant moins imposant que ses cousins africains et antillais, mais aussi moins demandeur d’eau. Sa récolte a lieu tout au long de l’année. Ce sont les bonnes conditions de culture, température d’environ 25 °C, plantation à moins de 300 mètres de hauteur, bonne luminosité et composition idéale du sol qui ont conduit à son acclimatation aux Canaries. Et depuis 2013, cette banane bénéficie d’une appellation géographique protégée (IGP) « Plátano de Canarias » qui est gérée par l’Asprocan, une association qui regroupe plus de 8 200 producteurs indépendants. Et s’attache à en valoriser ses particularités par rapport à la banane : saveur plus douce, texture plus juteuse, mûrissement plus lent (6 mois pour le plátano contre 3 mois pour la banane), plus grande concentration de vitamines A, B2, B6, C, double de pectine, apport plus grand en phosphate et en potassium et contrôles phytosanitaires plus exigeants. Comme vous le remarquerez au cours de votre voyage, le plátano canarien est consommé comme un fruit, mais intervient aussi comme ingrédient dans des plats salés comme la banane frite, la banane accompagnée de gofio (farine de céréales), etc. Parfois intégré à la sangria locale, le plátano pourra aussi s’apprécier en liqueur, au goût très sucré.
S’il reste toujours très apprécié aux Canaries et en Espagne, ce plátano se voit confronté à un nouveau défi depuis quelques années, trouver de nouveaux débouchés. Car depuis les années 2016 et 2017, ses récoltes exceptionnelles n’ont pas toujours été une bonne nouvelle puisqu’il a fallu détourner de la vente environ 17 millions de kg (dons aux banques alimentaires, nourriture pour le bétail…) afin d’éviter une chute des prix. Les marchés prospectés (Maroc, Suisse, Royaume-Uni) le sont encore de manière réduite. Un défi que rend encore plus ardu la baisse croissante des aides européennes aux bananes d’outre-mer.